Le trajet conduisant de Luxembourg à Strasbourg est parfois moins direct qu’il n’y paraît, impliquant des retours en arrière imprévus mais salutaires. La Cour de justice en aurait-elle fait l’expérience, moins douloureusement certes qu’Henri IV devant Grégoire VII ?
L’arrêt rendu par sa cinquième chambre dans l’affaire C.K. c. Slovénie (C-578/16 PPU) le 16 février 2017 interroge de ce point de vue.
Questionnée par le juge suprême slovène quant à l’étendue du contrôle des conditions de déroulement d’un transfert Dublin vers un autre Etat membre, la Croatie, la Cour de justice était attendue avec curiosité. Elle était en effet assez clairement invitée par le juge national à se prononcer sur les implications de sa jurisprudence refusant, comme chacun le sait, que l’on s’intéresse de trop près aux conditions dans lesquelles les droits fondamentaux sont appliqués dans certains Etats de l’Union, ceci au nom de la confiance mutuelle. Sauf qu’en l’espèce, c’était moins l’Etat de destination qui posait question, la Croatie justifiant la confiance, que le procédé utilisé pour y revenir, la décision de transfert elle-même.
A l’instant où cette confiance mutuelle est mise à mal par les comportements étatiques et où ce principe fondamental ne semble guère trouver grâce dans le futur règlement Dublin IV, l’appui de la Cour lui est ici mesuré. La réponse de cette dernière se situe au cœur d’un double courant d’interrogations.
Le premier demeure plus agité que ne semble l’avoir perçu la chambre de jugement. Il confronte des visions demeurant sensiblement différentes entre la Cour européenne des droits de l’Homme et la CJUE quant à la portée du principe de confiance mutuelle sur le continent européen (I). Le second est tout aussi important, à l’instant où « Dublin IV » est négocié. Il concerne la portée de la protection que le droit européen accorde à des étrangers gravement malades en situation d’être transférés dans l’Etat responsable du traitement de leur demande d’asile (II).
I – De la relation de confiance unissant les Etats membres au sein de l’Espace de liberté, sécurité et justice
La Cour de justice ordonne le fonctionnement de l’ELSJ autour du principe de confiance mutuelle, telle est la réalité juridique. Cette vision a trouvé son expression la plus éclatante dans le considérant célèbre de l’avis 2/13 selon lequel le principe de confiance mutuelle, doté d’une « importance fondamentale », « impose, notamment en ce qui concerne l’espace de liberté, de sécurité et de justice, à chacun de ces États de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit … »(pt 191).
Il en résulte des conséquences non négligeables lorsqu’un Etat membre éprouve des doutes quant à l’un de ses partenaires, en matière d’asile comme en matière d’entraide répressive, par exemple à propos du mandat d’arrêt européen (CJUE, 26 février 2013, Melloni, C-399/11).
a. L’impact du principe de confiance mutuelle sur le système « Dublin »
La jurisprudence de la Cour forme ici un bloc d’autant plus difficile à ébranler que le législateur l’a reprise à son compte en 2013 en la codifiant dans le règlement « Dublin III ». En écho à la jurisprudence MSS (CEDH, 20 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce) dans laquelle la Cour EDH avait fragilisé cette « confiance » entre Etats membres de l’Union dans le cadre du règlement Dublin en sanctionnant un Etat qui l’avait crue automatique, la jurisprudence NS de la Cour de justice (CJUE, 21 décembre 2011, N. S. e.a., C-411/10 et C-493/10) avait été perçue comme une réponse, pour le moins ferme. La CJUE y présentait en effet la confiance mutuelle comme un principe que, seule, une « défaillance systémique » dans l’Etat de transfert était susceptible de tenir en échec.
Elle avait même trouvé ensuite l’occasion de refermer la porte d’un recours individuel à l’encontre d’une décision de transfert Dublin, hormis toujours le risque d’une « défaillance systémique » faisant encourir un risque de traitement contraire à l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux (10 décembre 2013, Abdullahi (C‐394/12).
