par Joanna Pétin, CDRE
L’accès à la protection internationale des personnes lesbiennes, gays et transgenres (LGBT) est une problématique sensible. Elle préoccupe autant les milieux académiques (v. notamment FRA, Homophobie, transphobie et discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, 2010, p. 61 et s. ; S. Jansen et T. Spijkerboer, Fleeing homophobia. Asylum claims related to sexual orientation and gender identity in Europe, Septembre 2011; Revue Migrations Forcées, Orientation sexuelle et identité de genre et protection des migrants forces, n°42, Juin 2013) que les prétoires européens (v. récemment CEDH, 26 juin 2014, M.E. contre Suède, n°71398/12).
Alors que l’octroi du statut de réfugié à une personne risquant d’être persécutée du fait de son orientation sexuelle est accepté depuis longtemps par le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR), cette possibilité a été explicitement reconnue au niveau de l’Union européenne à l’occasion de l’affaire X., Y. et Z. jugée par la CJUE le 7 novembre 2013 (CJUE, 7 novembre 2013, X., Y. et Z., aff. jtes C-199/12 à C-201/12 ; commentée sur ce site). Une question restait pourtant pendante, celle de l’évaluation de la crédibilité des déclarations d’un demandeur de protection homosexuel, étape cruciale de tout processus de détermination. Complexe autant que sensible, la tâche est ardue, entraînant des dérives dans certains Etats membres, à l’instar de la pratique de tests phallométriques notamment effectués par les autorités tchèques (v. également le point 54 des conclusions parlant des listes noire et grise des pratiques en la matière).
La CJUE a été saisie d’un renvoi préjudiciel formé par la juridiction néerlandaise du Raad van State sur ces points (CJUE, G.C., 2 décembre 2014, aff.jtes C-148-13 à C-150-13). Le litige ayant conduit à la saisine de la Cour de Luxembourg concernait trois individus, A., B. et C., ayant déposé des demandes de protection internationale auprès des autorités compétentes néerlandaises. Les trois demandeurs soutenaient craindre d’être persécutés dans leur pays d’origine respectif du fait de leur homosexualité. Toutefois, il avait été conclu en première instance et en appel au rejet de leurs demandes. Saisi d’un pourvoi formé par A., B. et C., le Raad van State interroge la CJUE afin d’obtenir des éclaircissements sur la manière d’apprécier la crédibilité d’une orientation sexuelle fondant une demande de protection internationale. Il demande, en substance, à la Cour si l’article 4 de la directive 2004/83/CE, dite directive Qualification, lue en combinaison avec les dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, impose aux Etats membres certaines limites lorsqu’ils apprécient le caractère crédible d’une prétendue orientation sexuelle.
Qu’il s’agisse de la crédibilité des affirmations ou de leur preuve, ces questions comptent parmi le grand nombre d’interrogations soulevées par l’examen de demandes de protection internationale fondées sur l’orientation sexuelle des demandeurs. Ici, la réponse de la CJUE, dans la lignée des conclusions de son avocat général Mme Sharpston, est empreinte de pragmatisme. Les juges de Luxembourg soulignent ainsi qu’il revient aux Etats membres d’adapter les modalités d’appréciation des déclarations au contexte des demandes de protection fondées sur l’orientation sexuelle (I), et affirment en ce sens que toutes méthodes intrusives visant à apprécier la crédibilité de l’orientation sexuelle du demandeur et bafouant ses droits fondamentaux doivent être éradiquées (II).
1. L’adaptation des modalités d’appréciation des déclarations et éléments de preuves
L’appréciation de la crédibilité des déclarations et éléments fondants une demande de protection internationale est le cheval de bataille de toute procédure d’examen d’une demande, particulièrement délicate ici. Comme le souligne l’avocat général Sharpston, « la sexualité d’une personne est un sujet extrêmement complexe qui fait partie intégrante de sa personnalité et relève de sa vie privée » (point 36 des conclusions), ce qui implique que la vérification d’une orientation sexuelle est plus sensible que la vérification d’autres motifs de persécution (point 28 des conclusions).
