par Amélie Da Fonseca, CDRE
Ce n’est un mystère pour personne, le processus de transposition dans les droits nationaux de la directive 2004/38 relative au droit des citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement a été particulièrement laborieux. Par ailleurs, l’interprétation des dispositions de ce texte a suscité moult interrogations de la part des juridictions nationales, donnant lieu à nombre de renvois préjudiciels devant la Cour de justice. Tel sera une fois encore le cas prochainement.
L’affaire Ogieriakhi, dans laquelle l’avocat général Yves Bot a présenté ses conclusions le 14 mai dernier, est singulière en ce qu’elle concentre en son sein ces deux difficultés caractéristiques. Le recours en indemnité, à l’occasion duquel la question préjudicielle en interprétation de la directive 2004/38 est posée à la Cour de justice, tend à faire condamner l’Etat irlandais pour mauvaise transposition de cette directive.
Très classiquement, il est question dans cette affaire du droit de séjour permanent d’un ressortissant d’un Etat tiers conjoint d’un citoyen de l’Union. Un ressortissant nigérian, marié à une française établie en Irlande, s’est vu refuser un droit de séjour permanent au motif que les époux vivaient séparément avec des partenaires différents.
Cette décision de l’administration, fondée sur le règlement irlandais transposant la directive 2004/38, a eu pour conséquence le licenciement du requérant par la société postale de l’Etat irlandais par laquelle il était employé. Ce n’est qu’après réexamen de la décision litigieuse, deux années plus tard, que l’administration a finalement décidé de réviser sa position en lui octroyant un droit de séjour permanent sur le territoire irlandais en sa qualité de conjoint d’un citoyen de l’Union.
Afin d’obtenir réparation du dommage subi du fait de son licenciement, le requérant intente, devant ses juridictions nationales, un recours en responsabilité extracontractuelle de l’Etat irlandais pour mauvaise transposition de la directive 2004/38.
Cette affaire présente alors un double intérêt. Dans un premier temps, la High Court irlandaise, pour déterminer si le requérant a effectivement été victime d’un préjudice, cherche à savoir si ce dernier bénéficiait, au moment de son licenciement et sur le fondement de la directive 2004/38, d’un droit de séjour permanent. A l’occasion de cet examen, la juridiction irlandaise est amenée à interroger la Cour de justice sur l’interprétation de l’article 16 § 2 de la directive 2004/38, qui accorde un droit de séjour permanent aux ressortissants d’Etat tiers membres de la famille d’un citoyen de l’Union ayant séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq avec ce dernier dans l’Etat membre d’accueil.
En substance, le juge irlandais demande à la Cour de se prononcer sur l’interprétation de la condition de séjour légal « avec » le citoyen de l’Union prévue par la directive. Plus précisément, le fait que le conjoint ressortissant d’un Etat tiers et le citoyen de l’Union aient entrepris, au cours de la période de cinq ans, de vivre séparément, empêche-t-il l’octroi du droit de séjour permanent au conjoint demandeur ?
Dans un second temps et au-delà de l’aspect matériel, cette affaire nous conduit, de manière tout à fait emblématique, à observer les relations qui se nouent entre le mécanisme du renvoi préjudiciel et les autres voies de recours dessinant l’architecture contentieuse européenne.
D’une part, la troisième question soulevée par la High Court irlandaise porte sur l’effet du renvoi préjudiciel lorsqu’il est opéré par le juge du recours en indemnité. Ensuite, les éléments du raisonnement de l’avocat général faisant appel aux conditions classiques de mise en œuvre du recours en responsabilité extracontractuelle d’un Etat membre pour violation du droit de l’Union méritent une mise en perspective liée à l’actualité relative au renvoi préjudiciel.
1. L’interprétation de la condition de séjour légal « avec » le citoyen de l’Union
Concernant l’interprétation de la condition de séjour légal pendant une période ininterrompue de cinq avec le citoyen de l’Union dans l’Etat membre d’accueil, la solution semble découler de l’observation de la jurisprudence récente de la Cour de justice. En janvier dernier, le juge de l’Union a en effet livré de précieuses indications quant à l’interprétation de cette condition, en précisant que le terme « avec » renforce l’exigence selon laquelle le membre de la famille doit accompagner ou rejoindre le citoyen de l’Union sur le territoire de l’Etat membre d’accueil afin d’être considéré comme « bénéficiaire » de la directive 2004/38 (arrêt Onuekwere, point 23).