Point d’orgue de la construction témoignant de ce que le principe de confiance mutuelle ne se limite pas à l’asile, l’avis 2/13 vint en souligner le caractère problématique. La Cour y constate expressément l’incompatibilité d’une adhésion à la CEDH, entre autres en l’invoquant : « alors même que le droit de l’Union impose la confiance mutuelle entre les États membres, l’adhésion est susceptible de compromettre l’équilibre sur lequel l’Union est fondée ainsi que l’autonomie du droit de l’Union » (pt 194).
Aux cotés de certains juges nationaux, dont le juge britannique, la Cour EDH n’en a pas démordu pour autant, quitte à enrober un peu son propos. Dans son arrêt Tarakhel c. Suisse (CEDH, 4 novembre 2014), sans condamner explicitement l’utilisation du critère de la « défaillance systémique » comme seuil du déclenchement de la protection, elle n’en souligne pas moins l’importance d’un examen individualisé de la demande et de la prise d’assurances dans l’Etat de destination. Elle fait ainsi pièce à toute lecture automatisée du mécanisme de Dublin, qui serait basée exclusivement sur l’intensité et la généralité des risques encourus ou le constat de« circonstances exceptionnelles ».
L’interrogation de la Cour suprême slovène à la Cour de justice desserre un peu les liens du piège en donnant lieu à l’arrêt C.K. Une ressortissante syrienne enceinte, parvenue en Slovénie en étant passée par la Croatie faisait en effet valoir que son état médical psychiatrique s’opposait à son transfert vers la Croatie, Etat membre où aucune « défaillance systémique » ne saurait être constatée. Son argumentaire reposait sur le fait que le transfert était source, par lui-même, d’un traitement inhumain et dégradant au vu de son état psychologique.
Sa question ouvrait en effet directement les hostilités : le règlement Dublin III oblige-t-il un Etat membre à se déclarer lui-même responsable, en utilisant la « clause discrétionnaire » qui lui est conférée, pour refuser un transfert envers un autre Etat membre si ce transfert comporte un risque de traitement inhumain ou dégradant, contraire à l’article 4 de la Charte ? En d’autres termes, hors de l’hypothèse de « défaillances systémiques », une défaillance particulière frappant un individu est-elle susceptible de tenir en échec l’obligation de procéder au transfert ?
A cela, et sans cultiver l’art de la nuance, l’avocat général Tanchev avait une réponse toute trouvée : celle de la ligne de la jurisprudence NS. Rappelant que, hors des défaillances systémiques, la Cour avait exclu de son examen « la moindre violation » ou « des violations mineures » des directives en matière d’asile, il inverse de façon très particulière les termes du raisonnement à tenir après la jurisprudence Tarakhel. Selon lui (pt 47), en la matière, la Cour EDH se « contente » de défaillances particulières quand, au contraire, la CJUE « exige » des défaillances systémiques. Au regard de l’objet du débat, l’obligation de protection contre des traitements inhumains, sans doute aurait-il mieux sonné aux oreilles d’entendre l’inverse, c’est-à-dire que la Cour EDH « exige » là où la CJUE se satisfait de peu …
Cette vision toute personnelle de la place des droits fondamentaux dans l’Union conduit alors les conclusions à l’approximation juridique. En relève notamment le constat selon lequel, « la Cour n’est nullement tenue de suivre la position de la Cour EDH », au mépris de l’article 52 §3 de la Charte et des explications qui l’accompagnent ou même de la simple motivation de Dublin III. L’autisme de l’affirmation fait d’ailleurs bon marché de la position inconfortable des Etats membres, pris dans ce cas de figure entre le marteau et l’enclume d’une condamnation à Strasbourg ou à Luxembourg …
Menée à charge, cette présentation des enjeux ne va pas convaincre la CJUE, le 16 février 2017. Elle va même desserrer l’étreinte du principe de confiance mutuelle, en inversant les priorités et en instrumentalisant la volonté du législateur. Le recul du principe se mesure donc à ce qu’elle n’en dit pas, puisqu’elle n’a pas besoin d’y avoir recours.
