par Henri Labayle, CDRE
Dans le climat politique entourant actuellement la Cour européenne des droits de l’Homme et la conception qu’elle se fait de sa fonction, l’arrêt de Grande Chambre rendu le 4 octobre 2014 dans l’affaire Jeunesse c Pays bas apporte un éclairage brutal aux divergences de points de vue que l’on sait.
Une banale affaire de respect des droits tirés de l’article 8 de la CEDH en matière de refus de titre de séjour est en effet l’occasion d’une opposition exprimée frontalement par trois juges, dont le juge britannique, dans leur opinion dissidente.
En décidant que le refus des autorités néerlandaises d’octroyer un titre de séjour à une ressortissante surinamaise, madame Jeunesse, mère de trois enfants nés aux Pays Bas, contrevenait au droit au respect de la vie familiale, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme met le feu aux poudres. Non pas tant sur le fond de l’affaire mais parce que le raisonnement qu’elle emprunte semble la conduire au delà de ce que le respect du principe de subsidiarité l’autorise à trancher. L’opinion dissidente des juges Mahoney, Villiger et Silvis, respectivement juges du Royaume Uni, du Liechtenstein et des Pays Bas, est faite : « la Cour agit ici en tant que juridiction d’immigration de première instance, au mépris du principe de subsidiarité ».
C’est dire qu’au delà de la question migratoire (1), la relation du juge européen avec la marge d’appréciation concédée au droit interne est en cause (2).
1. De l’obligation positive des Etats de délivrer un titre de séjour
La question posée par les faits de l’espèce était redoutable : existe-t-il une obligation positive pesant sur les Etats parties à la Convention de délivrer en vertu de l’article 8 CEDH un titre de séjour à un ressortissant étranger en situation irrégulière afin de lui permettre de mener une vie familiale normale avec ses proches ?
Les circonstances ayant conduit la Cour à y répondre positivement sortaient de l’ordinaire. Au point de douter du caractère de principe à accorder à l’arrêt rendu le 4 octobre.
La requérante, madame Jeunessse, est ressortissante du Surinam, entrée et demeurant aux Pays-Bas depuis 1997 après l’expiration de son visa de tourisme. En 1999, elle épousa M. W, d’origine surinamaise mais naturalisé et qui avait toujours vécu au Surinam avant de venir aux Pays-Bas. Les deux époux avaient cohabité dans leur pays d’origine, où ils s’étaient rencontrés en 1987. M. W. après avoir pénétré aux Pays Bas y avait par la suite obtenu la nationalité néerlandaise. Après plusieurs tentatives infructueuses, Mme Jeunesse obtint, à sa sixième tentative, un visa de court séjour pour les Pays-Bas, pour visite familiale. Elle y entra le 12 mars 1997 et s’y maintint après expiration de ce visa. Depuis, le couple eut trois enfants, possédant la nationalité néerlandaise comme leur père. Mme Jeunesse demanda à cinq reprises un permis de séjour, ses requêtes étant rejetées au motif qu’elle ne détenait pas de visa de séjour temporaire délivré par une représentation des Pays-Bas au Surinam.
Elle mettait donc en cause le refus néerlandais de lui accorder un permis de séjour, au regard du droit au respect de sa vie familiale.
Chacun connaît la formule classique employée par la Cour en matière de droit des étrangers désireux de bénéficier des droits qu’ils tiennent de l’article 8 CEDH : la Convention « ne garantit, comme tel, aucun droit pour un étranger d’entrer ou de résider sur le territoire d’un pays déterminé. Toutefois, exclure une personne d’un pays où vivent ses parents proches peut constituer une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale, tel que protégé par l’article 8 de la Convention ». Car, et la formule est tout aussi classique, les Etats parties ont le droit « de contrôler, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, l’entrée et le séjour des non nationaux ».
La Cour ne peut faire autrement ici que rappeler la substance de sa jurisprudence : les étrangers ont l’obligation de se soumettre aux contrôles et aux procédures d’immigration et de quitter le territoire de l’État contractant concerné lorsqu’ils en reçoivent l’ordre si l’entrée ou le séjour sur ce territoire leur sont valablement refusés (§ 100) pas davantage qu’ils ne tiennent de la CEDH un droit d’attendre les résultats d’une procédure d’immigration sur ce territoire.