De fait, toute interprétation littérale du terme « avec » semble bannie. La seule exigence attendue du conjoint ressortissant d’un Etat tiers, conçue telle une condition préalable, est celle d’accompagner ou de rejoindre le citoyen de l’Union sur le territoire de l’Etat membre d’accueil.
Peu importe alors que le ressortissant nigérian et son épouse française décident ensuite de vivre ou non sous le même toit, puisque le partage d’une vie commune ne constitue pas une condition, au sens de la directive, du bénéficie du droit de séjour permanent.
Plus largement, et l’avocat général ne se prive pas d’en faire le rappel, le droit de séjour répond à la volonté du législateur européen de « renforcer le sentiment de citoyenneté de l’Union » et repose à cet égard sur l’impératif d’intégration du conjoint dans l’Etat membre d’accueil (point 47). Or le choix, intime au couple, de vivre ensemble ou séparément, ne semble pas figurer parmi les éléments révélateurs de l’intégration d’un individu dans un Etat.
A ce titre, il importe plutôt de relever que le ressortissant d’Etat tiers occupait de longue date un emploi dans la société postale étatique, et poursuivait en parallèle des études en droit. C’est sur des critères de cette nature, propres à caractériser son degré d’intégration dans l’Etat membre d’accueil, que l’octroi d’un droit de séjour permanent aurait du être apprécié par les autorités irlandaises.
Cela s’est d’ailleurs finalement produit, puisque l’administration irlandaise a par la suite révisé sa position pour constater que le requérant remplissait l’ensemble des conditions prescrites par le règlement national transposant la directive 2004/38. De cette constatation objective a naturellement découlé la reconnaissance d’un droit de séjour permanent sur le territoire irlandais.
Si la Cour suit les conclusions de son avocat général et considère qu’au moment de son licenciement, le requérant remplissait les conditions prescrites par la directive pour le bénéfice d’un droit de séjour permanent, la violation du droit de l’Union pour mauvaise transposition de la directive 2004/38 par l’Irlande pourra être constatée par le juge irlandais. La responsabilité extracontractuelle de l’Etat pourra alors être engagée et le requérant indemnisé pour le préjudice qu’il a subi.
Au-delà de ces considérations d’ordre matériel, l’affaire Ogieriakhi nous renvoie à des réflexions plus larges relatives à l’organisation du contentieux européen.
2. Le renvoi préjudiciel au cœur de l’architecture contentieuse européenne
La dernière question posée par la juridiction irlandaise consiste à savoir si le fait que le juge national, à l’occasion de l’examen d’un recours en indemnité, est amené à opérer un renvoi préjudiciel, est un élément à prendre en compte pour déterminer s’il y a eu une « violation suffisamment caractérisée » du droit de l’Union.
Pour être en mesure de saisir les enjeux que soulève cette question, il est utile de revenir sur les fondements du recours en responsabilité extracontractuelle des Etats membres. A l’occasion de son examen, il appartient à la juridiction nationale de vérifier que la règle de droit enfreinte « a pour objet de conférer des droits aux particuliers ». Mais surtout, l’engagement de la responsabilité de l’Etat est subordonné à la constatation d’une violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union.
Selon la jurisprudence luxembourgeoise, le critère décisif permettant d’établir la violation suffisamment caractérisée réside dans une « méconnaissance manifeste et grave par l’Etat des limites qui s’imposent à l’exercice de ses pouvoirs ». Afin d’évaluer cet éventuel dépassement, par l’Etat, des limites de sa marge d’appréciation, la Cour de justice a dressé une liste non exhaustive des éléments que le juge national doit observer, au titre desquels figure le degré de clarté et de précision de la règle de l’Union. C’est sur ce dernier point que porte la question adressée par la High Court irlandaise à la Cour de Luxembourg.
L’équation implicitement proposée par le juge irlandais lorsqu’il renvoie sa question est ainsi la suivante : le fait, pour le juge national du recours en indemnité, d’être amené à interroger la Cour de justice sur l’interprétation de la règle de droit de l’Union, plaiderait en faveur de l’imprécision du texte européen, et tendrait ainsi à démontrer l’absence de violation suffisamment caractérisée, empêchant de fait l’engagement de la responsabilité de l’Etat.
