par Cyril Nourissat, EDIEC
Deux arrêts récents de la Cour de justice (CJUE, 4 septembre 2014, eco cosmetics GmbH e.a., C-119/13 et C-120/13 ; CJUE, 11 septembre 2014, A. c. B. e.a., C-112/13), rendus l’un et l’autre aux conclusions de l’avocat général Yves Bot, retiendront l’attention de ceux qui s’intéressent à la place et au rôle de la Charte des droits fondamentaux de l’UE dans la jurisprudence de Luxembourg, en particulier en matière d’espace de liberté, de sécurité et de justice.
Ces arrêts méritent d’être abordés conjointement puisque, en substance, ils mettent l’un et l’autre en jeu l’accès au juge tel qu’il est, en particulier, garanti par la Charte en son article 47. Et si, dans les deux cas, l’avocat général entendait conduire la Cour à interpréter les règlements concernés, selon la formule bien connue, « à la lumière de la charte », en définitive tel est le cas mais seulement dans la seconde décision. Cette différence de traitement mérite explication au-delà d’une première réaction qui relèvera probablement davantage de l’intuition ou de la supputation que de l’affirmation.
Concernant l’arrêt eco cosmetics, chacun relèvera qu’il vient à la suite d’autres qui témoignent, s’il en était besoin, des difficultés d’application du règlement sur la procédure européenne d’injonction de payer (cf. déjà, CJUE, 3e ch., 13 juin 2013, aff. C-144/12, Goldbet Sportwetten GmbH ; CJUE, ord., 21 mars 2013, aff. C-324/12, Novontech-Zala kft et CJUE, 1re ch., 13 déc. 2012, aff. C-215/11, Iwona Szyrocka) Mais aussi, et c’est précisément ici le cas dans les trois affaires proches à l’origine du renvoi préjudiciel, d’éventuelles failles dans le dispositif mis en place par le règlement et susceptibles de conduire la Cour de justice à tenter de pallier cette carence.
Le problème de base peut être identifié simplement. Un débiteur, contre lequel est prise une injonction de payer européenne, en ignore l’existence puisque cette dernière ne lui a pas été signifiée ou notifiée de manière régulière. Et ce n’est qu’une fois qu’elle a été déclarée exécutoire, qu’il en apprend l’existence fortuitement (par exemple par sa banque, comme en l’espèce)… Peut-il alors former opposition (art. 16 du règlement) ou exercer un recours en examen (art. 20 du règlement) ? La réponse de la Cour, comme de l’avocat général, est nette : ni l’une ni l’autre ! Et c’est vers le droit national du juge ayant délivré l’injonction qu’il convient de se tourner car « le défendeur doit avoir la possibilité de dénoncer cette irrégularité, laquelle doit, si elle est dûment démontrée, entraîner l’invalidité de cette déclaration de force exécutoire ».
La solution ne peut qu’être approuvée car, en substance, elle conduit, d’une part, à éviter que l’on ne torde les textes jusqu’à les dénaturer, d’autre part, elle renforce la lettre et l’esprit du règlement qui tout entier repose sur le préalable essentiel d’une signification ou d’une notification de l’IPE régulière (art. 13 à 15 du règlement). Seule cette signification régulière justifie la délivrance d’une IPE exécutoire. Les conditions de l’opposition ne sont pas remplies. Celles du réexamen, non plus. Dès lors, c’est à l’ordre juridique de l’Etat d’origine de l’IPE, en premier lieu, de permettre que le défendeur puisse se faire entendre et, en second lieu, d’en tirer toutes les conséquences en termes d’invalidité de la déclaration de force exécutoire. Comme le souligne très justement l’avocat général Bot, l’analogie a ses limites et porterait atteinte non seulement à l’égalité de traitement entre défendeurs de bonne foi (celui qui sait et celui qui ne sait pas, en raison d’une notification défectueuse) mais encore au respect du droit au recours effectif garanti par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux (pt. 41 à 45 des conclusions).
