Maxime Barba, EDIEC
« Les juridictions nationales devraient toujours avoir à l’esprit que le principe de sincère coopération qui sous-tend la procédure prévue à l’article 267 TFUE s’applique de manière réciproque. Elles devraient aider la Cour… à les aider ». Ainsi s’achèvent les sévères conclusions, toutes contemporaines, de l’avocat général M. Nils Wahl dans une affaire Davide Gullota (C-497/12), dont le fond ne sera pas examiné ici, si tant est qu’il le soit par la Cour de Justice elle-même.
Force est en effet d’admettre que les positions cinglantes de l’avocat général doivent être entièrement approuvées, en termes de compétence de la Cour comme de recevabilité des questions posées par le juge de renvoi.
Révolu le temps de la générosité dans l’examen de la recevabilité des demandes, « on peut désormais se demander si la Cour ne devrait pas adopter une position plus rigoureuse sur ces questions » (pt. 3). Et c’est assurément à une position plus rigoureuse – c’est peu dire – que l’avocat général va tenter d’amener le juge européen, dans un réquisitoire inflexible à l’égard de la juridiction de renvoi. Bien que rendues dans une hypothèse foncièrement étrangère à l’ELSJ, de telles conclusions méritent pourtant d’y être relayées. Il suffit à cet égard de relever, notamment en matière de coopération judiciaire civile, une propension au délaissement de la forme du renvoi préjudiciel au profit du fond, lequel soulèverait de plus nobles problématiques (v. les conclusions très récentes rendues dans les affaires CdC Cartel et Gazprom, les questions de recevabilité des demandes et de compétence de la Cour y étant généreusement considérées).
Il est d’abord sobrement rappelé l’exigence de coopération nécessaire dans le cadre de la procédure préjudicielle (pt. 1), exigence qui prend un sens particulier au regard de l’augmentation de telles procédures et de l’exploration de terrains juridiques jusqu’alors inconnus (pt. 2). A un tel rappel, succède la méticuleuse explication de la différence existant entre « la compétence de la Cour au titre de l’article 267 TFUE et la recevabilité des demandes de décision préjudicielle » (pt. 15). La confusion semblait en effet régner dans l’esprit des parties à la cause – confusion qui s’explique partiellement par l’incohérence passée de la Cour de Justice sur ces difficultés (pt. 15). S’ensuit une démonstration minutieuse de la distinction théorique (pts. 16 à 24), même si « la différence entre défaut de compétence et irrecevabilité ne doit pas être exagérée étant donné que, en pratique, ils aboutissent tous deux au même résultat », soit le rejet de la demande sans examen au fond (pt. 25). Sans surprise, un tel résultat sera préconisé pour chacune des questions préjudicielles soumises par la juridiction de renvoi.
Ainsi, la première question, si tant est qu’elle ne soit pas considérée comme retirée (pts. 26 à 29), ne tomberait en tout état de cause pas dans le giron de la Cour de Justice, dont la compétence serait « par le moins douteuse » (pt. 44). La difficulté réside dans la caractérisation, par la juridiction de renvoi, de l’aspect transfrontalier de la procédure pendante devant elle, dans la mesure où est notamment invoquée la liberté d’établissement. L’avocat général restitue scrupuleusement, selon une analyse spectrale, l’évolution globale de la Cour sur une telle appréhension (pts. 31 à 44). D’une position relativement permissive, la Cour ayant « quelquefois assis sa compétence sur de simples présomptions » (pt. 34), le juge européen parait avoir atteint une position plus rigoureuse (pts. 36 et ss), laquelle aurait été consacrée par l’arrêt Airport Shuttle Express e.a (CJUE, 13 fév. 2014, aff. jtes. C-162/12 et C-163/12, v. spéc. pts. 41 et ss). Cet arrêt aurait depuis fait des émules (pts. 39 à 42). Il en découle que « la Cour exige désormais des juridictions de renvoi qu’elles fournissent une explication plus compréhensible et étayée des raisons pour lesquelles elles estiment que la Cour est compétente » (pt. 43). Or, dans l’affaire au principal, « l’ordonnance de renvoi ne fait référence à aucun élément transfrontalier », pas plus qu’elle ne fournit « d’informations quant à la raison pour laquelle une interprétation de l’article 49 TFUE pourrait néanmoins être utile à la résolution du litige » (pt. 45). La compétence de la Cour sur cette première question apparait donc exclue.
Concernant la deuxième question, si la compétence de la Cour parait fondée (pts. 51 à 64), bien que son établissement apparaisse une nouvelle fois chaotique au regard de l’ordonnance de renvoi (pt. 57), la recevabilité de la question, ayant substantiellement trait à la Charte des droits fondamentaux, est quant à elle incertaine. Et pour cause, « l’ordonnance de renvoi n’explique pas, même de manière succincte, la raison pour laquelle la juridiction de renvoi considère que l’interprétation de l’article 15 de la Charte est nécessaire aux fins de la résolution du litige dont elle est saisie », se contentant « d’affirmer qu’elle a des doutes » (pt. 68). Ceci en dépit de l’affirmation continue de la Cour de Justice selon laquelle, dans le cadre de la procédure préjudicielle, il incombe au juge national de définir « le cadre factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions qu’il pose ou que, à tout le moins, il explique les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées » (pt. 65). Or, l’ordonnance de renvoi ne satisfait pas à ce « minimum d’explications » (idem ; pts. 73 et s). La recevabilité de la question, dénuée de toutes précisions contextuelles, semble dès lors aléatoire. De même, la troisième question, articulée au regard des règles européennes de la concurrence, présente une recevabilité tout aussi douteuse. Ainsi, en dépit des problématiques qu’elle soulève, « aucune explication d’aucune sorte n’est fournie » dans l’ordonnance de renvoi, si bien qu’ « il est donc impossible de comprendre pourquoi ou comment les articles 102 et 106 TFUE pourraient s’opposer à une législation nationale telle que celle en cause » (pt. 83). Ceci alors même que l’on connait la complexité des affaires concurrentielles et la nécessité corrélative d’en retranscrire fidèlement le cadre factuel et réglementaire, ainsi que la Cour l’a récemment rappelé (CJUE, 13 fév. 2014, Airport Shuttle Express e.a., aff. jtes. C-162/12 et C-163/12, v. spéc. pt. 38). Ce dont il découle, une nouvelle fois, l’irrecevabilité de cette dernière question préjudicielle (pts. 84 et 85).
Les conclusions auraient pu s’achever ainsi. Qu’à cela ne tienne, quelques remarques finales paraissent de mise (pts. 88 et ss). Peut-être faut-il y voir la traduction d’une exaspération croissante des avocats généraux à la Cour dont la mission n’est résolument pas de délivrer des consultations juridiques sur des appréhensions hypothétiques. Un bilan de l’année 2014 est ainsi dressé des questions préjudicielles affectées de maux à même d’exclure leur examen au fond, maux qui sont essentiellement proches de ceux analysés dans l’affaire en cause (pt. 88). Est particulièrement pointée une pratique de la question préjudicielle imprécise et générale, laquelle se manifesterait, synthétiquement, selon deux modalités : l’une consistant, sur le mode de l’intuition, à faire mention de doutes quant à la compatibilité du droit national avec son homologue européen, sans désignation concrète de dispositions spécifiques au sein de ce dernier ; l’autre consistant, à l’inverse, à évoquer un nombre conséquent de dispositions du droit de l’Union en espérant faire mouche, sans par ailleurs caractériser l’atteinte qui leur serait portée (pt. 89). « Cette pratique n’est pas acceptable », en tant que source d’un « important gaspillage de ressources » (pt. 90). Et de rappeler, en point d’orgue de ses conclusions, qu’il incombe au juge national, ce gardien de l’ordre juridique de l’Union, désigné comme tel par le TUE, d’être attentif aux limites auxquelles les traités soumettent les activités de la Cour, limites qui sont appréhendées avec plus de rigueur qu’elles ne l’ont été (pts. 91 à 93). Ceci alors même – là est l’ironie – que ladite « Cour est disposée à faire de son mieux pour aider les juridictions nationales à remplir leur fonction judiciaire au sein de l’ordre juridique de l’Union » (pt. 92).
Entre incompétence et irrecevabilité, le succès du renvoi préjudiciel opéré dans cette affaire apparait pour le moins… compromis. Au fondement de la procédure préjudicielle, le principe de coopération, énoncé en ouverture de ces conclusions, devient ainsi, au fil de la démonstration, le « principe de sincère coopération ». Cette sincérité enjointe aux juges nationaux doit trouver un écho raisonnable dans la politique jurisprudentielle de la Cour de Justice, lorsqu’elle apprécie le périmètre de sa compétence ou la recevabilité de la question qui lui est posée à titre préjudiciel. La rigueur dans le cadre d’une telle appréciation semble être la contrepartie de l’exigence de sincérité, à défaut de quoi les renvois préjudiciels continueront sur le mode vague et imprécis qui les caractérise trop souvent. Il a été dit de la sincérité qu’elle « n’a jamais tant d’éclat que lorsqu’on la porte à la cour des princes, le centre des honneurs et de la gloire » (Montesquieu, Eloge de la sincérité). Plus modestement, espérons qu’elle puisse trouver efficacement sa place devant la Cour de Justice, afin de donner un second souffle au mécanisme préjudiciel.