Or suivre un tel raisonnement conduit à ouvrir la voie à une formule périlleuse selon laquelle, pour le juge national dans le cadre d’un recours en indemnité pour violation du droit de l’Union, user de la procédure préjudicielle signifie admettre l’imprécision du texte européen et exonérer l’Etat membre de toute responsabilité.
Dès lors, le simple fait pour la juridiction nationale de s’adresser à la Cour de justice conditionnerait l’issue de l’affaire. Sans aucun doute, face à l’automaticité des conséquences du renvoi préjudiciel en interprétation sur l’issue du recours en indemnité, le juge national qui en ressentirait le besoin s’abstiendrait néanmoins de solliciter le juge de l’Union.
L’équilibre du système contentieux mis en place par les traités, reposant sur la complémentarité des voies de recours, serait inévitablement menacé si le juge national, lorsqu’il joue son rôle de « juge communautaire de droit commun », se trouvait ainsi privé de la liberté de saisir la Cour de justice à titre préjudiciel.
L’avocat général Yves Bot, ayant parfaitement cerné le danger, s’oppose fermement à une telle instrumentalisation du mécanisme préjudiciel dans le cadre du recours en indemnité devant les juridictions nationales (point 62).
Cette affaire est également l’occasion, dans une toute autre perspective, de revisiter les rapports entre le renvoi préjudiciel et les autres recours formant le système contentieux européen, envisagé dans sa plus large acception.
A cet égard, observons qu’au titre des éléments que le juge national est tenu d’observer pour déterminer s’il y a eu violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union figure, aux côtés du degré de clarté et de précision de la règle de droit, l’inexécution de son obligation de renvoi préjudiciel par une juridiction nationale. Le principe de l’engagement de la responsabilité d’un Etat membre du fait de ses juridictions nationales, et particulièrement du fait du refus d’opérer un renvoi préjudiciel alors même que la juridiction statue en dernière instance, a été consacré par la Cour de justice dès 2003 dans sa célèbre jurisprudence Köbler.
Si la Cour considère que la responsabilité d’un Etat membre peut être engagée sur ce fondement devant les juridictions nationales, seules compétentes pour connaître de tels recours en indemnité, elle reconnaît également que l’inexécution de l’obligation de renvoi préjudiciel par une juridiction nationale peut faire l’objet d’un recours en constatation de manquement devant elle. Les recours devant les juges nationaux et le juge de l’Union sont donc pleinement complémentaires, illustrant parfaitement la systématique des voies de droit instituée par les traités.
Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de placer cette affaire sous l’éclairage de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans l’affaire Dhahbi c. Italie, jugée en avril dernier, le juge des droits fondamentaux condamne sur le fondement de l’article 6 § 1 de la Convention l’absence de motivation, par une juridiction nationale de dernier ressort, de son refus d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne.
Bien que le contrôle de la Cour de Strasbourg demeure strictement limité à l’existence d’une motivation, restriction pleinement justifiée par le respect de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union, il n’en reste pas moins que l’Etat est sanctionné sur le fondement des agissements de ses juridictions.
Intervenant dans le cadre de leurs compétences respectives, les juges européens, entendus au sens large comme comprenant les trois niveaux de juridictions, adoptent des positions convergentes tendant à assurer le respect de l’obligation préjudicielle incombant aux juridictions nationales de dernier ressort.
Dès lors, les juridictions nationales de dernière instance qui seraient tentées de manquer à leur obligation de renvoi vers la Cour de justice, sont prises en étau entre les différents contrôles juridictionnels, réalisés au niveau national, au niveau de l’Union et au niveau de la Convention.
Ces observations font ainsi la preuve, s’il était encore besoin de le démontrer, que le dialogue établi entre le juge national et le juge de l’Union, matérialisé par le mécanisme du renvoi à titre préjudiciel, se trouve non seulement au fondement du « système complet de voies de droit » institué par les traités, mais aussi plus largement au cœur de la construction de l’espace juridictionnel européen.
Enfin, si l’on veut élargir nos perspectives, une question reste en suspens : l’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’homme embrassera-t-il la même destinée que son homologue, le renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne ?