par Léa Dumont, CDRE
L’affaire Alimanovic a donné une nouvelle fois à la Cour de justice l’occasion de se prononcer sur la délicate question de l’accès aux prestations sociales des citoyens de l’Union économiquement inactifs dans un État membre autre que le leur. Derrière cette question, c’est la crainte du « tourisme social » qui émerge, crainte qui a fait couler beaucoup d’encre lors de l’affaire Dano en novembre 2014. Dans cette affaire, la Cour avait décidé qu’était conforme au droit de l’Union l’exclusion du bénéfice des aides d’assistance sociale des citoyens économiquement inactifs qui arrivent sur le territoire d’un autre État membre sans la volonté d’y trouver un emploi. Dans l’affaire Alimanovic, la même question est posée à la Cour mais à propos de citoyens qui ont déjà travaillé sur le territoire de l’État membre d’accueil.
En l’espèce, Mme Alimanovic, née en Bosnie, et ses trois enfants nés en Allemagne, sont tous de nationalité suédoise. Ils ont vécu plus de dix ans en Suède avant de revenir vivre en Allemagne en 2010 où ils se sont vu délivrer une attestation de séjour à durée illimitée. La famille bénéficie de diverses prestations sociales qui lui ont été retirées, notamment en raison de l’exclusion des chercheurs d’emploi du bénéfice des prestations d’assistance sociale prévue par l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38.
La juridiction de renvoi a décidé d’interroger la Cour sur la compatibilité avec la directive 2004/38 et le traité d’une réglementation nationale qui exclut du bénéfice de certaines prestations les ressortissants d’autres États membres ayant la qualité de demandeurs d’emploi, alors que ces prestations sont garanties aux ressortissants de l’État membre concerné qui se trouvent dans la même situation.
Pour la Cour, une telle exclusion est compatible avec le droit de l’Union puisque ne bénéficient de l’égalité de traitement, et donc de l’accès aux prestations sociales au même titre que les nationaux, que les citoyens de l’Union qui remplissent les conditions d’un séjour légal prévues par la directive 2004/38. Cependant, si les demandeurs d’emploi bénéficient d’un droit de séjour sur le fondement de la directive, celle-ci prévoit qu’ils peuvent être exclus, dans certaines circonstances, du bénéfice de l’égalité de traitement par l’État membre d’accueil (article 24, paragraphe 2).
Mais comment interpréter la jurisprudence la plus récente de la Cour, si on la compare aux solutions audacieuses que celle-ci avait retenues depuis son arrêt Martinez Sala ? En effet, bien que la citoyenneté n’ait pas été introduite dans le traité dans le but d’étendre les droits conférés par celui-ci, la Cour a développé une jurisprudence audacieuse qui s’est traduite par une extension du droit à l’égalité de traitement au nom de la citoyenneté de l’Union. Ainsi, la Cour estimait en 1998 que Mme Martinez-Sala devait pouvoir bénéficier, en sa seule qualité de citoyenne de l’Union, d’un avantage social dans un État membre dont elle ne possédait pas la nationalité et où elle n’avait pas de titre de séjour. De même, dans son arrêt Grzelczyk en 2001, la Cour affirme que « le statut de citoyen de l’Union a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres permettant à ceux parmi ces derniers qui se trouvent dans la même situation d’obtenir, indépendamment de leur nationalité et sans préjudice des exceptions expressément prévues à cet égard, le même traitement juridique » (point 31), et donc qu’un étudiant français poursuivant ses études en Belgique doit pouvoir bénéficier d’une prestation sociale dans cet État membre en sa seule qualité de citoyen. Et plusieurs arrêts dans la même veine ont suivi : l’arrêt Trojani octroyant le droit à l’égalité de traitement, et donc l’accès aux prestations sociales de l’État membre d’accueil, à un ressortissant français résidant en Belgique, hébergé par l’Armée du Salut et ne disposant d’aucune ressource pour subvenir à ses besoins, ou encore l’arrêt Bidar adoptant la même solution pour un étudiant qui, ayant d’abord exercé son droit de circulation en tant que simple citoyen, ne devait pas être soumis à la limitation à l’égalité de traitement concernant les prêts pour étudiants prévue par la directive n° 93/96.