Là où, en effet, son avocat général avait posé le choix du contrôle en des termes manichéens, consistant à suivre ou pas la Cour EDH, la cinquième chambre évoque à peine la question. Elle fait au contraire un choix tout à fait intéressant, celui de structurer sa réponse sur le terrain du respect des droits fondamentaux et de l’article 4 de la Charte, quand le juge national l’interrogeait techniquement sur l’interprétation du règlement Dublin III.
b – L’appui sur l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux
Sans éclat particulier, au point de se demander si elle mesure exactement l’ouverture qu’elle procure aux tenants d’une protection complète des demandeurs, la Cour de justice axe son raisonnement sur les droits fondamentaux, tout en centrant son propos sur la seule décision de transfert puisque la situation dans l’Etat responsable ne pose aucun problème concret.
Sa réponse ne souffre donc pas d’ambigüité : « en substance », pour répondre aux questions du juge interne, « l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux doit être interprété ». C’est à sa « lumière » que le règlement Dublin III doit être lu. Ce faisant, elle donne une portée à son raisonnement qui oblige à dépasser le seul cas de la décision de transfert, par exemple en s’interrogeant sur l’impact de ce dernier, demain, en matière de retour ordinaire …
Par un curieux retour des choses, le législateur de l’Union vient ici à la fois au secours du juge et du principe de confiance mutuelle. Ce ne fut pas toujours le cas. On avance ainsi souvent et y compris à la Cour, de manière abusive, que l’inspiration du système de Dublin, clonant la convention d’application des accords de Schengen, reposerait sur la confiance mutuelle. Le règlement 343/2003 n’en disait mot et lui préférait la recherche d’un « équilibre entre les critères de responsabilité dans un esprit de solidarité ». En revanche, c’est bien le juge de l’Union, en matière pénale dans son arrêt Gozutök, la même année, qui en a proclamé l’existence, avant que, dans un second temps et du bout des lèvres, « Dublin III » ne s’en empare à son tour avec un enthousiasme très relatif dans son considérant 22…
Choisissant de privilégier l’angle de vue des droits fondamentaux, la Cour met ici au contraire en avant le considérant 9 du règlement Dublin III, ce qui se comprend puisque la confiance envers la Croatie n’est pas en cause. Cela ne va l’empêcher d’entamer la prétendue automaticité des transferts Dublin. Elle note que « le législateur de l’Union a pris acte des effets du système de Dublin sur les droits fondamentaux des demandeurs d’asile … (qu’il) … a entendu, en adoptant ce règlement, apporter les améliorations nécessaires, à la lumière de l’expérience, non seulement à l’efficacité de ce système, mais également à la protection octroyée aux demandeurs d’asile au titre dudit système » (pt 61). Sans déjuger pour autant une position jurisprudentielle établie en 2011 sur la base d’une version antérieure du texte, la Cour dit donc le droit à la lumière du règlement de 2013, puisque ce dernier « diffère sur des points essentiels du règlement Dublin II » (pt 94).
Faisant mine de suivre et non plus de précéder le législateur, elle poursuit alors une démarche entamée il y a quelques mois dans un arrêt Ghezelbash (CJUE, 7 juin 2016, C‐63/15).
Entraînée par son avocat général E. Sharpston, la CJUE y a ainsi renversé sa jurisprudence Abdullahi au motif que « le législateur de l’Union ayant institué ou renforcé différents droits et mécanismes garantissant l’implication des demandeurs d’asile dans le processus de détermination de l’État membre responsable, le règlement n° 604/2013 diffère, dans une large mesure, du règlement n° 343/2003, qui était applicable dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 10 décembre 2013, Abdullahi (C-394/12)» (C-63/15 pt 46). De son point de vue, en 2013, le législateur « ne s’est pas limité à instituer des règles organisationnelles gouvernant uniquement les relations entre les États membres, en vue de déterminer l’État membre responsable, mais a décidé d’associer à ce processus les demandeurs d’asile, en obligeant les États membres à les informer des critères de responsabilité et à leur offrir l’occasion de fournir les informations permettant la correcte application de ces critères, ainsi qu’en leur assurant un droit de recours effectif contre la décision de transfert éventuellement prise à l’issue du processus » (pt 51).
Aussi, quand bien même son avocat général persisterait à estimer l’inverse, l’argument va faire mouche à la Cour le 16 février. Quand les textes évoluent, leur lecture aussi …
Du point de vue en effet de la CJUE, tout en codifiant sa jurisprudence NS relative aux interdits liés à des « défaillances systémiques », le règlement Dublin III a entendu instaurer une protection contentieuse des droits des demandeurs. Il est « venu, d’une part, entourer leur légalité de garanties en reconnaissant notamment au demandeur d’asile concerné, à l’article 27 du règlement Dublin III, le droit de former un recours effectif devant une juridiction contre cette décision, dont l’étendue couvre tant les circonstances de fait que de droit entourant celle-ci. D’autre part, il a encadré, à l’article 29 dudit règlement, les modalités de ces transferts d’une manière plus détaillée qu’il ne l’avait fait dans le règlement Dublin II » (pt 64).
Avec une habileté certaine, il est alors facile à la Cour de tirer les conséquences de cette soumission explicite de la décision de transfert aux droits fondamentaux, ceci évidemment sans ré-ouvrir de débat qui fâche, celui de sa relation avec la CEDH comme celui de l’obligation de transfert. Scrupuleusement, elle souligne le lien qui pèse sur les Etats membres tant à propos de la jurisprudence de la Cour EDH que de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux.
Dès lors, aux cotés de son avocat général, elle renvoie dos à dos la Commission et certains Etats membres, dont le Royaume Uni et la Slovénie, lorsqu’ils estiment que seules des « défaillances systémiques » peuvent faire obstacle à un transfert et refusent que la décision de transfert puisse aussi le faire. La codification de ces « défaillances » ne signifie pas que la volonté du législateur ait été de régir une autre circonstance que celle des défaillances systémiques pour empêcher tout transfert de demandeurs d’asile vers un État membre déterminé. On ne saurait donc l’interpréter « comme excluant que des considérations liées aux risques réels et avérés de traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte, puissent, dans des situations exceptionnelles telles que celles envisagées dans le présent arrêt, entraîner des conséquences sur le transfert d’un demandeur d’asile en particulier » (pt 92).
Le caractère général et absolu de l’interdiction posée par l’article 4 de la Charte se suffit alors à lui-même pour fonder le raisonnement, sans qu’il soit besoin d’une confrontation avec la jurisprudence de la Cour EDH. Simple allusion à sa nouvelle technique de contournement de l’automaticité des techniques de l’ELSJ, inaugurée dans son arrêt Aranyosi et Căldăraru (CJUE, 5 avril 2016, C‐404/15 PPU), la Cour fait seulement mention de la gravité des conséquences qu’impliquerait l’exécution de telles techniques (pt 75).
Evitant soigneusement le conflit évoqué par son avocat général et le rappel de ses oppositions de vues avec la CJUE, la Cour se borne à deux seules allusions au principe de confiance mutuelle, dont elle n’a pas l’usage ici.
La première consiste à rappeler l’existence de la présomption attachée à cette confiance (pt 70). L’argument vaut également pour la jurisprudence NS dont l’autorité, renforcée par sa codification, est rappelée (pt 60). Ce qui n’est en rien dommageable à la solution qu’elle dégage. La seconde, aussi significative qu’intéressante, justifie la cohérence de sa position.
Positivant son raisonnement, la Cour assure ainsi que son interprétation « respecte pleinement le principe de confiance mutuelle dès lors que, loin d’affecter l’existence d’une présomption de respect des droits fondamentaux dans chaque État membre, elle assure que les situations exceptionnelles envisagées dans le présent arrêt sont dûment prises en compte par les États membres » (pt 95). En d’autres termes, le seuil dessiné en 2011 dans l’arrêt NS participait d’une œuvre de consolidation et non de déconstruction, ce qui pouvait ne pas apparaître immédiatement à l’esprit …
L’avertissement suit d’ailleurs aussitôt : « au demeurant, si un État membre procédait au transfert d’un demandeur d’asile dans de telles situations, le traitement inhumain et dégradant qui en résulterait ne serait pas imputable, directement ou indirectement, aux autorités de l’État membre responsable, mais au seul premier État membre ».
Le constat de ce que la protection des demandeurs d’asile ne dépend pas seulement et exclusivement de l’existence avérée de « défaillances systémiques » dans l’Etat de destination est donc la principale leçon. Il doit cependant être resitué dans son contexte. Il est douteux, on l’a vu, que la Cour ait entendu par ce biais remettre directement en cause le raisonnement sous-tendant la jurisprudence NS et le principe de confiance mutuelle. Plus vraisemblablement, elle élargit ici à l’opération matérielle de transfert du demandeur la fissure du bloc constitué par cet argument de l’automaticité liée à la confiance mutuelle, à l’image d’un travail qu’elle a déjà entamé à propos du mandat d’arrêt européen.
II – De la protection des droits fondamentaux des migrants lors d’un transfert Dublin
L’arrêt C.K est doublement intéressant, d’abord en ce qu’il importe largement en droit de l’Union une approche déjà menée par la Cour EDH mais aussi, et surtout, en raison des précisions apportées au régime juridique applicable aux transferts Dublin.
a. La protection contre des traitements inhumains ou dégradants
Il est à peine besoin de suivre la Cour lorsque celle-ci souligne que, comme le droit dérivé dans son ensemble, le règlement Dublin III doit s’inscrire dans le respect des droits fondamentaux et notamment de la Charte. Ceci est d’autant plus vrai qu’entre en jeu l’interdiction des peines ou des traitements inhumains ou dégradants, régie par l’article 4 de la Charte. C’est elle dont l’autorité absolue a déjà prévalu, il y a quelques mois, pour dénouer la confiance unissant les protagonistes d’un mandat d’arrêt européen (CJUE, 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‐404/15 et C‐659/15 PPU).
Il est, en revanche, beaucoup plus instructif de voir le juge de l’Union se pencher sur l’encadrement des décisions de transfert au regard de cette interdiction. L’intention du législateur de les entourer de garanties, tant sur le plan de leurs modalités d’exécution que pour ce qui est du droit à les contester en justice, démontre alors, selon le juge, que « le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte » (pt 65). Or, a priori, rien ne permet d’exclure qu’un transfert Dublin puisse contrevenir à cette interdiction, notamment en raison de l’état de santé de la personne transférée.
Là réside vraisemblablement une seconde source d’intérêt majeur pour l’arrêt C.K : la Cour y fait le choix délibéré de se tourner vers le droit de la CEDH pour dégager une solution viable.
Le juge de Luxembourg sait, pourtant, la complexité des questions soulevées par l’éloignement d’une personne dont l’état de santé est en jeu, question qui a déjà posé problème dans son prétoire. Dans ses arrêts M’Bodj et Abdida (C-562/13), la CJUE s’est coulée dans le moule de la jurisprudence de la Cour EDH pour estimer que la décision d’éloigner un étranger atteint d’une maladie physique ou mentale grave vers un pays où les moyens de traiter cette maladie sont inférieurs à ceux disponibles dans l’État membre de renvoi est susceptible de soulever une question sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Certes, cela vaut dans des cas « très exceptionnels, lorsque les considérations humanitaires militant contre cet éloignement sont impérieuses » (pt 47). Ces cas très exceptionnels, nous dit la Cour, « sont caractérisés par la gravité et le caractère irréparable du préjudice résultant de l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers vers un pays dans lequel il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à des traitements inhumains ou dégradants ». D’où la nécessité d’un droit de recours suspensif.
Or, l’ensemble de cette position jurisprudentielle repose sur un arrêt de la Cour EDH (CEDH, 15 novembre 2001, N. c. Royaume Uni) dont on a pu justement estimer qu’il constituait une régression au vu des standards initialement dessinés par l’arrêt de principe en ce domaine (CEDH, 2 mai 1997, D. c. Royaume Uni). Ne fut-il pas rendu au nom du souci cynique de ne pas faire « peser une charge trop lourde sur les États contractants » en leur faisant obligation de pallier les disparités entre leur système de soins et le niveau de traitement existant dans le pays tiers en fournissant des soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers dépourvus du droit de demeurer sur son territoire (§ 44)….
Fortement débattu, cet arrêt a fait l’objet récemment d’une « clarification » (sic) bienvenue, le 13 décembre 2016, par la Cour EDH (CEDH, 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, req. 41738/10). La Grande chambre y recentre en effet l’analyse sur la responsabilité première de l’Etat procédant à l’éloignement et sur la gravité de l’état de santé de l’individu en cause plutôt que de la focaliser sur la situation dans l’Etat de renvoi.
Ici, faisant masse de l’article 4 de la Charte et de l’article 3 CEDH qui permet d’interpréter le premier, la Cour de justice reprend à son compte la grille de lecture dessinée par l’arrêt Paposhvili pour constater que « la souffrance due à une maladie survenant naturellement, qu’elle soit physique ou mentale, peut relever de l’article 3 de la CEDH si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement, que celui-ci résulte de conditions de détention, d’une expulsion ou d’autres mesures, dont les autorités peuvent être tenues pour responsables, et cela à condition que les souffrances en résultant atteignent le minimum de gravité requis par cet article » (pt 68).
Dès lors, elle dessine les conditions dans lesquelles l’Etat membre peut user de sa « clause de souveraineté », là encore en faisant écho aux facteurs pris à cet effet en considération par la Cour EDH, notamment ses §§ 188 et suivants.
b. L’usage de la clause de souveraineté
Le juge slovène s’interrogeait sur le sens de la « clause discrétionnaire » de l’article 17 §1 du règlement Dublin III, afin d’en saisir la portée exacte et au prix d’ailleurs d’un conflit interne à peine dissimulé avec son juge constitutionnel. S’il est évident, comme la Cour l’a déjà jugé, que l’on se trouve là en plein champ d’application du droit de l’Union, l’usage de cette clause méritait des précisions que l’arrêt C.K va minutieusement détailler, ce qui est, encore, une première.
On l’aura compris, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile comme en l’espèce, le transfert dans cette direction ne peut être opéré que dans des conditions excluant qu’il entraîne par lui-même un « risque réel et avéré » que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants.
Aussi, par hypothèse, quelle que soit la qualité de l’accueil disponible dans l’Etat responsable, « il ne saurait être exclu que le transfert d’un demandeur d’asile dont l’état de santé est particulièrement grave puisse, en lui-même, entraîner, pour l’intéressé, un risque réel de traitements inhumains ou dégradants » (pt 73). Soulignant que l’éventualité de ces risques n’interdit pas à elle seule le transfert, y compris face à des menaces de suicide et ceci en s’appuyant sur la jurisprudence pertinente de la Cour EDH, la Cour de justice développe longuement deux conséquences à prendre en considération.
La première tient dans la nécessité, pour l’Etat désireux de procéder au transfert, de prendre en compte les éléments « objectifs » présentés par le demandeur. Ce dernier peut notamment les mettre en avant lors de l’exercice de son droit de recours, ce qui souligne toute l’importance de cette protection juridictionnelle. Ces éléments visent à la fois à démontrer la gravité de son état de santé et les conséquences irrémédiables qu’aurait un transfert sur celui-ci. Les autorités de l’Etat sont donc « tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert » (pt 75), ceci afin « d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert » (pt 76) y compris en s’appuyant sur les dispositions pertinentes de Dublin III.
La Cour liste alors très précisément les « précautions » dont l’Etat procédant au transfert peut et doit s’entourer : l’organiser de manière à prévenir tout accident ou aggravation de la santé du demandeur, coopérer avec l’Etat responsable et échanger au besoin des informations tant quant à la nature de l’accueil sur place qu’à propos des modalités de soins à apporter à l’arrivée (pts 80 à 85). Ici, derrière la collaboration que prône la Cour de justice avec l’Etat responsable, c’est tout à la fois la logique de la jurisprudence Aranyosi mais aussi celle de l’arrêt Tarakhel de la Cour EDH que l’on retrouve. C’est bien à cet Etat responsable du traitement de la demande qu’il appartient de délivrer les assurances nécessaires. A ceci près qu’il est demandeur dans le premier cas, recevoir un délinquant qu’il poursuit, et beaucoup moins dans le second, assumer un demandeur d’asile …
Curieux continent européen, tout de même, où l’on vante et sacralise la confiance réciproque indéfectible des Etats qui le composent au point d’en faire un principe constitutionnel, tout en exigeant d’eux vigilance et force assurances, preuves et attestations multiples de leur respect d’un droit aussi élémentaire que celui de l’article 4 de la Charte … Comme si les choses n’allaient pas de soi entre Etats partageant les mêmes valeurs …
Le tout s’effectue sous le contrôle du juge compétent : si ce dernier « estime que ces précautions sont suffisantes pour exclure tout risque réel de traitements inhumains ou dégradants en cas de transfert du demandeur d’asile concerné, il incombera à cette juridiction de prendre les mesures nécessaires pour s’assurer qu’elles seront mises en œuvre par les autorités de l’État membre requérant avant le transfert de l’intéressé. Au besoin, l’état de santé de celui-ci devra être réévalué avant l’exécution du transfert » (pt 84).
En revanche, la seconde conséquence n’est pas mineure. Avec pragmatisme, la Cour évoque l’hypothèse où les « précautions » prises ne suffiraient pas à éliminer le risque. Elle reprend donc en matière d’asile son raisonnement tenu il y a quelques mois dans l’affaire Aranyosi pour accepter la suspension de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen.
En l’espèce, compte tenu de la gravité particulière de l’affection du demandeur d’asile concerné, s’il n’est pas possible d’assurer que son transfert n’entraînera pas de « risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé », il incombe aux autorités de l’État membre de suspendre l’exécution du transfert, « aussi longtemps que son état ne la rend pas apte à un tel transfert ».
C’est à cet instant, si cet état de santé n’est pas susceptible de s’améliorer à brève échéance que l’Etat membre désireux de procéder au transfert devra assumer ses responsabilités. Véritablement « discrétionnaire », la clause de l’article 17 qui faisait l’objet du renvoi du juge slovène « ne saurait être interprétée, dans une situation telle que celle en cause au principal, en ce sens qu’elle impliquerait l’obligation pour cet État membre d’en faire ainsi application ». Il est donc libre d’en faire usage…ou pas.
En gardant à l’esprit néanmoins que l’Etat responsable du traitement de la demande n’est lié que par un délai de six mois fixé par l’article 29 §1 du règlement Dublin III, à l’issue duquel il est libéré de son obligation de reprise en charge, ce qui a pour effet de transférer cette responsabilité au premier Etat …
Au total la décision rendue par la Cour de justice le 16 février présente beaucoup d’intérêt. Le premier tient, incontestablement, dans la convergence manifestée avec la jurisprudence de la Cour EDH et dans la recherche de cohérence qu’il traduit à cet égard, soulignée immédiatement par Jean Paul Jacqué. Cantonnée aux droits intangibles, l’avancée qui est ici consacrée posera demain les mêmes questions que celles ouvertes en matière d’éloignement ordinaire à propos de l’invocabilité des autres droits, comme dans l’affaire Abu Qatada.
L’essentiel, pourtant, réside sans doute aussi dans le miroir qu’il nous tend, dans le reflet qu’il nous donne du délabrement de nos principes et de nos pratiques en matière d’asile. Il témoigne d’abord avec réalisme que la confiance se construit avant qu’elle ne se décrète, rompant ainsi avec les pétitions de principe politiques et jurisprudentielles, et il donne les indications indispensables à cet effet. Néanmoins, cet arrêt dissimule à peine la réalité actuelle de la politique commune d’asile, dominée par le souci unanime des Etats de se décharger de toute responsabilité sur leur voisin, en toute indifférence quant à leurs obligations humanitaires. Est-il vraiment déraisonnable de penser que la requérante syrienne et son mari, dont l’enfant était né entretemps en Slovénie et qui était vraisemblablement éligible, pouvaient recevoir protection de cet Etat en raison de leur vulnérabilité ?