par Léa Dumont, CDRE
Depuis le célèbre arrêt Rüffert du 3 avril 2008 (C-346/06), la Cour de justice a confirmé sa tendance à faire prévaloir la libre prestation de services sur la promotion des droits des travailleurs et la lutte contre le dumping social. Elle avait ainsi censuré dans cet arrêt une mesure à caractère législatif allemande qui prescrivait au pouvoir adjudicateur de ne désigner comme adjudicataires de marchés publics de travaux que les entreprises qui s’engageaient à verser à leurs salariés le salaire minimum prévu par une convention collective.
Le 18 septembre dernier, la Cour a eu à juger d’une affaire Bundesdruckerei (C-549/13) qui rappelle pour beaucoup l’affaire Rüffert.
En l’espèce, est en cause l’obligation figurant dans un cahier des charges relatif à un marché public de services d’une ville allemande d’assurer aux travailleurs de sous-traitants de soumissionnaires le paiement d’un salaire minimal prévu par une réglementation du Land (le TVgG-NRW). Bundesdruckerei, qui souhaite répondre à l’appel d’offre, prévoit de faire appel à un sous-traitant établi en Pologne et dont les travailleurs n’interviennent que dans ce seul Etat membre. Cependant, cette société considère que si l’obligation de salaire minimum devait s’appliquer à un tel sous-traitant, cela constituerait une restriction injustifiée à la libre prestation des services consacrée à l’article 56 TFUE, dès lors qu’elle implique une charge économique supplémentaire qui est de nature à empêcher ou à rendre moins attractive la fourniture transfrontalière de services par l’entreprise concernée. De son côté, la ville considère que le droit de l’Union, et notamment les exigences découlant de l’arrêt Rüffert, sont respectés.
Les deux affaires diffèrent sur un point important : alors que dans l’affaire Rüffert, les travailleurs concernés étaient détachés sur le territoire allemand, dans l’affaire Bundesdruckerei, les travailleurs restent sur le territoire polonais pour exécuter les prestations relatives au marché public allemand. Cependant, les enjeux sont donc bien les mêmes : un Etat membre cherche, par le biais de sa règlementation relative aux marchés publics, à imposer à des entreprises sous-traitantes établies dans d’autres Etats-membres le respect d’un salaire minimum de manière à promouvoir les droits des travailleurs et à lutter contre le dumping social. La Cour considère une nouvelle fois dans cet arrêt que l’obligation en cause est contraire au droit de l’Union en ce qu’elle constitue une restriction injustifiée à la libre prestation de services. La Cour confirme ainsi sa tendance à donner la priorité à cette liberté économique sur la protection des travailleurs et la lutte contre le dumping social (I) ce qui constitue un effacement du rôle de l’Etat dans ce domaine (II).
1. La priorité donnée à la libre prestation de services sur la protection des travailleurs et la lutte contre le dumping social
Si la restriction apportée à la libre prestation de services par l’obligation de salaire minimum est évidente, l’absence de justification de celle-ci l’est moins. En effet, la Cour a toujours admis que des raisons impérieuses d’intérêt général puissent justifier des restrictions aux libertés économiques fondamentales consacrées par les traités à condition que les mesures en cause soient nécessaires et proportionnées pour atteindre l’objectif poursuivi. Une des raisons impérieuses pouvant justifier de telles restrictions est l’objectif de protection des travailleurs et d’ailleurs, le législateur allemand s’était expressément référé à cet objectif pour adopter l’obligation de salaire minimum dans le but « d’assurer que les travailleurs soient payés un salaire convenable afin d’éviter à la fois le « dumping social » et la pénalisation des entreprises concurrentes qui octroient un salaire convenable à leurs employés » (pt 31 de l’arrêt). Cependant, la Cour considère que l’obligation de salaire minimum n’est ni nécessaire ni proportionnée à l’objectif poursuivi.
En premier lieu, elle considère qu’une telle obligation n’est pas apte à atteindre l’objectif de protection des travailleurs dans la mesure où elle ne concerne que les marchés publics, et non les marchés privés. Ainsi, si cette protection était vraiment nécessaire aux salariés, tous devraient en bénéficier. La Cour avait adopté la même interprétation dans l’arrêt Rüffert et Sophie Robin-Olivier l’avait alors considérée comme « procédant d’un raccourci très contestable » dans la mesure où elle confondait « salaire minimum et minimum d’existence » : si le salaire minimum n’est pas nécessaire pour assurer la subsistance des salariés, il est nécessaire pour assurer leur protection, notamment dans le cadre des marchés publics, en évitant « que la concurrence par le coût du travail entraine la dégradation de leurs conditions de travail ».
Cette interprétation de la Cour semble également supposer qu’une amélioration des conditions de travail ne bénéficiant qu’à certains salariés ne pourra jamais constituer une raison impérieuse justifiant une restriction à une liberté économique puisque, n’étant pas généralisée, elle n’est pas nécessaire. Un autre argument en faveur de la nécessité d’une telle mesure avait été apporté par l’l’avocat général Yves Bot dans l’affaire Rüffert. Il avait ainsi considéré que l’obligation de salaire minimum était nécessaire à la protection des travailleurs en leur apportant « un avantage réel qui contribue, de manière significative, à leur protection sociale » (pt 116 des conclusions) par rapport à la protection qui leur est offerte dans leur Etat membre d’origine. De plus, une telle obligation de salaire minimum est également nécessaire à la prévention du dumping social puisqu’elle permet « d’égaliser les conditions dans lesquelles les prestataires de services, qu’ils soient établis ou non en Allemagne, devront rémunérer les travailleurs dans le cadre de l’exécution d’un marché public » (pt 119 des conclusions). Enfin, la Cour ne semble pas tenir compte de l’article 151, paragraphe 1, du TFUE qui précise que « [l]’Union et les Etats membres, conscients des droits sociaux fondamentaux, […] ont pour objectifs […] l’amélioration des conditions de vie et de travail, permettant leur égalisation dans le progrès, [ainsi que] le dialogue social ».
En effet, accepter une mesure telle que celle en cause dans cette affaire aurait permis d’améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs d’autres Etats membres lorsqu’ils exécutent des prestations pour un marché public allemand ce qui aurait également concouru à l’égalisation dans le progrès de ces conditions de vie et de travail des travailleurs dans l’Union européenne. D’ailleurs, l’avocat général Villalòn dans ses conclusions sous l’affaire Palhota (C-515/08) a estimé que « l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne exige que, si les conditions de travail constituent une raison impérieuse d’intérêt général justifiant une dérogation à la libre prestation de services, elles doivent cesser d’être interprétées de manière restrictive » (pt 53 des conclusions).
La Cour estime ensuite que l’obligation de salaire minimum n’est pas proportionnée à l’objectif de protection des travailleurs puisqu’elle vise ici à imposer un salaire minimum allemand à des travailleurs polonais qui travaillent en Pologne ce qui prive « les sous-traitants établis dans ce dernier Etat membre de retirer un avantage concurrentiel des différences existant entre les taux de salaires respectifs » (pt 34). Là encore, l’argumentation peut paraitre critiquable : c’est précisément la concurrence par le coût du travail qui risque d’entrainer une dégradation des conditions de travail des salariés polonais en exigeant d’eux qu’ils soient toujours plus compétitifs pour remporter des marchés publics. En conséquence, l’imposition du respect d’un salaire minimum à tous les sous-traitants exécutant des prestations pour un marché public allemand, quels que soient les lieux où ces prestations sont effectuées, aurait justement permis de protéger les travailleurs contre cette concurrence par le coût du travail : il parait difficile d’obtenir le même résultat par une mesure différente et moins restrictive de la libre prestation de services.
En considérant que l’obligation de salaire minimum constitue une atteinte non justifiée à la libre prestation de services, la Cour de justice empêche une nouvelle fois un Etat membre d’adopter une mesure favorisant la protection des droits des travailleurs dans l’Union.
2. L’effacement du rôle de l’Etat dans la promotion des droits sociaux
Dans l’affaire Rüffert et dans l’affaire Bundesdruckerei, était en cause une mesure qu’avaient prise les pouvoirs publics allemands pour promouvoir les droits sociaux et lutter contre le dumping social ce qui montrait le pouvoir des Etats de participer à « l’amélioration des conditions de vie et de travail » conformément à l’objectif prévu par l’article 151, paragraphe 1, du TFUE. Comme un auteur l’a justement noté à propos de l’affaire Rüffert, l’Etat aurait pu « tenter de faire obstacle à la spirale régressive résultant d’une concurrence internationale fondée sur le coût du travail » (S. Robin-Olivier, RTD Eur. 2008, p. 485), mais la Cour de justice l’a privé de cette possibilité.
Cela est d’autant plus regrettable qu’il s’agissait uniquement pour l’Etat de jouer un rôle social en choisissant ses cocontractants dans ses marchés publics selon des critères sociaux particuliers. En effet, si on laissait le jeu de la libre concurrence faire son œuvre, les Etats devraient pouvoir exploiter la position qu’ils ont sur le marché européen pour « exercer une pression en faveur de standards élevés de protection » (S. Robin-Olivier, préc.). D’ailleurs, on l’a vu, il s’agit d’un objectif prévu par le traité, mais également implicitement visé par la directive n° 96/71 sur le détachement des travailleurs. Cette directive n’était pas applicable dans l’affaire Bundesdruckerei car le sous-traitant polonais ne prévoyait pas de détacher de travailleurs mais devait exécuter l’ensemble des prestations en Pologne. Cependant, il n’est pas inutile de rappeler que cette directive prévoit que ses dispositions « ne font pas obstacle à l’application de conditions d’emploi et de travail plus favorables pour les travailleurs » (art. 3 § 7). Ici on retrouve l’idée du traité selon laquelle les Etats membres doivent pouvoir, par les mesures qu’ils adoptent, participer à l’amélioration de conditions de vie et de travail des citoyens de l’Union. Cependant, dans l’arrêt Rüffert, la Cour a décidé d’adopter une interprétation particulièrement restrictive de cette disposition de la directive puisqu’elle considère que les Etats membres ne peuvent aller au-delà du noyau dur de prescriptions minimales prévu par la directive. La Cour confirme ainsi dans l’arrêt Bundesdruckerei ce qu’elle avait déjà affirmé dans Rüffert.
Il faut également noter que l’arrêt Rüffert n’avait pas découragé l’Allemagne dans sa tentative de promotion des droits sociaux et de lutte contre le dumping social puisque la législation en cause dans l’affaire Bundesdruckerei qui prévoit la respect d’un salaire minimum dans les marchés publics (le TVgG-NRW), a été adoptée en 2012, probablement en réponse à l’arrêt Rüffert. En effet, l’une des raisons pour lesquelles les pouvoirs publics allemands ne pouvaient pas imposer le respect de la convention collective locale à un sous-traitant détachant ses travailleurs dans l’affaire Rüffert tenait au fait que cette convention collective n’avait pas été déclarée d’application générale. L’article 3, paragraphe 1, de la directive détachement prévoit effectivement que les conditions de travail et d’emploi qui doivent être garanties aux salariés détachés doivent être fixées par des dispositions législatives ou par des conventions collectives déclarées d’application générale. En adoptant le TVgG-NRW, les pouvoirs publics allemands semblaient donc permettre de pallier cette insuffisance relevée par la Cour : l’obligation de salaire minimum étant désormais prévue par une disposition législative, l’obstacle rencontré dans l’arrêt Rüffert était levé. Cependant, dans l’affaire Bundesdruckerei, la directive détachement n’est pas applicable et donc peu importe que l’obligation soit prévue ou non par une disposition législative. Le fait qu’elle restreigne de manière injustifiée la libre prestation de services suffit à la déclarer contraire au droit de l’Union. On voit donc que les efforts des pouvoirs publics allemands pour promouvoir les droits sociaux et lutter contre le dumping social n’ont pas permis d’atteindre l’objectif poursuivi.
On peut conclure de cet arrêt qu’au fil des affaires présentées à la Cour de justice, le juge continue à démontrer l’importance de son rôle dans l’orientation que prend le droit de l’Union. D’ailleurs, le rôle du juge national n’est pas en reste puisque l’on voit comment il peut instrumentaliser la procédure préjudicielle pour obtenir la modification d’une législation nationale. En effet, comme dans l’affaire Rüffert (voir les commentaires de S. Robin-Olivier, préc.), le juge national ne semble pas réellement avoir besoin de l’interprétation du juge de l’Union puisqu’il avait déjà donné sa propre interprétation selon laquelle la restriction apportée à la libre prestation de services par la législation en cause « ne saurait être justifiée par la impérieuse d’intérêt général que constitue la protection des travailleurs » (point 18 de l’arrêt). En conséquence, la juridiction de renvoi ne semble avoir posé une question préjudicielle à la Cour que dans le but de voir confirmée son interprétation du droit de l’Union, ce qui devait nécessairement entrainer une modification de la législation allemande. Les libertés économiques constitutives du marché intérieur deviennent ainsi « les ressources constitutionnelles dans lesquelles le juge puise sa résistance à la loi » (S. Robin-Olivier, préc.).