par Joana Pétin, CDRE
La dignité de la personne humaine est sans doute « la quintessence des valeurs par lesquelles nous affirmons ensemble que nous sommes une seule communauté humaine » (P. Lambert, « Les droits de l’homme à l’épreuve du principe de la dignité humaine », in Mélanges en l’honneur du Professeur Petros J. Pararas, Les droits de l’homme en évolution, Bruylant, 2009, p.333-348).
L’Union européenne participe de cette affirmation. Le Traité de Lisbonne ayant procédé à la reconnaissance de la valeur juridique contraignante de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, la dignité humaine est désormais placée au premier rang des valeurs fondatrices de l’Union. S’appuyant sur cette réalité juridique de façon remarquable, l’avocat général Yves Bot vient de proposer à la Cour de justice d’en tirer les conséquences, dans ses conclusions sur l’affaire Moussa Abdida rendues le 4 septembre dernier.
La dignité appartient en effet au socle commun des valeurs guidant l’UE. L’article 2 TUE précise en effet que « l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme […]. Ces valeurs sont communes aux Etats membres […] », et la Charte indique dès son préambule que « consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine […]».
Le principe de dignité humaine est établi clairement, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, dans le préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Le préambule de cette Déclaration met en effet en évidence que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». La promotion de ce principe par la Convention européenne des droits de l’Homme et sa Cour explique que le texte des explications de la Charte des droits fondamentaux de l’UE souligne que « la dignité de la personne humaine n’est pas seulement un droit fondamental en soi, mais constitue la base même des droits fondamentaux ».
La Charte des droits fondamentaux de l’UE contient ainsi un chapitre premier relatif à la “dignité” et il est composé de cinq dispositions visant à promouvoir la dignité humaine (art.1), le droit à la vie (art.2), le droit à l’intégrité de la personne (art.3), l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (art.4) et l’interdiction de l’esclavage (art.5). L’article 1e stipule que « la dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée ».
Du fait de la valeur juridique contraignante donnée à la Charte et « en adoptant l’article 1e de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les institutions de [l’UE] ont rallié un processus de « juridicisation » d’une notion aussi fondatrice » (E. Dubout, « La dignité dans la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés européennes », in L. Burgorgue-Larsen (dir.), La dignité saisie par les juges en Europe, Bruylant, 2010, p.79-111). La dignité, et plus largement les valeurs de l’UE, légitiment ainsi la montée en puissance des juges. La CJUE se positionne alors en tant que gardienne de ces valeurs communes à l’Union (v. not. CJCE, G.C., 3 septembre 2008, Kadi, C-402/05 P et C-415/05 P ; CJUE, G.C., 19 juillet 2012, Parlement européen contre Conseil, C-130/10).
Si les juges participent de la prise en compte de ces valeurs, au nombre desquelles compte la dignité, l’action d’une autre figure importante dans l’organisation de la CJUE doit être mise en évidence. Il s’agit de l’avocat général. L’avocat général par la présentation de ses conclusions dans une affaire peut en effet être le moteur de l’impulsion d’une tendance proactive à la protection des droits fondamentaux au travers d’une motivation fondée notamment sur les valeurs de l’UE. L’importance du rôle de l’avocat général en ce sens se révèle à nouveau aujourd’hui à l’occasion des conclusions de l’avocat général Y. Bot présentées le 4 septembre dernier dans l’affaire Moussa Abdida.
En effet, à l’instar de l’avocat général F.G. Jacobs qui en 2001 proposait dans ses conclusions relatives à l’affaire Pays-Bas contre Parlement européen et Conseil (C-377/98) de recourir notamment à l’article 1e de la Charte pour motiver sa solution (§197 des conclusions), l’avocat général Y. Bot a proposé de façon ambitieuse à la CJUE de protéger davantage les droits fondamentaux des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier en instance d’éloignement en ayant recours à la dignité humaine, valeur de l’Union (I). Cette position productive de l’avocat général souligne une fois de plus l’utilité de la notion de la dignité humaine dans les prétoires européens (II).
1. La dignité humaine, valeur de l’Union
L’affaire Moussa Abidida a donné lieu à un renvoi préjudiciel dans lequel il est demandé à la CJUE de s’interroger sur « les garanties procédurales et les avantages sociaux qu’un Etat membre est tenu d’accorder à un ressortissant de pays tiers dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale » (point 1), lorsque cet individu est sous le coup d’une décision d’éloignement et en attente d’une décision sur la légalité de cette décision. En l’espèce, M. Abdida est un ressortissant nigérien atteint du sida qui s’est vu refuser une demande d’autorisation de séjour pour raisons médicales en Belgique. Du même coup, M. Abdida « s’est vu retirer son attestation d’immatriculation qui lui permettait de bénéficier gratuitement de la prise en charge de ses besoins élémentaires » (point 3).