On constate donc un véritable virage dans la jurisprudence de la Cour avec les affaires Dano et Alimanovic puisque le simple statut de citoyen de l’Union ne suffit plus pour bénéficier de l’égalité de traitement dans l’État membre d’accueil, encore faut-il respecter les conditions posées par le droit dérivé. Cependant, si elle semble opérer un retour en arrière, cette jurisprudence est en réalité un simple retour à la lettre du droit de l’Union puisque l’article 20 du TFUE prévoit que les droits du citoyen « s’exercent dans les conditions et limites définies par les traités et par les mesures adoptées en application de ceux-ci » et l’article 21, paragraphe 1, prévoit que « [t]out citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application ». La Cour revient donc à une lecture stricte du droit dérivé et des conditions d’accès à l’égalité de traitement : le citoyen doit remplir les conditions de légalité du séjour prévues par la directive 2004/38. Cette interprétation stricte est confirmée par l’absence de référence au critère du lien d’intégration, critère auquel la Cour avait déjà eu recours et auquel l’avocat général faisait référence dans ses conclusions.
1. Légalité du séjour : retour à une interprétation respectueuse de la lettre des textes
Un apport majeur de l’arrêt est la précision de la notion de légalité du séjour. En effet, pour bénéficier de l’égalité de traitement avec les ressortissants de l’État membre d’accueil, le citoyen de l’Union doit séjourner légalement sur le territoire de cet État. Or, il existait jusqu’à présent un certain flou sur cette notion de séjour légal. Fallait-il respecter les conditions du séjour légal prévues par la directive ou suffisait-il de séjourner légalement au sens du droit de l’État membre d’accueil ? Le doute était particulièrement permis à la lecture de l’arrêt Trojani puisque dans cette affaire, le citoyen de l’Union ne disposait pas des ressources suffisantes exigées par l’article 7, paragraphe 1, sous b, de la directive n° 2004/38 pour bénéficier d’un droit de séjour supérieur à trois mois dans l’État membre d’accueil. En revanche, la Belgique lui avait malgré tout octroyé un titre de séjour, à la suite d’une erreur administrative. La Cour avait ainsi considéré que, puisque M. Trojani séjournait légalement sur le territoire belge, il devait bénéficier de l’égalité de traitement avec les ressortissants belges, même s’il ne remplissait pas les conditions d’un séjour légal prévues par la directive 2004/38.
Dans l’affaire Alimanovic, la Cour réitère le raisonnement adopté dans son arrêt Dano et qui modifiait sa jurisprudence sur ce point puisqu’elle précise que « pour ce qui concerne l’accès à des prestations d’assistance sociale, telles que celles en cause au principal, un citoyen de l’Union ne peut réclamer une égalité de traitement avec les ressortissants de l’État membre d’accueil en vertu de l’article 24, paragraphe 1, de la directive 2004/38 que si son séjour sur le territoire de l’État membre d’accueil respecte les conditions de la directive 2004/38 » (point 69 de l’arrêt Dano, point 49 de l’arrêt Alimanovic). En effet, le citoyen ne doit pas devenir une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil (considérant 10 de la directive). Or, pour avoir un droit de séjour de plus de trois mois au sens de la directive, le citoyen de l’Union doit bénéficier de ressources suffisantes (article 7, §1, b.) : il ne pourra donc pas devenir une charge déraisonnable pour le système d’accueil contrairement à ce qui était possible avec l’ancienne jurisprudence puisque le citoyen économiquement inactif et sans ressources qui bénéficiait d’un droit de séjour au sens du droit national mais pas au sens de la directive 2004/38 pouvait bénéficier de l’égalité de traitement et donc de l’accès aux avantages sociaux au même titre que les nationaux. Désormais, l’applicabilité du principe d’égalité de traitement de l’article 24, paragraphe 1, de la directive 2004/38 dépend de la légalité du séjour du citoyen de l’Union, au sens de la directive. Mme Alimanovic bénéficiant d’une attestation de séjour à durée illimitée, la Cour aurait pu considérer que séjournant légalement sur le territoire allemand, elle devait bénéficier de l’égalité de traitement. Cependant, même si son séjour est légal au sens du droit allemand, il ne remplit pas les conditions du séjour légal de plus de trois mois prévues par la directive et notamment l’exigence de ressources suffisantes.