Alors que l’article 4§1 de la directive « Qualification » précise que « les Etats membres peuvent considérer qu’il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale », l’apport de preuves objectives et concrètes attestant de l’orientation sexuelle d’un individu peut en effet s’avérer problématique. L’article 4§5 de la même directive peut ainsi trouver à s’appliquer puisqu’il prévoit des dispositions spécifiques en cas d’impossibilité pour le demandeur de fournir des preuves documentaires ou autres étayant sa demande. L’avocat général Mme Sharpston souligne d’ailleurs en ce sens qu’il est « pratiquement inévitable de faire intervenir l’article 4§5 de la directive » dans le cadre de demandes de protection fondées sur l’orientation sexuelle (point 43). Il est vrai que les difficultés pour obtenir des preuves matérielles objectives et concrètes de l’orientation sexuelle d’un individu sont grandes. De nombreux demandeurs de protection proviennent en effet de pays dans lesquels la révélation d’une orientation sexuelle, en contradiction avec les conventions et valeurs morales nationales, est dangereuse (v. L. Tsourdi, Guidelines on the transposition on the Asylum Qualification Directive : protecting LGBTI asylum seekers, ILGA Europe, p. 6). Les preuves matérielles sont alors très souvent manquantes, au même titre que les informations ou rapports sur la situation des personnes LGBT dans les pays d’origine apparaissent lacunaires.
Dès lors, si les demandeurs de protection homosexuels se heurtent à l’obstacle tenant à la fourniture de preuves, les autorités rencontrent, quant à elles, des difficultés dans le cadre de l’examen de la crédibilité des demandes de protection fondées sur l’orientation sexuelle, puisque ces dossiers reposent principalement sur des aspects intimes de la vie privée (v. Conseil de l’Europe, La discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre en Europe, Editions du Conseil de l’Europe, 2011, p.73).
Forte de ce constat et rappelant l’obligation de coopération incombant aux Etats membres au stade de la détermination des éléments pertinents de la demande (point 56), la CJUE met en évidence qu’il « appartient aux autorités compétentes d’adapter leurs modalités d’appréciation des déclarations et des éléments de preuve documentaires ou autres en fonction des caractéristiques propres à chaque catégorie de demande d’asile » (point 54). Ainsi, alors que la directive « Qualification » semble presque silencieuse au regard de la prise en compte de la particulière vulnérabilité de certains demandeurs de protection au stade de la détermination du statut de bénéficiaire de la protection internationale, la CJUE met en évidence la nécessité d’adapter l’examen de la demande résultant de la vulnérabilité particulière soufferte par les demandeurs homosexuels. La particulière vulnérabilité des personnes homosexuelles dans leur pays d’origine l’explique. Très souvent originaires de pays pénalisant l’homosexualité, ou encore victimisant les personnes homosexuelles par des mesures d’ostracisme ou autres violences, ces individus se retrouvent dans l’incapacité matérielle de fournir toutes preuves concrètes étayant leur demande de protection. La CJUE, reconnait ainsi, à notre sens, sans en utiliser le vocabulaire, la vulnérabilité particulière des demandeurs de protection internationale homosexuels.
Aussi, s’il revient aux Etats membres d’adapter les modalités d’appréciation des déclarations et autres éléments de preuves dans le contexte des demandes de protection fondées sur l’orientation sexuelle, tout ne doit pas pourtant être permis.
La CJUE affirme en effet que ces modalités d’appréciation doivent être conformes aux dispositions des directives Qualification et Procédures, mais également aux dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (point 53 de l’arrêt). Il ne saurait en effet être exigé d’un demandeur qu’il étaye sa demande d’une manière portant atteinte à ses droits fondamentaux.
2. L’interdiction de toutes méthodes intrusives
Les demandeurs de protection internationale homosexuels rencontrent de nombreuses difficultés pour étayer leur demande par des preuves documentaires ou autres, ce qui peut en effet entamer la crédibilité de leur requête. Alors que le HCR suggère que « le témoignage du demandeur doit suffire et doit être la seule source de preuve » (UNHCR, Lignes directrices sur les demandes de protection internationale fondées sur l’orientation sexuelle et/ou l’identité de genre, 23 octobre 2012, point 64), les juges de la CJUE écartent purement et simplement une telle possibilité.
La Cour souligne en effet que les déclarations du demandeur affirmant son orientation sexuelle ne permettent pas de considérer cette orientation comme un fait établi (point 49). Ces déclarations constituent néanmoins « le point de départ dans le processus d’examen des faits et des circonstances prévu à l’article 4 de la directive 2004/83 » (point 49). Dès lors, si les Etats membres doivent évidemment tenir compte des déclarations du demandeur affirmant ainsi son orientation sexuelle, la réalité de celle-ci doit tout de même être corroborée sur la base d’éléments de preuve supplémentaires, et évaluée de manière individualisée en tenant notamment compte « [du] statut individuel et [de] la situation personnelle du demandeur, y compris des facteurs comme son passé, son sexe et son âge » (art.4§3 sous c) de la directive (Qualification( ; point 57 de l’arrêt).