En l’espèce, la présence de M. Abdida sur le territoire belge est tolérée de facto dans l’attente de l’issue des recours qu’il a intentés. Or, il s’avère que la satisfaction de ses besoins de base n’est pas assurée et que la directive 2008/115 dite directive “retour” ne contient aucune disposition susceptible d’apporter des réponses à la situation particulière de M. Abdida. En effet, si l’article 14 de la directive Retour prévoit des garanties d’ordre économique et social pour les étrangers en situation irrégulière ne pouvant pas encore faire l’objet d’un éloignement, selon l’avocat général, « M. Abdida n’est pas susceptible de relever du champ d’application de cette disposition » (point 130). L’avocat général souligne alors que la directive Retour « ne reconnait […] pas expressément de garanties dans une situation telle que celle en cause dans le litige au principal où l’éloignement […] est de facto suspendu le temps de la procédure contentieuse » (point 131). De manière très pragmatique, Y. Bot poursuit en se posant une question élémentaire : comment l’intéressé, dont l’état de santé est critique, subvient-il à ses besoins les plus élémentaires (point 145 ; v. également points 146-147). L’avocat général conclut alors que par cet état de fait, M. Abdida est susceptible d’être placé dans une situation d’indigence, affectant en conséquence directement ses droits fondamentaux (point 148).
Fort de ces éléments, le raisonnement fondé sur le respect de la dignité humaine, en tant que valeur de l’UE, apporte une réponse. Après avoir rappelé qu’une telle situation est paradoxale au regard de la différence de traitement entre les personnes placées en rétention en vue de leur éloignement, recevant la satisfaction de leurs besoins élémentaires en centres de rétention spécialisés, et les personnes se trouvant dans la situation de M. Abdida (point 150), qu’il serait également incohérent d’accorder un recours de plein droit suspensif à un individu alors que ce dernier ne peut se loger, se nourrir ou encore se vêtir (point 151) et enfin que « l’absence de prise en charge des besoins les plus élémentaires des migrants accentue leur marginalisation », avec le risque d’alimenter les mouvements secondaires sur le territoire européen (point 152), l’avocat général tranche.
Il place la dignité humaine, valeur consacrée par la Charte, au cœur de sa motivation pour militer en faveur de la reconnaissance de droits sociaux aux migrants irréguliers en instance d’éloignement. Yves Bot met en lumière que « le respect de la dignité humaine, ainsi que des droits à la vie, à l’intégrité et à la santé consacré […] par la Charte, mais aussi l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants […] s’opposent […] à ce que, dans une situation telle que celle en cause dans l’affaire au principal, un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier et dont l’éloignement a été suspendu de fait soit privé, dans l’attente de l’examen de son recours, d’une couverture de ses besoins de base » (point 155). Si à la lecture de ce point, la solution retenue par l’avocat général semble être circonscrite à une situation telle que celle du cas d’espèce, il n’en reste pas là. En effet, Yves Bot précise ensuite que « la satisfaction des besoins les plus élémentaires est […] un droit essentiel qui ne peut être tributaire du statut juridique de l’intéressé » (point 156). Ainsi, la situation administrative irrégulière d’un individu ne peut le priver du droit au respect de sa dignité humaine.
Cette position ne peut être que saluée. Elle témoigne une fois de plus d’une ambition toujours plus poussée de protection des droits de l’homme, mais également d’une volonté claire de mettre en lumière l’importance des valeurs dans l’ordre juridique de l’UE. Le recours à la dignité humaine permet ainsi à l’avocat général de trouver « l’assise d’un pouvoir et de responsabilités désertées par les constituants » (J. Fierens, « La dignité humaine comme concept juridique », in J. Ferrand, H. Petit (eds.), Fondations et naissances des droits de l’homme, Tome I, L’Harmattan, 2003, p.171-184). Le vide juridique et/ou le manque de volonté politique de l’UE de remédier à une situation menant à l’indigence des ressortissants de pays tiers en instance d’éloignement ne peuvent en effet être tolérés au regard des valeurs prônées par l’UE.
L’article 22 de la DUDH ne mettait-il pas déjà en exergue dès 1948 l’importance de la reconnaissance de droits sociaux pour satisfaire à l’obligation de respect de la dignité humaine, en précisant que « toute personne […] est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité ». Blaise Pascal soulignait également que « le droit sans dignité n’est que médiocrité et la dignité sans droit n’est que déraison » (Blaise Pascal, Pensées). Espérons en entendre l’écho dans l’arrêt de la Cour à venir …
2. La dignité humaine, source de droits de l’immigré
La dignité humaine fait partie de ces notions juridiques floues, à contenu variable, qui inondent la scène juridique contemporaine. Le principe du respect de la dignité humaine apparaît simplement et surtout comme un rempart contre toute entrave à la condition humaine. « La dignité fait assurément partie de ces notions floues qui innervent le langage juridique. Plus qu’à un principe précis, l’interprétation de la dignité nécessite d’avoir recours à un système de valeurs lui-même reflet des aspirations d’un corps social » (E. Dubout, op.cit.). La position de l’avocat général Y. Bot corrobore une telle affirmation. La dignité a vocation à être une valeur commune à l’Union reflétant les aspirations du corps social européen.