Dans le cas de Mme Alimanovic, seules deux dispositions de la directive sont susceptibles de lui conférer un droit de séjour, et donc l’accès à l’égalité de traitement. La directive prévoit ainsi que le travailleur se trouvant en chômage involontaire postérieurement à une activité professionnelle inférieure à un an, peut conserver le statut de travailleur pendant au moins six mois (article 7, paragraphe 3, sous c)), et donc bénéficier d’un droit de séjour, et de l’accès à l’égalité de traitement, pendant cette période. Cependant, Mme Alimanovic ne bénéficiait déjà plus de ce statut au moment où le bénéfice des prestations d’assistance sociale lui a été refusé. La directive prévoit également que les demandeurs d’emplois ne peuvent être éloignés de l’État membre dans lequel ils sont entrés pour chercher un emploi tant qu’ils peuvent faire la preuve qu’ils continuent à chercher un emploi et ont des chances réelles d’être engagés (article 14, paragraphe 4, sous b)). Cependant, cette disposition ne sera pas non plus utile à Mme Alimanovic puisque même si elle peut bénéficier d’un droit de séjour à ce titre, les demandeurs d’emploi peuvent être exclus du bénéfice de l’égalité de traitement au titre de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38.
Ce retour aux conditions strictes du droit dérivé pour l’accès à l’égalité de traitement permet de revenir à la conception originelle de la libre circulation des personnes qui favorisait principalement les citoyens économiquement actifs : les travailleurs. En effet, avec la jurisprudence de la Cour depuis l’arrêt Martinez-Sala, les travailleurs se trouvaient parfois moins bien traités que les inactifs car couverts par des directives posant des conditions plus strictes que le traité : Mme Martinez-Sala ou M. Trojani en arrivaient à bénéficier de plus de droits que ceux qui remplissaient les conditions du droit dérivé car ces-derniers devaient disposer de ressources suffisantes pour bénéficier de l’égalité de traitement.
2. Lien d’intégration : un critère abandonné ?
Certes, l’octroi de l’accès à l’égalité de traitement pour tous les citoyens qui circulent, qu’ils soient ou non économiquement actifs, pouvait paraître exagéré, et dans tous les cas contraire au droit de l’Union. Cependant, une solution intermédiaire aurait pu être adoptée par la Cour : octroyer l’accès à l’égalité de traitement aux citoyens économiquement inactifs suffisamment intégrés dans l’État membre où ils prétendent bénéficier de prestations d’assistance sociale. L’Avocat général Melchior Wathelet avait d’ailleurs proposé de permettre aux citoyens concernés de démontrer l’existence d’un lien réel avec l’État membre d’accueil pour pouvoir bénéficier de prestations sociales (points 107 à 110 des conclusions). La démonstration de ce lien réel pourrait se faire à travers l’examen personnalisé qui est exigé par la Cour (arrêt Brey, point 77 ; arrêt Dano, point 80) avant de refuser à un citoyen économiquement inactif le bénéfice de prestations sociales. Pour M. Wathelet, il s’agit en réalité de respecter le « système général » mis en place par la directive 2004/38 (point 103 des conclusions). Les autorités nationales seraient ainsi tenues, lorsqu’elles examinent la demande de prestations sociales d’un citoyen économiquement inactif, de prendre en considération « l’importance et la régularité des revenus dont dispose le citoyen de l’Union en question, mais également la période pendant laquelle la prestation sollicitée est susceptible de lui être versée » (point 106 des conclusions). La Cour avait déjà adopté une position similaire dans son arrêt Grzelczyk en 2001 puisqu’elle avait estimé que dans le cas où les difficultés financières du citoyen étaient temporaires, on pouvait s’attendre à un minimum de solidarité de la part de l’État membre d’accueil (point 44 de l’arrêt). Ici, une troisième voie entre l’accès inconditionnel à l’égalité de traitement et une exclusion systématique permettrait de favoriser la libre circulation des citoyens qui s’intègrent dans l’État membre d’accueil tout en préservant le système d’assistance sociale de cet État membre d’un tourisme social si redouté.
Cette notion de lien d’intégration n’est d’ailleurs pas nouvelle, dans l’arrêt D’Hoop rendu en 2002, la Cour a admis à propos d’une citoyenne à la recherche de son premier emploi, qu’il était « légitime pour le législateur national de vouloir s’assurer de l’existence d’un lien réel entre le demandeur […] et le marché géographique du travail concerné » (point 38). De même, dans le cas particulier de l’exportation des avantages sociaux à des non-résidents, la Cour a jugé en 2007 dans les affaires Geven et Hartmann, que le législateur national était en droit d’exiger une contribution « significative au marché du travail ».