En vertu de l’article 13§3 sous a) de la directive 2005/85/CE, dite directive « Procédures », les Etats membres doivent veiller « à ce que la personne chargée de mener l’entretien soit suffisamment compétente pour tenir compte de la situation personnelle ou générale dans laquelle s’inscrit la demande, notamment l’origine culturelle ou la vulnérabilité du demandeur ».
Dans le contexte des demandes fondées sur l’orientation sexuelle, les paramètres tenant à la vulnérabilité du demandeur et à l’origine culturelle de celui-ci entrent en ligne de compte. En pratique, les deux sont souvent liés, puisqu’un demandeur homosexuel peut être considéré comme vulnérable au regard notamment de la situation et du traitement des personnes homosexuelles dans son pays d’origine. Les traditions culturelles au regard de l’homosexualité peuvent en effet attester ou aggraver la vulnérabilité d’une personne homosexuelle. Notons d’ailleurs en ce sens que la refonte de la directive « Procédures » adoptée le 26 juin 2013 ajoute que le personnel chargé de mener l’entretien personnel doit également être compétent afin de tenir compte de l’orientation sexuelle du demandeur (art.15§3 sous a) directive 2013/32/UE). Définitivement l’orientation sexuelle apparait comme un élément de sensibilité, pour ne pas dire de vulnérabilité particulière, devant attirer l’attention des Etats membres au moment de la procédure d’examen de la demande.
En l’espèce, au cœur de l’affaire A., B. et C., était en question l’utilisation de méthodes intrusives visant à évaluer la crédibilité de leur orientation sexuelle. Puisque les demandeurs homosexuels se retrouvent fréquemment dans l’impossibilité de fournir des preuves documentaires ou autres étayant leur demande, certains Etats membres ont en effet développé des pratiques, très souvent largement critiquables, visant à apprécier le caractère crédible de l’orientation sexuelle d’un demandeur.
Ici, la CJUE entend analyser la conformité avec la directive « Procédures », la directive « Qualification » et la Charte des droits fondamentaux de l’UE de quatre méthodes d’évaluation de l’orientation sexuelle : les interrogatoires basés sur des stéréotypes concernant les homosexuels, les interrogatoires détaillés sur les pratiques sexuelles, la production par le demandeur d’enregistrements vidéos ou de photographies d’actes intimes et enfin la soumission à des « tests » en vue d’établir l’homosexualité.
Dans un premier temps, la Cour relève que « si des interrogatoires portant sur des notions stéréotypées peuvent constituer un élément utile à la disposition des autorités », une évaluation sur la seule base de ces notions n’est pas satisfaisante au regard du nécessaire examen individualisé d’une demande de protection (point 62). En outre, les juges ajoutent que « l’incapacité d’un demandeur d’asile à répondre à de telles questions ne saurait constituer, à elle seule, un motif suffisant en vue de conclure au défaut de crédibilité du demandeur » (point 63). Même si la Cour de Luxembourg n’approuve pas totalement le recours aux stéréotypes homosexuels, elle n’en sanctionne pourtant pas l’utilisation de manière catégorique. Une telle position peut être critiquable, puisque cette pratique fait en effet courir le risque de ne raisonner qu’au regard d’un « archétype homosexuel » (point 65 des conclusions).
Les juges de la CJUE abordent ensuite la question des interrogatoires détaillés sur les pratiques sexuelles du demandeur de protection. Sans surprise, ils déclarent de telles méthodes contraires aux droits fondamentaux garantis par la Charte, et notamment le droit au respect de sa vie privée prévue à l’article 7 de celle-ci (point 64). La même conclusion est ensuite apportée à la pratique consistant à demander la production d’enregistrements vidéos ou de photographies d’actes intimes, puisque de telles méthodes portent en effet atteinte « à la dignité humaine, dont le respect est garanti par l’article 1e de la Charte » (point 65).
S’agissant de la soumission à des « tests » en vue d’établir l’homosexualité de la personne, la CJUE y voit également une atteinte à la dignité humaine (point 65). L’avocat général Sharpston met en évidence qu’« étant donné que l’homosexualité n’est pas un trouble médical, un prétendu test médical visant à déterminer l’orientation sexuelle d’un demandeur ne saurait être considéré […] comme conforme à l’article 3 de la Charte [droit à l’intégrité de la personne] » (point 61 des conclusions). La pratique des tests médicaux ou autres est éminemment intrusive. Une telle méthode est en outre contraire au principe n°18 des principes de Jogjakarta qui précise que « nul ne peut être forcé de subir une quelconque forme de traitement, de protocole ou de test médical ou psychologique […] en raison de son orientation sexuelle ou de son identité de genre » (Principes de Jogjakarta sur l’application de la législation internationale des droits humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre, 2007). Malgré le consentement du demandeur homosexuel pour procéder à de tels tests, ce qui est le cas de A. dans l’affaire en cause, ces méthodes ne peuvent être approuvées. Comme le souligne judicieusement l’avocat général Sharpston, il est possible de nourrir de sérieux doutes, « quant à savoir si un demandeur, qui est la partie vulnérable dans la procédure d’octroi du statut de réfugié, peut réellement être censé avoir donné un consentement parfaitement libre et éclairé aux autorités nationales, dans de telles circonstances » (point 67 des conclusions).
Enfin, la CJUE s’attarde sur la problématique des révélations tardives, qui prennent tout leur sens dans le cadre d’une demande de protection fondée sur l’orientation sexuelle. Les demandeurs homosexuels peuvent en effet éprouver des difficultés à révéler leur orientation sexuelle lors d’un premier contact avec les autorités compétentes de l’Etat d’accueil. Un climat de confiance et du temps sont d’autant plus nécessaires dans ce contexte spécifique. Le HCR fait d’ailleurs remarquer en ce sens que les personnes LGBT gardent très souvent leur vie ou une partie de leur vie secrète, s’empêchant de vivre librement leur relation, ce qui peut être un frein à la révélation de leur orientation sexuelle lors des premiers contacts (Lignes directrices du HCR, op.cit., point 30). Par conséquent, la Cour rappelle que « compte tenu du caractère sensible des questions ayant trait à la sphère personnelle d’une personne, et notamment, à sa sexualité, il ne saurait être conclu au défaut de crédibilité de celle-ci du seul fait que, en raison de sa réticence à révéler des aspects intimes de sa vie, cette personne n’ait pas d’emblée déclaré son homosexualité » (point 69). Les révélations tardives tenant à l’orientation sexuelle d’un demandeur ne peuvent ainsi entamer de manière irrémédiable sa crédibilité. Même s’il ne peut être considéré déraisonnable que des révélations tardives puissent être sujettes à caution, il est important que les agents compétents examinent ces affaires au cas par cas. La directive « Procédures » refondue reconnaît d’ailleurs que des garanties procédurales spéciales puissent être nécessaires à certains demandeurs vulnérables du fait, notamment, de leur orientation sexuelle (considérant n°29 directive 2013/32/UE), précise que « les Etats membres veillent à ce que le besoin de garanties procédurales spéciales soit également pris en compte […] lorsque un tel besoin apparait à un stade ultérieure de la procédure » (art.24§4 directive 2013/32/UE). Par conséquent, les révélations tardives tenant à l’orientation sexuelle des demandeurs de protection sont prises en compte par le texte même de la directive Procédures refondue.
En conclusion, cet arrêt recouvre une importance majeure dans le cadre de l’accès à la protection des demandeurs de protection internationale homosexuels.
Les contours de l’examen et de l’accès à la protection se dessinent ainsi peu à peu au travers de cette affaire et de l’arrêt X., Y. et Z. du 7 novembre 2013. Ces précisions jurisprudentielles et les précautions prises pour encadrer et éclairer l’évaluation des demandes de protection fondées sur l’orientation sexuelle révèlent ainsi la vulnérabilité particulière des demandeurs homosexuels. Même si les personnes homosexuelles ne figurent pas dans la liste des personnes considérées comme vulnérables contenue à l’article 21 de la directive « Accueil » refondue, la vulnérabilité des demandeurs homosexuels n’en ressort pas moins confortée par la directive « Procédures » refondue (v. notamment considérant n°29 ; art.24 directive 2013/32/UE). Ce que confirme cette affaire au principal.
En effet, c’est bien la vulnérabilité des personnes homosexuelles qui guide l’adaptation des modalités d’appréciation des déclarations et des éléments de preuves, ou encore fonde l’interdiction de toutes méthodes intrusives visant à évaluer la réalité de l’orientation sexuelle du demandeur, ou encore enfin oblige les Etats membres à s’assurer que les agents en charge de tels dossiers soient compétents pour tenir compte des sensibilités et difficultés inhérentes au traitement de demandes fondées sur l’orientation sexuelle. Si la liste de personnes vulnérables contenue à l’article 21 de la directive « Accueil » refondue est une liste non exhaustive, la Cour affine ici cette liste, sans jamais utiliser le vocabulaire de vulnérabilité, en y incluant de manière habile la catégorie des demandeurs de protection homosexuels.