Néanmoins, la Cour en tire paradoxalement un argument en faveur de la requérante, découlant de la longue abstention des autorités néerlandaises : « lorsqu’un État contractant tolère la présence sur son sol d’un ressortissant étranger, lui donnant ainsi la possibilité d’attendre la décision relative à sa demande d’octroi d’un permis de séjour, à un recours contre une telle décision ou à une nouvelle demande de permis de séjour, il lui permet de participer à la vie sociale du pays dans lequel il se trouve, d’y nouer des relations et d’y fonder une famille » … et donc de se mettre éventuellement en porte-à-faux avec la Convention.
Consciente de l’eau ainsi apportée aux partisans de la régularisation des étrangers en situation irrégulière, la Cour esquisse alors immédiatement un pas de retrait : « pour autant », bien sûr, cela n’implique pas « automatiquement » que les Etats autorisent à demeurer sur le territoire et en ayant « mis ainsi les autorités du pays d’accueil devant le fait accompli que cela entraîne pour celles-ci l’obligation, au titre de l’article 8 de la Convention » d’autoriser à l’installation.
Sa jurisprudence est clairement fixée en la matière et les autorités néerlandaises ont eu beau jeu de l’invoquer : « les personnes qui, sans se conformer aux règlements en vigueur, mettent par leur présence sur le territoire d’un État contractant les autorités de ce pays devant un fait accompli, ne peuvent d’une manière générale faire valoir une espérance légitime qu’un droit de séjour leur sera accordé », au titre de l’article 8 de la Convention (CEDH, déc., 13 mai 2003, Chandra et a. c/ Pays-Bas ; CEDH, 31 janvier 2006, Rodrigues da Silva et Hoogkamer c/ Pays-Bas).
En règle générale, la Cour estime que « lorsqu’une vie familiale a débuté à un moment où les individus concernés savaient que la situation de l’un d’entre eux au regard des lois sur l’immigration était telle que cela conférait un caractère précaire à la poursuite de leur vie familiale dans l’État d’accueil », ce n’est que dans des « circonstances exceptionnelles » que l’éloignement du membre de la famille emporte violation de l’article 8 de la Convention (CEDH, 28 mai 1995, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/ Royaume-Uni, § 68).
La brèche est ouverte. Car la Cour pose alors une distinction dont on devine à l’avance l’impact considérable : « la situation d’un immigré établi et celle d’un étranger sollicitant l’admission sur le territoire national étant, en fait et en droit, différentes (même si, comme la requérante, l’étranger a sollicité à plusieurs reprises un permis de séjour et réside sur le territoire depuis plusieurs années), les critères que la Cour a élaborés au fil de sa jurisprudence pour apprécier si le retrait du permis de séjour d’un immigré établi est compatible avec l’article 8 ne peuvent être transposés automatiquement à la situation de la requérante ».
C’est donc au titre des obligations positives pesant sur les Etats parties qu’il convient de raisonner, au delà de la vie familiale parce que l’affaire « concerne aussi l’immigration » (§ 105). De son point de vue en effet, l’article 8 peut engendrer de telles obligations positives inhérentes au respect d’une vie familiale effective. Celles ci dépendent de facteurs qu’elle énumère :
- une entrave effective à la vie familiale,
- l’étendue des attaches que les personnes concernées ont dans l’État contractant en cause,
- l’existence ou non d’obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine de l’étranger concerné
- l’existence d’éléments touchant au contrôle de l’immigration susceptibles de relever de considérations d’ordre public
Il lui est alors difficile de ne pas céder à la tentation et de provoquer le désaccord virulent de trois de ses juges, en allant au fond des choses.
2. De la Cour européenne des droits de l’homme, juge de l’immigration
En trois temps et quatre mouvements, l’affaire est réglée : madame Jeunesse devait bénéficier d’un titre de séjour.
La Cour juge, et c’est le cœur de l’affaire et de la portée qu’il conviendra de lui accorder, que l’on se trouve ici dans de « circonstances exceptionnelles ». Ces dernières permettent de déroger à la rigueur jurisprudentielle habituelle qui interdit à un immigré en situation irrégulière de tirer avantage de cette irrégularité.
Son raisonnement est alors imparable, s’il n’est juridiquement pas toujours convaincant, mis à part sa valorisation de l’intérêt supérieur de l’enfant.