Cependant la Cour, qui n’avait déjà par retenu l’idée d’un lien d’intégration dans l’arrêt Dano (alors que là encore, M. Wathelet l’avait mentionné dans ses conclusions), semble ici fermer complètement la porte à cette notion pour l’accès à l’égalité de traitement en matière d’avantages sociaux. En effet, elle ne mentionne pas une seule fois ce concept de lien réel, et refuse même l’idée d’un examen personnalisé dans le cas de citoyens économiquement inactifs qui ont été travailleurs et ont conservé ce statut pendant 6 mois. Elle considère ainsi que « la directive 2004/38, établissant un système graduel du maintien du statut de travailleur qui vise à sécuriser le droit de séjour et l’accès aux prestations sociales, prend elle-même en considération différents facteurs caractérisant la situation individuelle de chaque demandeur d’une prestation sociale », il n’est pas nécessaire de procéder également à un examen de la situation personnelle du citoyen concerné (point 60 de l’arrêt). De plus, elle estime que la période de six mois pendant laquelle le droit aux prestations sociales est maintenu est proportionnée et garantit « un niveau élevé de sécurité juridique et de transparence dans le cadre de l’octroi de prestations d’assistance sociale » (point 61 de l’arrêt). Elle ajoute enfin que la question de savoir si l’octroi des prestations sociales représente une « charge déraisonnable » pour un État membre s’apprécie au terme de l’addition de l’ensemble des demandes individuelles soumises (point 62 de l’arrêt).
Il semble donc que la Cour ait voulu rendre les conditions d’accès à l’égalité de traitement plus objectives en appliquant strictement la directive 2004/38. La référence à un lien d’intégration, ou lien réel avec l’État membre d’accueil semble donc promise à l’oubli.
Mais la Cour aura bientôt l’occasion de confirmer ou d’infirmer sa jurisprudence sur ce point dans une affaire Commission contre Royaume à propos de laquelle l’avocat général Cruz Villalon vient de publier des conclusions. Il s’agit dans ce cas de la législation britannique qui exige, pour le versement de certaines prestations sociales, que le demandeur démontre qu’il séjourne légalement sur le territoire britannique. Le Royaume-Uni considère en effet que « les personnes économiquement non actives ne devraient pas devenir une charge pour le système de protection sociale de l’État d’accueil, sauf dans le cas où il existe un certain degré de rattachement entre elles et cet État » (point 25 des conclusions). Pour la Commission, s’il est légitime de vouloir s’assurer de l’existence de ce lien réel, il n’est pas nécessaire de contrôler la légalité du séjour puisque le règlement 883/2004 détermine lui-même les moyens de vérifier l’existence de ce lien réel à travers un critère relatif à la résidence habituelle de l’intéressé. Les États membres ne devraient donc pas pouvoir ajouter de conditions supplémentaires.
L’avocat général préfère dans ce cas suivre la position du Royaume-Uni. En premier lieu, il considère que les solutions de La Cour dans les arrêts Dano et Alimanovic ne devraient pas se limiter exclusivement aux prestations d’assistance sociale ou aux prestations spéciales en espèces à caractère non contributif comme dans ces arrêts, mais également à d’autres prestations sociales (point 74 des conclusions). Ensuite, il estime « qu’en vertu du règlement n° 883/2004, un État membre n’est tenu d’octroyer des prestations sociales telles que celles qui font l’objet de la présente affaire qu’à un citoyen de l’Union qui exerce sa liberté de circulation et de séjour sur son territoire de manière régulière, c’est-à-dire dans le respect, notamment, des conditions fixées par la directive 2004/38 » (point 77 des conclusions).
En conséquence, si la Cour suit l’avocat général sur ce point, l’exigence d’un séjour légal au sens de la directive 2004/38 se généralisera à toutes les prestations sociales. Il s’agira alors de contrôler la légalité du séjour de ces citoyens économiquement inactifs notamment au moment de l’octroi des prestations. Finalement, l’exigence d’un lien réel avec l’État membre d’accueil existe, mais ce lien réel ne peut-être prouvé que d’une manière : la légalité du séjour au sens de la directive 2004/38.
Cet arrêt semble avoir été bien accueilli pour l’instant. On peut ainsi lire dans le Bulletin quotidien européen n° 11389 qu’une députée britannique du groupe des conservateurs et réformistes européens (CRE) a affirmé que cet arrêt constitue « un appui majeur à notre position sur le tourisme aux prestations sociales et à notre opinion sur la libre circulation » au sein de l’UE. De son côté, la Commission européenne a estimé qu’il s’agit d’une « clarification importante » du droit des citoyens de l’UE à la libre circulation, laquelle ne doit pas être confondue avec un « droit de libre accès aux systèmes de sécurité sociale des États membres ».