par Henri Labayle, CDRE
On ne peut qu’être étonné de la compassion provoquée par le spectacle dramatique que nous infligent les eaux du sud de la Méditerranée, au large de Malte comme de l’ile de Lampedusa. Interroger Google en tapant le nom de cette île aux eaux paradisiaques ne fait plus surgir des listes d’hôtel mais le sinistre décompte de centaines de morts et de disparus, souvent femmes et enfants de familles dévastées.
Sans que l’émotion de l’opinion publique italienne et européenne soit feinte, elle n’en est pas moins aveugle et sourde. Voici bien longtemps que des plages espagnoles à celles de Lampedusa ou au canal de Sicile, des drames abominables se jouent dans une parfaite indifférence, hormis celle des ONG et des chercheurs attachés à décrire l’impasse des sociétés occidentales face à la pression migratoire. Faut-il pour autant ouvrir le procès (facile) de l’Union européenne, de ses dirigeants, de ses agences comme Frontex ? Rien n’est moins certain.
Réalités
La chose n’est pas nouvelle, loin de là. Les routes de l’immigration irrégulière sont mortelles et la Méditerranée en est une illustration permanente. Il y a à peine un an, à Lampedusa aussi, des faits analogues suscitaient une réprobation générale identique dans son contenu sinon son intensité. Auparavant, en 2011, lors du Printemps arabe, les mêmes causes engendraient les mêmes drames, sans réponse audible. Pourtant les faits comme le droit ne souffrent guère de contestations.
1. L’observation de la réalité s’est affinée aujourd’hui. Nul ne peut prétendre ignorer à la fois la montée en force de la pression venue du Sud mais aussi l’augmentation des risques liés aux évolutions politiques jetant des dizaines de milliers de personne sur les routes de l’immigration irrégulière. Ces routes, en perpétuelle mutation devant les réactions occidentales, sont parfaitement connues et le travail remarquable d’ICMPD permet d’en prendre conscience, pour peu que l’on ait la patience de lire la carte interactive de ces routes .
Les chiffres sont tout aussi parlants et parfaitement connus de la société européenne. Depuis 2011 et le printemps arabe, Malte et le sud de l’Italie sont devenus une destination privilégiée de nombreux migrants en provenance d’Asie, d’Afrique et du Proche-Orient. Cette nouvelle génération de « boat people » a focalisé l’attention sur l’ile de Lampedusa et la route du centre de la Méditerranée empruntée par ce nouvel exode. Sa projection dans l’actualité masque une autre réalité : en fait, à peine 10 % de l’immigration clandestine vers l’Union européenne emprunte la voie maritime. Son immense majorité préfère en effet la voie terrestre ou aérienne, par exemple au départ d’un low-cost de la Turquie.
La traversée de la Méditerranée est donc souvent la dernière ressource des plus démunis, proies faciles des trafics d’êtres humains. L’Italie a vu ainsi arriver en 2011 près de 62 692 migrants, dans une ambiance de controverses liées à la fois au non respect de ses obligations d’accueil et de sérieux vis-à-vis du dispositif Schengen.
L’année 2012 a permis de constater un léger tassement, selon le HCR, car environ 15 000 migrants et demandeurs d’asile étaient arrivés par la mer en Italie et à Malte (13 200 et 1 800 respectivement). La pression s’est établie à nouveau dès 2013, puisque, toujours selon le HCR, le nombre total d’arrivées en Italie jusqu’au 6 septembre 2013 s’est élevé à 21 870 personnes, dont 5 778 Erythréens, 3 970 Syriens et 2 571 Somaliens, la part des ressortissants syriens allant crescendo. On notera par parenthèses que la pression des événement autour du bassin méditerranéen est telle que la Turquie, voisine de la Syrie, a reçu 20 000 demandes d’asile en 2012 et que 258 200 ressortissants syriens y bénéficient actuellement d’une protection temporaire en Turquie…Quoi qu’il en soit, l’origine des migrants en question est déjà par elle même une indication sur la nature de la migration en cause.
2. D’où une interrogation légitime sur la nature des réactions attendues pour faire face à un afflux d’une telle ampleur.
En premier lieu, évidemment, l’estimation du HCR selon laquelle, pour la seule année 2011, environ 1500 personnes sont mortes ou ont disparu en mer renvoie à l’essentiel : le droit à la vie. Garanti par l’article 2 de la CEDH et son homologue de la Charte des droits fondamentaux, son respect se pose en des termes particuliers en droit de la mer.
Le devoir en aide aux personnes en danger sur l’espace maritime est l’un des plus sacrés qui soit et l’on sait qu’il est règlementé par le droit international. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, dans son article 98 intitulé « Obligation de prêter assistance », impose aux navires portant pavillon d’un Etat partie de porter assistance aux naufragés et de mettre en œuvre un service de sauvetage efficace. Le texte est renforcé par des dispositions précédentes de la Convention internationale de 1974 pour la Sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS, International Convention for the Safety of Life at Sea) et la Convention internationale de 1979 sur la Recherche et le sauvetage maritimes (SAR, International Convention on Search and Rescue) qui soulignent ce devoir d’assistance (voir HCR et Organisation maritime internationale (OMI), Sauvetage en mer : Guide des principes et des mesures qui s’appliquent aux migrants et aux réfugiés, septembre 2006).