Si la dignité humaine n’est pas définie d’un point de vue juridique, son utilité ne peut être remise en cause. « La dignité humaine est en droit un principe fonctionnel, évolutif, opératoire » (J. Fierens, op.cit.), puisque le recours à cette notion n’est pas rare dans la jurisprudence européenne. Il est vrai que « ces notions éminemment variables et évolutives n’ont jamais empêché les juges de trancher les litiges qui leur sont soumis » (P. Lambert, op.cit.), et ont même permis parfois aux juges d’affirmer et de reconnaitre certains droits.
A titre d’exemple significatif, on peut citer le recours à la dignité humaine dans l’affaire Kudla contre Pologne jugée devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, G.C., 26 octobre 2000, Kudla contre Pologne, n°30210/96). A cette occasion, la Grande Chambre de la Cour de Strasbourg souligne que « l’article 3 de la Convention impose à l’Etat d’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine » (§94 de l’arrêt). Le recours à la dignité humaine vient ici asseoir une nouvelle obligation à la charge des Etats, à savoir celle de détenir les individus dans des conditions respectueuses de leur dignité humaine, alors que cette obligation n’est pas inscrite en tant que telle dans la Convention européenne des droits de l’homme.
Néanmoins, si le placement en détention dans des conditions respectant la dignité des individus n’est pas explicitement prévu dans le texte de la Convention, il s’agit de souligner que cette obligation découle de l’article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 qui précise que « toute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ». Fort de cet apport considérable à la protection des détenus et à la reconnaissance de la dignité humaine comme notion créatrice de droits, le Professeur F. Sudre fait remarquer que la Cour européenne des droits de l’homme a par cet arrêt ajouté « un nouveau droit au catalogue conventionnel, écrivant un article 3 bis de la Convention » (F. Sudre, « L’article 3 bis de la Convention européenne des droits de l’homme : le droit à des conditions de détention conformes au respect de la dignité humaine », in Mélanges en hommage au Doyen Gérard Cohen-Jonathan, Libertés, justice, tolérance, Vol. II, Bruylant, 2004, p.1499-1514).
La dignité humaine est ainsi venue au secours des détenus qui « ne sont plus hors le droit de la Convention » (F. Sudre, ibid.), au même titre que cette notion pourrait venir au secours des droits sociaux des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier en instance d’éloignement si la CJUE suit les conclusions de l’avocat général Y. Bot dans l’affaire Moussa Abdida.
Notons en ce sens d’ailleurs que la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu une possible obligation de protection sociale incombant aux Etats sur le terrain de l’article 3 de la CEDH au nom de la dignité humaine (CEDH, 18 juin 2009, Budina contre Russie (déc.), n°45603/05). De plus, dans l’affaire M.S.S. contre Grèce et Belgique du 21 janvier 2011, les juges de Strasbourg recourent également à la notion de dignité humaine pour sanctionner la Grèce du fait des conditions d’accueil du requérant demandeur de protection internationale. En l’espèce, le requérant avait été laissé livré à lui, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à ses besoins élémentaires, ce qui conduit la Cour à estimer que « le requérant a été victime d’un traitement humiliant témoignant d’un manque de respect pour sa dignité » (§263). Enfin, dans l’affaire Cimade et Gisti du 27 septembre 2012, la CJUE souligne également l’importance du respect de la dignité humaine dans son raisonnement tenant à l’applicabilité de la directive Accueil (directive 2003/9/CE, JOUE L 31, 6 février 2003, p.18) aux personnes sous le coup du règlement Dublin (règlement (CE) n°343/2003, JOUE L 50, 25 février 2003, p.1). En effet, les juges de Luxembourg concluent que « l’économie générale et la finalité de la directive 2003/9/CE ainsi que le respect des droits fondamentaux, notamment les exigences de l’article 1e de la Charte selon lequel la dignité humaine doit être respectée et protégée, s’opposent » à ce que la directive Accueil ne s’applique pas aux personnes sous procédure Dublin (§56).
Au regard des développements précédents, la place de la dignité humaine dans la construction d’une Europe et d’une Union européenne plus respectueuse des droits fondamentaux des individus est sans équivoque. En tant que valeur de l’UE, la dignité a vocation à s’imposer dans le prétoire de Luxembourg. Le respect de la dignité humaine essence même des droits fondamentaux proclamés dans la CEDH (CEDH, 22 novembre 1995, S.W. contre Royaume-Uni, n°20166/92, §44) est également un principe axiologique de l’action de l’Union européenne. Pourtant, « le respect de la dignité ne va pas de soi, […] il faut militer inlassablement pour sa protection et sa promotion » (J.P. Lehners, « La dignité humaine, une notion dépassée ? », in Mélanges en hommage à Albert Weitzel, L’Europe des droits fondamentaux, Pedone, 2013, p.293-303). C’est ce qu’a fait de manière remarquable l’avocat général Y. Bot ce 4 septembre 2014 dans l’affaire Moussa Abdida.