par Henri Labayle, CDRE
A en croire la traduction juridique des discours ambiants, une page semble se tourner. Celle où les démocraties prétendaient encore répondre au terrorisme par l’usage du droit commun et l’intervention du juge ordinaire.
Législation d’exception et régime d’urgence sont désormais présentés comme une réponse normale à la violence aveugle qui cible la société. Il n’y a là rien de nouveau. Du Royaume Uni aux Etats Unis d’après le 11 septembre, les grandes démocraties ont souvent cédé à cette propension, sans pour autant que le balancier reprenne exactement depuis la place qu’il avait quittée.
La surprise vient donc d’ailleurs. Du juge suprême vers lequel le juriste se tourne d’ordinaire pour garantir l’essentiel. Sans (encore …) de procès d’intention à l’encontre du juge constitutionnel interne, la lecture d’un arrêt de chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme, le 20 octobre dernier, dans l’affaire Sher et autres c. Royaume Uni, interpelle. La chambre y énonce benoîtement que « terrorist crime falls into a special category » (§149). Son affirmation invite à la réflexion, sur le jeu des mots comme celui des acteurs en cause.
I – Jeux de mots
Le choix de l’arme juridique en réponse à la criminalité terroriste contemporaine, interroge. Il plonge l’observateur dans le doute quant son usage et à la puissance des mots employés.
a. Jamais autant que depuis une vingtaine d’années l’empilement des strates législatives anti-terroristes n’a été aussi massif, chaque attentat recevant en retour une stigmatisation supplémentaire, en droit interne comme européen. La loi 2014-1353 relative au terrorisme tout comme la loi 2015-912 relative au renseignement sont les derniers avatars de cette option politique consistant à brandir la règle comme un bouclier destiné à rassurer une opinion publique déstabilisée.
Le droit de l’Union n’échappe pas à cette pente, qui vient d’annoncer une proposition (COM 2015 625) de directive se substituant à la décision cadre 2002/475/JAI du Conseil relative à la lutte contre le terrorisme. Principale nouveauté, outre une mise à niveau internationale, l’incrimination de toute une série d’infractions liées au terrorisme dont « « certains actes préparatoires, tels que l’entraînement et le fait de se rendre à l’étranger à des fins terroristes ainsi que le fait de se rendre complice d’actes terroristes, d’inciter à les commettre et de tenter de les commettre ».
Pour quel effet concret ? Quel est en définitive l’impact réel d’une telle inflation textuelle sur la lutte anti-terroriste, si tant est qu’elle a bien pénétré le droit de tous les Etats membres ? Passer au tamis de ces propositions ce que l’on sait aujourd’hui des modes de réalisation des attentats de Paris, en janvier comme en novembre, permettrait-il de se rassurer a posteriori ? Les auraient-elles empêchés ? Rien n’est moins certain.
En revanche, cette agitation normative possède un effet d’entrainement incontestable, celui de l’accoutumance à un droit d’exception et de la banalisation des transgressions qu’il implique. Peut-être, d’ailleurs, est-ce là simplement ce que veut signifier le paragraphe 149 de l’arrêt de la CEDH en semblant considérer comme normale cette rupture entraînée par la « spécialisation » des catégories.
D’abord, ce mouvement est en rupture avec le mouvement profond du droit européen relatif à la lutte contre le terrorisme. Depuis le milieu des années soixante dix, 1976 précisément avec la Convention européenne sur la répression du terrorisme, un accord profond lie les Etats européens quant à la conduite à tenir. Nier la singularité politique de cette violence, lui refuser un statut et une qualité politique autorisant un privilège quelconque dans sa répression ou dans la coopération entre Etats, en bref lui opposer la loi pénale, telle était la ligne commune. Elle présentait deux utilités immédiates : user de l’arsenal pénal, y compris en aggravant la force de sa rigueur, et disqualifier la cause comme l’auteur du crime aux yeux du corps social, pour éviter toute dissémination.
La boursouflure des propos tenus en France sur la « guerre » que nous mènerions au terrorisme, peu appréciée par nos partenaires européens, n’est pas qu’effet d’estrade ou confusion entre le Mali et le Stade de France. Elle infléchit cette option de fond des trente dernières années. Tout comme l’usage désormais répandu du terme « combattants » attribué sans nuance à ceux qui sont et devraient demeurer avant tout des criminels au sens pénal du terme. Les « foreign fighters » sur lesquels, enfin, l’Union européenne se penche aujourd’hui mèneraient-ils donc un combat, une « guerre » ? Si oui, celle-ci est-elle identique en Syrie et au Bataclan ? Si oui, pourquoi et comment cette même Union peut-elle prétendre mobiliser la loi pénale pour y répondre ?