C’est bien leur respect qui pose problème. La Cour européenne des droits de l’Homme a ainsi eu l’occasion de condamner l’Italie, dans un arrêt Hirsi Jamaa c. Italie du 23 février 2012, en lui rappelant ce qu’impliquait le fait d’exercer sa « juridiction » sur un navire battant son pavillon et recueillant des naufragés en haute mer, nous en avions traité. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe n’a pas hésité, elle, à se pencher au fond (Vies perdues en Méditerranée : qui est responsable ? doc. 12895 du 5 avril 2012). Etait en cause le cas d’un navire de migrants ayant quitté les cotes libyennes avec 72 personnes à bord et à les regagner avec seulement 9 passagers survivants au bout de deux semaines, ses signaux de détresse ayant été ignorés par divers avions, bateaux et hélicoptères, de l’OTAN ou d’Etats militairement impliqués dans l’intervention en Libye.
Ici, dans le naufrage de Lampedusa, c’est évidemment encore ce droit qui est en cause, les rescapés ayant fait expressément état de plusieurs navires ayant refusé de les assister.
La protection internationale due à ceux qui la demandent, ensuite, appelle le jeu du principe de non-refoulement. Il forme le cœur des obligations contenues par la Convention de Genève sur les réfugiés, à laquelle l’article 78 TFUE et l’article 18 de la Charte se réfèrent. S’y ajoutent les obligations positives liées au respect de l’article 3 CEDH précisément visé par la Cour européenne dans son arrêt précédemment cité, Hirsi Jamaa, puisque l’Italie y était mise en cause pour son renvoi de demandeurs vers la Libye.
D’où l’extrême complexité de telles situations, mêlant à la fois opérations de contrôle des frontières extérieures maritimes de l’Union, opérations d’assistance et de sauvetage en mer et opérations de protection internationale, le tout au contact de personnes privées (navires de pêche ou de commerce) ou publiques (gardes frontières, marines militaires) d’un ou plusieurs Etats au sein de Frontex. Elle appelle précisions et clarifications du droit positif.
Quand les observateurs comprendront-ils que la Cour de justice dans son arrêt C 355 10 annulant la décision d’exécution 2010/252 n’a pas tranché pour autant le fond des questions relevant de la notion de « surveillance aux frontières extérieures maritimes de l’Union » selon le Code frontières Schengen, y compris celle de la ligne de partage entre compétences nationales et compétence de l’Union …
Responsabilités
S’il est de bon ton, comme on le lit et l’entend dans les médias commentant ce drame, de fustiger l’Union européenne pour son indifférence égoïste et son impuissance chronique, un peu de mesure est nécessaire, ne serait-ce que pour indiquer à quel point la responsabilité des Etats est écrasante. Séparer la réflexion sur les questions d’assistance et de sauvetage en mer et celle de la protection permet de le comprendre.
1. En premier lieu parce que la gestion des frontières extérieures de l’Union demeure l’affaire des Etats membres qui ne sauraient s’exonérer de cette responsabilité première. On passera sur les ressources insondables des autorités italiennes qui firent un temps du leader libyen Kadhafi le premier de leurs gardes frontières, ce dernier poussant l’esprit de collaboration jusqu’à reprendre les migrants que ses trafiquants d’êtres humains envoyaient sur mer. Ou sur la tentative des autorités italiennes de déclarer Lampedusa « port dangereux » afin d’en interdire tout accès. Ou encore sur leur incapacité à tirer les leçons des évènements de 2011…
Restent des réalités, justement dénoncées. Celles d’une législation italienne pénalisant les opérations d’assistance aux migrants et dissuadant ainsi, de leur propre aveu selon l’enquête de l’Agence européenne des droits fondamentaux, les pêcheurs d’accomplir leur devoir de gens de mer, de la loi Bossi-Fini aux mesures Dalo. Prétendument abrogées aujourd’hui, elles n’en jouent pas moins un rôle dissuasif particulièrement important.
Celles aussi d’une législation et d’une administration nationale du problème qui ne sont pas à la hauteur des besoins d’un Etat de première ligne sur le front migratoire : inadaptation des centres de rétention, manque flagrants de moyens, absence de prise en charge et de contrôles sont autant d’indices de l’inadaptation structurelle de l‘Etat concerné à faire face. Face à des symptômes rappelant la pente sur laquelle la Grèce s’engagea autrefois, l’Union européenne demeure silencieuse.
2. La réponse de l’Union ne saurait pour autant se réduire à l’émotion (réelle) du président de la Commission et de la Commissaire en charge du dossier face aux cercueils de Lampedusa. Elle impose de jeter un regard critique à la fois sur les orientations prises et sur l’absence de solidarité manifestée ici.
Au premier chef, le procès de l’Europe forteresse s’est ouvert immédiatement, mettant paradoxalement en cause l’efficacité grandissante du dispositif de contrôles aux frontières extérieures. Débat sans réponse, passant outre les aspirations des populations des Etats membres au repli sur elles-mêmes et qui inspirent la surenchère de leurs gouvernants. En réalité, la question n’est pas posée à Lampedusa. Celle-ci est basique, bien plus élémentaire puisque traitant de la survie et de la persécution des victimes qui s’y présentent.
C’est en cela que ce drame est exemplaire, fait de la vie de syriens fuyant la guerre civile et les massacres organisés par leur propre Etat, Etat dont les populations de Somalie ou d’Erythrée n’ont plus qu’un vague souvenir. La situation des naufragés de Lampedusa ne relève donc pas des ressorts d’une politique migratoire ouverte ou pas mais du devoir humanitaire le plus élémentaire qui soit.
Deux cent pour cent d’augmentation des demandes de protection de ressortissants syriens en une année, selon le dernier rapport du Bureau européen d’asile …La somalisation progressive du territoire libyen ouvre donc une brèche béante dans le voisinage de l’Union dont profitent les bandes et trafiquants en tous genres. Or, l’Union s’avère incapable de répondre à cet enjeu majeur, celui de la vie et de la mort de centaines de personnes fuyant la persécution.
Cette incapacité à assumer l’essentiel par les Etats membres de l’Union se reflète dans les débats du Conseil des ministres JAI tenu au lendemain du naufrage, les 7 et 8 octobre. Campant sur leurs positions et convenant d’un « groupe d’étude » à la demande du gouvernement italien, ils ont benoitement exprimé leur émotion, souligné leurs préoccupations à l’encontre de la situation en Syrie et se sont accordés pour reprendre le dialogue avec les Etats tiers, tout en s’indignant de la place laissée aux trafiquants d’êtres humains…
Lorsque les choses sérieuses ont été évoquées, par exemple à l’évocation du principe de solidarité intra européen posé par le traité de Lisbonne, il a suffi à la Suède, à l’Allemagne et à la France de rappeler qu’elle prenaient plus que leur part de la charge commune pour que cesse les interrogations. Qui sait en effet qu’à peine 5 ou six Etats membres assument l’essentiel des demandes de protection, ce que confirme Eurostat : la République fédérale d’Allemagne (21 065 soit 6 000 de plus par rapport à 2012), la France (15 970), la Suède (9 720), le Royaume Uni (7 155) et Belgique (5 880) …
Pourtant, les questions de principe demeurent. En premier lieu, la faillite de la politique externe en matière JAI trouve ici une occasion supplémentaire d’être stigmatisée. L’actuelle déstabilisation politique de pans entiers du bassin méditerranéen ne reçoit aucune réponse particulière de l’Union en matière d’asile et d’immigration. Au mieux quelques millions d’Euros changeant de ligne budgétaire, au pire quelques bonnes paroles.
En second lieu, la stigmatisation médiatique de Frontex à laquelle donne lieu la crise de Lampedusa laisse perplexe. Loin d’être combattu, le développement des agences en matière d’asile et d’immigration et d’asile doit être compris et encouragé. S’il est vrai que le Bureau européen d’asile se montre à la hauteur du manque d’ambition de ses créateurs, tel n’est pas le cas de Frontex. Les analyses de risque qu’elle opère et qui participent à une meilleures connaissance de ceux qu’encourent les migrants eux-mêmes, l’intégration progressive des critères liés au respect des droits fondamentaux dans son action opérationnelle ne méritent pas l’excès d’indignité dont elle est l’objet.
Enfin, la complexité de la situation interdit les amalgames rapides. L’existence d’un système de contrôle et de surveillance aux frontières extérieures de l’Union n’est ni dangereuse ni inutile en soi. Seule, l’utilisation que l’on en fait et les précautions mises à son usage réclament réflexion.
L’accord des députés européens sur Eurosur, ce 10 octobre, en est l’occasion. Eurosur a pour objectif d’améliorer la gestion des frontières terrestres et maritimes extérieures de l’UE en multipliant les échanges d’informations entre États membres et avec Frontex. Cela inclurait le partage de données et d’informations en temps réel entre diverses autorités et outils de surveillance, tels que les satellites ou les systèmes de comptes rendus des navires, par le biais d’un réseau de communication protégé. Indépendamment des questions relatives à la protection des données, c’est là potentiellement un formidable outil susceptible de prévenir la réédition de drames comme ceux de Lampedusa. Relier les mécanismes de sauvetage en mer et la surveillance des frontières est une évidence que l’Agence des droits fondamentaux a raison de mettre en avant, tout comme il est impératif de placer les droits fondamentaux au coeur de l’accueil humanitaire.
C’est dire à quel point la simplification des débats empêche de mesurer l’ampleur de la tâche.