Le règlement est donc bien muet sur ce point. Seul le droit national doit pouvoir apporter une réponse sans pour autant lui rappeler ses obligations « européennes », en particulier celles découlant de la Charte. Sauf à ce que, demain, l’on réécrive le règlement en prenant enfin en compte cette situation consécutive à une signification ou une notification défectueuse ne préservant donc pas les droits de la défense au cœur de la Charte. Nul doute que l’arrêt eco cosmetics, comme ces prédécesseurs, servira à alimenter les débats autour de l’actuelle refonte du règlement « IPE » engagée il y a tout juste un an (Proposition de règlement modifiant le règlement (CE) n° 861/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 instituant une procédure européenne de règlement des petits litiges et le règlement (CE) n° 1896/2006 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 instituant une procédure européenne d’injonction de payer, COM(213)794 final, 19 nov. 2013)…
Concernant l’arrêt A. c. B., force est de constater qu’il se présente comme l’une des très rares réponses préjudicielles où la Cour de justice s’approprie pleinement la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne pour en tirer toutes les conséquences à l’adresse du juge national. Et, en soulignant que l’hypothèse à l’origine de la question préjudicielle d’interprétation est assez particulière – elle touche une institution propre à la procédure civile autrichienne – on invitera à une grande prudence quant à la portée réelle de l’arrêt. Ainsi, si le défendeur à une procédure civile n’a pas de résidence connue et donc si l’acte introductif d’instance ne peut être signifié à personne, le juge saisi doit alors nommer un « curateur du défendeur absent » (« Abwesenheitskurator », art. 116 ZPO) dont la fonction sera d’accomplir tout acte de procédure de nature à préserver les droits de ce défendeur.
Au cas d’espèce, et même si les faits sont assez obscurs, il apparait que plusieurs demandeurs ont été amenés à saisir un tribunal autrichien d’une action indemnitaire contre M. A sans domicile connu (même s’il apparait à la lecture de la décision qu’il serait en réalité domicilié à Malte !), tribunal qui a donc, après plusieurs tentatives infructueuses de notification de la requête introductive d’instance, nommé un curateur du défendeur absent. La question procédurale qui se pose alors est celle de savoir si la comparution de ce curateur vaudra ou non prorogation tacite de compétence au sens de l’article 24 du règlement « Bruxelles I » (seule hypothèse de nature, semble-t-il, à fonder la compétence du juge autrichien). La réponse, selon la Cour, ne peut qu’être négative tant au regard de la lettre et de l’esprit du règlement qu’en raison de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux relatif au droit à un recours effectif. Mais au-delà, et c’est ce qui retiendra l’attention des commentateurs férus d’aspects institutionnels, la Cour délivre une interprétation tout aussi intéressante du traité et de la Charte à propos de la saisine de la Cour constitutionnelle dans le cadre d’un contrôle a posteriori de conventionalité qui semble ici s’imposer. On s’attachera uniquement au premier enseignement pour le laisser le soin aux spécialistes de droit institutionnel disserter sur le second aspect dont il sera simplement remarqué qu’il s’inscrit très exactement (ou presque) dans les termes du célèbre arrêt Melki et Abdeli à l’occasion duquel ont été conciliées question prioritaire de constitutionnalité et question préjudicielle (CJUE, Grande ch., 22 juin 2010, aff. C-188/10 et C-189/10, Melki et Abdeli).