La Cour prend d’abord en compte que tous les membres de la famille de Mme Jeunesse, à l’exception d’elle-même, sont des ressortissants néerlandais et ont le droit de vivre leur vie familiale ensemble aux Pays-Bas. Elle souligne également que la situation de la requérante n’est pas comparable à celle d’autres candidats à l’immigration puisqu’elle était de nationalité néerlandaise à la naissance et qu’elle a perdu cette nationalité « involontairement » (sic !!) avec l’accession à l’indépendance du Surinam. La légèreté avec laquelle la Cour européenne traite des questions de nationalité est habituelle et on passera sous silence l’approximation de ses constats : nombre de candidats à l’immigration ne furent-il pas un jour placés sous l’emprise d’une puissance coloniale dont ils possédaient la nationalité ?
Elle note, sans que l’on soit persuadé que ce soit pertinent à positiver, qu’aucun élément judiciaire n’affecte son dossier et, ce qui est beaucoup plus intéressant, elle s’attache à l’attitude des autorités néerlandaises en l’espèce, depuis plus de seize ans.
C’est un élément « important » de sont point de vue : « les autorités néerlandaises ont pour leur part toléré sa présence pendant une durée considérable, tandis qu’elle réitérait ses demandes de permis de séjour et attendait l’issue des recours correspondants. En la laissant demeurer sur le territoire pendant une période aussi longue alors que pendant une grande partie de ce laps de temps elles pouvaient l’expulser, les autorités ont en pratique permis à la requérante d’établir et de développer des liens familiaux, sociaux et culturels étroits avec le pays ». En d’autres termes, sa formule invite l’Etat à des comportements plus expéditifs tout indiquant la voie à suivre pour la régularisation … Soulignée par les trois juges dissidents, la réduction de la marge d’appréciation des Etats pour cette catégorie précise d’immigrés en situation irrégulière n’est pas sans conséquences pour le droit de l’immigration.
Enfin, dans des termes qui doivent être approuvés, la Cour souligne l’impact qu’il convient de réserver à l’intérêt supérieur des enfants à l’instant de mettre en balance les intérêts en présence. On se réjouira de lui voir manifester ici une attention particulière aux conséquence d’un départ forcé d’une famille du territoire des Pays Bas, tant le cynisme de son indifférence à la situation d’étrangers malades en fin de vie avait pu choquer sur le terrain de l’article 3 (CEDH, 16 avril 2013, Aswat c/Royaume-Uni).
Mais là n’est pas le plus discutable. En censurant le refus néerlandais d’octroyer un titre de séjour à Mme Jeunesse, la Cour censure l’appréciation qu’avaient portée les autorités nationales de sa nécessité et de sa proportionnalité.
Celles-ci, fondées sur la jurisprudence de la Cour, ont procédé à un tel examen et il n’est que de relire la décision de recevabilité rendue par la Cour pour s’en convaincre. Comme c’est parfois le cas, les deux pièces d’une même monnaie ne correspondent pas toujours et la lecture du dossier de Mme Jeunesse comporte elle aussi une face plus sombre : une volonté délibérée de frauder les règles du droit national, seize années à ne pas déférer aux obligations de quitter un territoire où elle est arrivée à plus de trente ans, un époux néerlandais mais d’origine du Surinam, lui même convaincu de transport d’opium, un Etat de destination dont ils maîtrisent la langue et la culture et des enfants suffisamment jeunes pour autoriser une intégration …
En bref et sans qu’il soit utile de démêler le vrai du faux, la question qui se pose ici est celle de la capacité de la Cour à substituer sa propre appréciation à celle du droit national, étant acquis que les contraintes de la CEDH ont été prises en considérations.
On sait que c’est le procès en illégitimité que le Royaume Uni fait depuis longtemps à la Cour, procès remis au gout du jour avec la proposition d’une « British Bill of rights » déniant à la Cour la possibilité de « donner des instruction » au juge britannique. Toujours en retard d’une idée originale, c’est le même procès que tente de reprendre à son compte le Front National en France.
Il reste que le problème posé ici est de principe, résumé par les trois juges dissidents : « en substituant à la mise en balance faite par les autorités internes une analyse qui s’appuie lourdement sur le caractère exceptionnel des faits de la cause, la Cour s’éloigne du rôle subsidiaire que lui assigne la Convention, en se laissant peut-être plus guider par l’humanité que par la justice ».