Donner ainsi raison, au moins sur le plan sémantique, à la revendication du criminel en acceptant de se placer sur le terrain qu’il a lui même choisi lorsqu’il met en avant son « combat », n’est pas sans conséquence. L’impuissance du droit pénal à s’opposer à ce « combat » risque de conduire alors à ce que, précisément, l’on entendait éviter : donner un sens, une légitimité à des formes de criminalité aveugles au point de voir leur auteur en devenir lui même une victime sacrificielle…
Le prurit juridique pallierait alors l’absence de réflexion politique. Celle-ci devrait pourtant être une priorité, menée en profondeur. Que ce soit à propos du traitement technique autant que démocratique d’une criminalité sans précédent qui porte massivement la nationalité de nos Etats membres, la déstabilisation de nos constructions nationale et européennes est considérable. Indifférent au châtiment pénal, puisque disparaissant avec ses victimes, ce terrorisme d’une forme nouvelle peut-il faire l’objet d’une politique criminelle adaptée, de formes de réinsertion sociale indispensables, vue l’extrême jeunesse des individus ?
b. L’effet de brouillage dans lequel la criminalité terroriste plonge les sociétés européennes est l’une de ses conséquences les plus perverses, tant elle attente à leurs certitudes.
Une chose est, en effet, de considérer, comme le droit de la CEDH le fait depuis toujours, que le terrorisme est porteur d’une menace pour la société d’une gravité telle qu’elle légitime sa riposte, une autre est d’avancer dans l’arrêt Sher qu’il constituerait désormais en droit une « catégorie spéciale ».
Tout comme les lois d’exception initialement réservées au terrorisme se voient ensuite emprunter les facilités qu’elles procurent par des textes relatifs à d’autres formes de criminalité, ici la formule jurisprudentielle inquiète. Serait-elle annonciatrice demain, d’une jurisprudence plus permissive relative à cette « catégorie » ?
En l’espèce, trois pakistanais détenus par les autorités britanniques dans le cadre d’une opération antiterroriste se plaignaient d’une atteinte à l’article 5 §4 CEDH, c’est à dire du droit à contester la légalité de leur détention, lors de certaines audiences et devant le silence gardé quant à des éléments de preuve les incriminant.
A cette occasion, les termes employés par la Cour sont lourds de sens, indépendamment des faits de la cause.
Prétendant rappeler ce qui est en fait, à notre connaissance, une première (however, as the Court has explained, terrorist crime falls into a special category ), la Chambre estime que l’article 5 CEDH « should not be applied in such a manner as to put disproportionate difficulties in the way of the police authorities in taking effective measures to counter organised terrorism in discharge of their duty under the Convention to protect the right to life and the right to bodily security of members of the public ».
Chacun le sait, les droits intangibles garantis par la Convention, ne souffrent d’aucune atteinte dans la lutte contre le terrorisme. Avec un courage certain dans des épisodes récents, la Cour l’a assumé tant à propos des risques individuels encourus en cas d’éloignement qu’à propos du comportement de certains Etats parties eux même. Il est bon de rappeler qu’elle fut parfois bien seule à cet égard.
Il reste que certains droits tirés de la CEDH, ceux notamment relatif au droit au juge et à la liberté, peuvent subir des restrictions graves en matière d’anti-terrorisme, ce que la Cour admet.
Ainsi par exemple, deux semaines après les attentats de 2005 à Londres, le refus d’assistance par un avocat fut-il validé par la Cour européenne en décembre 2014, dans l’affaire Ibrahim et autres c. Royaume Uni. Elle le fit en toute conscience, sur la base d’un faisceau d’indices et notamment parce qu’il existait des « raisons impérieuses » de procéder ainsi, en retardant provisoirement l’accès à un avocat au vu des circonstances du moment, devant la crainte d’autres attentats. Que l’affaire ait été depuis portée en grande chambre ne change rien au raisonnement : la Cour ne conclut pas pour autant à l’existence d’une « catégorie spéciale » justifiant l’ingérence mais raisonne essentiellement au vu des raisons impérieuses.
Tel n’est pas le cas dans l’affaire Sher où la Cour estime que l’article 5 § 4 ne peut être invoqué pour exclure la tenue d’une audience à huis clos – en l’absence du détenu ou de son avocat – consacrée à la présentation de sources d’information confidentielles étayant les pistes d’investigation des autorités, et qu’il ne peut être appliqué d’une manière qui causerait aux autorités de police des difficultés excessives pour combattre par des mesures adéquates le terrorisme organisé. Ces justificatifs, admissibles selon les circonstances, ne nécessitaient en rien de les fonder sur le caractère « spécial » de la criminalité terroriste.
La tentation est donc là de passer insensiblement à un contrôle adapté à la réalité du moment à un contrôle admettant, presque par hypothèse, de devoir baisser la garde. Cette tentation est désormais clairement franchie quant au rôle respectif des acteurs.
II – Jeux de rôle
C’est un fait, illustré particulièrement par la réalité française, la menace terroriste a conduit les responsables politiques à envisager une redistribution des rôles préoccupante.
Après la loi sur le renseignement, adoptée en procédure accélérée en réaction aux attentats parisiens de janvier, qui donne priorité à la police administrative sur la police judiciaire et la préférence au juge administratif sur le juge judiciaire, ce que l’on sait de la future loi sur la réforme pénale transmise pour avis au Conseil d’Etat en décembre inquiète.
En clair, elle marginalise l’institution judiciaire au profit de l’administration, au point de provoquer des réactions inhabituelles au sein de celle-ci.
Ainsi, le discours de rentrée du procureur général près la Cour de cassation, le 14 janvier dernier, formule-t-il exactement la nature des préoccupations : « l’inquiétude naîtrait si, à la lumière de l’activisme des services dans le cadre de l’état d’urgence, on en venait à imaginer d’en faire, certes en l’amodiant, un régime de droit commun, l’estimant bien plus efficace que la lourde machine judiciaire.
Il y aurait là, bien évidemment, un risque considérable pour l’Etat de droit car les nombreuses normes imposées, par le législateur, aux magistrats, notamment dans leur activité pénale, ont, pour leur immense majorité, l’objectif d’assurer une procédure équitable et contradictoire, une égalité des armes et une protection efficace des libertés individuelles ». Cette opinion n’est pas isolée.
En des termes aussi fermes, le premier président de cette Cour s’est également interrogé publiquement quant au sens de cette évolution : « les pouvoirs publics sont-ils parfois portés à prendre leurs distances avec l’Autorité judiciaire ? Si oui, pourquoi ? Quelles défaillances ou quels risques l’Autorité judiciaire présente-t-elle qui justifieraient que l’Etat préfère l’éviter lorsqu’il s’agit de la défense de ses intérêts supérieurs ?
Le Premier président de la Cour de cassation se doit de poser loyalement cette question dans les circonstances dramatiques que notre pays traverse avec un accompagnement législatif qui ne s’est pas tourné spontanément vers l’Autorité judiciaire lorsque l’on a mis en place le contrôle de l’application aussi bien de la loi sur le renseignement que de celle sur l’état d’urgence, textes qui intéressent pourtant au premier chef la garantie des droits fondamentaux ».
Inquiétude, enfin, que, en Assemblée plénière et à la quasi-unanimité, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme a relayé dans une Déclaration en date du 15 janvier : « dans le contexte actuel de préparation d’un projet de réforme de la procédure pénale prévoyant d’accroître les pouvoirs des forces de l’ordre et ceux de l’autorité administrative, au détriment des garanties judiciaires, la CNCDH se doit de réaffirmer avec force que le consensus sur les enjeux sécuritaires de la lutte contre le terrorisme ne doit pas nuire à un débat de qualité. La simple invocation d’une plus grande efficacité ne peut justifier l’adoption, immédiate et sans discussion, de dispositifs inutilement répressifs. La plus grande victoire des « ennemis des droits de l’homme » (terroristes ou autres) serait en effet de mettre en péril l’Etat de droit par l’émergence et la consolidation d’un illusoire état de sécurité, qui se légitimerait par l’adoption de mesures de plus en plus attentatoires aux droits et libertés fondamentaux » (point 7).
Force est alors de rejoindre l’interrogation de notre collègue Pascal Beauvais, dans un article de presse récent publié dans le quotidien Libération : l’Etat de droit serait-il un «état d’insécurité » ?