Concernant la prorogation tacite de compétence, le raisonnement suivi par la CJUE (dans la droite ligne des conclusions de l’avocat général Bot) est imparable. La solution du droit autrichien selon laquelle la comparution d’un curateur vaut prorogation tacite de compétence au sens de l’article 24 du règlement « Bruxelles I » ne peut qu’être rejetée car non conforme aux exigences du droit de l’Union – en ce compris l’article 47 de la Charte –. Pour la Cour de justice, et même si certains arrêts auraient pu laisser penser le contraire (d’où un bel exercice de distinguishing au cas précis – cf. not. pt. 60 de l’arrêt), il ne peut y avoir prorogation tacite de compétence car cette dernière « est fondée sur un choix délibéré des parties au litige relatif à cette compétence » (pt. 54 de l’arrêt). Or, lorsque le défendeur est absent, pas de choix délibéré ! Bien plus, la Cour ajoute – non sans avoir délivré un message limpide sur les droits fondamentaux « qui, selon une jurisprudence constante, font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect et qui sont désormais inscrits dans la Charte » (pt. 51 de l’arrêt) – que « le respect des droits de la défense exige qu’un représentant légal ne puisse valablement comparaître pour le défendeur que s’il est effectivement en mesure d’assurer la défense des droits du défendeur absent » or « un défendeur qui ignore la procédure entamée à son encontre et pour lequel comparaît un avocat ou un “tuteur” qu’il n’a pas mandaté se trouve dans l’impossibilité de se défendre effectivement » (pt. 56 de l’arrêt). Et de conclure, s’il en était encore besoin, dans une formule assez lourde que « le droit à un recours effectif du demandeur garanti par l’article 47 de la Charte, qui doit être mise en œuvre en concomitance avec les droits de la défense du défendeur dans le cadre du règlement n° 44/2001 ne commande pas une interprétation différente de l’article 24 de ce règlement » (pt. 58 de l’arrêt). Outre que l’arrêt constitue un vibrant hommage au mandat ad litem – bien malmené depuis quelques semaines en France – il témoigne donc du fait que, désormais, on ne peut plus, on ne doit plus interpréter le règlement « Bruxelles I » sans la Charte, en particulier ses articles 47 et suivants.
On l’aura compris, la Charte ne saurait « jouer » systématiquement alors même que le droit ou la liberté qu’elle protège est en cause. Et on l’a dit, l’avocat général Bot avait bien compris que dans l’une et l’autre affaire, l’article 47 avait vocation à servir de référence puisque, dans les deux cas, c’est bien en définitive d’accès au tribunal qu’il est question. Comment alors expliquer que la Cour ne suive cette démonstration que dans un seul des arrêts ? On se perd volontiers en conjectures sauf à formuler quelques pistes de nature à ouvrir la discussion. Faut-il tirer conséquence du fait que, dans un cas, le message s’adresse avant tout à une règle de procédure nationale qui paraitra « baroque » à beaucoup alors que, dans l’autre cas, c’est la malfaçon d’un règlement qui est pointée ? En d’autres termes qu’il est plus facile pour la Cour de se prévaloir de la charte contre le droit national que contre le droit de l’Union ? Il est vrai qu’il ferait probablement assez mauvais genre d’interpréter le règlement « IPE » à la lumière de l’article 47 de la Charte pour constater que le défendeur n’a comme seul salut pour se sortir d’une situation inextricable de s’adresser au juge national appliquant sa procédure nationale ; règlement « IPE » qui pourtant, dans ses considérants, indique être conforme à la Charte et, en particulier, au droit au juge qu’elle protège… Peut-on aussi penser que la Charte intervient lorsqu’il s’agit en réalité de s’écarter purement et simplement d’une interprétation précédemment retenue ? Et ainsi asseoir cette figure exceptionnelle dans la jurisprudence de la Cour qu’est le revirement ?
Telles sont quelques pistes qui peuvent être dessinées et emportent davantage de questions que de réponses. A un moment où d’aucuns suggèrent qu’il devrait exister une véritable ligne politique jurisprudentielle en matière de recours à la Charte, c’est laisser présager quelques heurts potentiels dès lors que l’observateur attentif retient que la casuistique semble surtout à l’œuvre dans le domaine de la coopération judiciaire civile ! La seule chose dont on peut être certain à ce stade tient au fait que désormais la porte est bien ouverte pour l’invocation de la Charte par les plaideurs engagés dans des procès civils ou commerciaux transfrontières, y compris (et nécessairement) devant le juge national.