Été 2018, c’est le nouvel horizon que s’est fixée la Commission dans une communication du 7 décembre 2017, afin de parvenir à la suppression définitive des contrôles aux frontières au sein de l’espace Schengen, un espace qui, en principe, en est dépourvu. Suite à la crise migratoire de 2015, le Conseil européen des 18 et 19 février 2016 s’était donné comme objectif celui d’endiguer rapidement les flux migratoires et de préserver l’intégrité de l’espace Schengen. Dans une communication du 4 mars 2016, la Commission, désireuse d’obtenir la levée de l’ensemble des contrôles aux frontières intérieures, entendait « revenir à l’esprit de Schengen ».
Pourtant, ces contrôles ont été maintenus et l’échéance d’un retour à un espace décloisonné n’a cessé d’être reportée. Si l’on en croit cette communication de décembre 2017, l’échéance annoncée serait la bonne. Pourtant, et c’est le paradoxe qu’il importe de mettre en évidence, le retour à un espace sans frontières intérieures, à supposer qu’il se concrétise effectivement à ladite échéance, se réalise dans le cadre d’un mouvement tendanciel selon lequel la libre circulation, mentionnée à l’article 3§2 du traité UE, tend à devenir, non plus le principe, mais au contraire, l’exception.
Il faut dire que depuis la crise de 2015, l’espace Schengen s’est rétracté au regard des contrôles réintroduits par plusieurs États membres. Un rapport du Sénat datant du 29 mars 2017 dresse un bilan critique de la crise migratoire de 2015. Sa gestion s’est réalisée, note-t-il, dans le plus grand désordre. Face à l’afflux de migrants et pour empêcher le phénomène de mouvements secondaires, différents États membres ont eu recours à la clause figurant à l’article 28 CFS et permettant le rétablissement temporaire des contrôles aux frontières en situation d’urgence. Ces mesures ont été prises, d’après le rapport du Sénat, sans coordination, ni concertation préalables. Plusieurs d’entre eux ont eu recours, au terme des délais imposés par cet art. 28 CFS, à la clause de l’art. 29 CFS instituée par le règlement 1051/2013.
Produit de la réforme de la gouvernance de l’espace Schengen initiée en 2011, la mise en œuvre de ce règlement entraine un cloisonnement durable de l’espace sans frontières (1). Ce constat est d’ailleurs dressé par la Commission dans une proposition modificative du CFS. Elle fait observer à titre liminaire que « l’Union européenne a connu une progression notable du nombre de réintroductions temporaires du contrôle aux frontières intérieures ». Dans cette proposition présentée le 27 septembre 2017, elle envisage une refonte du code, d’une part, en allongeant les délais prévus par la clause figurant à l’art. 25 CFS (c’est-à-dire le rétablissement des contrôles en cas d’événements prévisibles qui représentent une menace grave pour l’ordre public) et d’autre part, en instituant une nouvelle procédure de rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen.
Au nom de préserver l’espace sans frontières intérieures, la réforme actuelle se dirige dans le sens l’inverse. Pour comprendre cette contradiction, il importe de garder à l’esprit que les crises migratoires de 2011 et de 2015 ont accentué la méfiance entre les États membres quant à leurs aptitudes respectives à respecter leurs engagements mutuels.
Renonçant à faire usage des prérogatives octroyées de l’art. 258 TFUE, la Commission a préféré s’engager dans une réforme du CFS avec ces États au titre de la « réforme de la gouvernance de l’espace Schengen ». Une telle réforme, engagée en 2011 à la suite de la crise migratoire du Printemps arabe, et poursuivie en 2017 dans le sillage de la crise de 2015, consiste à élargir le champ d’application ratione temporis et ratione materiae des exceptions à la libre circulation. Les hypothèses de rétablissement temporaire des contrôles sont dès lors étendues et les conditions assouplies (par exemple en allongeant dans le temps la réintroduction des contrôles), en échange d’un encadrement plus strict de cette réintroduction. Autrement dit, il est possible d’observer, avec ces réformes successives de la gouvernance de l’espace Schengen, une procéduralisation grandissante du rétablissement des contrôles, à savoir la définition d’étapes préalables, nombreuses et détaillées, comme contrepartie de l’élargissement du champ de ces exceptions (2).
1. Le règlement 1051/2013 et sa mise en œuvre : une entorse manifeste au principe de libre circulation
La première crise migratoire, celle de 2011, a débouché sur la réforme de la gouvernance de l’espace Schengen constituée de deux règlements, le règlement 1051/2013 et le règlement 1051/2013. Ce dernier, qui modifie le code frontières Schengen, institue une nouvelle procédure de rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Il instaure ainsi une troisième, à côté de celle figurant à l’article 25 du CFS (l’art. 28 correspondant, quant à lui, à la procédure d’urgence de rétablissement temporaire). En tout état de cause, l’activation de cette nouvelle procédure, la « procédure spécifique en cas de circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global de l’espace sans contrôle aux frontières intérieures » instituée par l’art. 29 CFS reste, comme son nom l’indique, de nature extraordinaire.
Suivant en cela le souhait du Conseil européen de juin de 2011 pour qui, le rétablissement par le biais de cette toute nouvelle procédure demeure l’ultima ratio, le législateur européen accepte donc de jure une restriction de libre circulation et ce, en échange d’un ensemble de garanties prenant la forme d’une série de conditions de fond et de forme mentionnées à cet art. 29 CFS. Le dispositif mis en place par la réforme de la gouvernance Schengen de 2013 a très rapidement été éprouvé, puisque la crise migratoire de 2015 a conduit certains États membres à opérer un rétablissement des contrôles aux frontières intérieures.
Dans un avis émis par la Commission le 23 octobre 2015, celle-ci constate des manquements à certains tronçons de la frontière extérieure de l’Union au cours de l’évaluation de novembre 2015. Ces manquements ont entraîné d’importants mouvements de migrants au sein de l’Union, constitutifs d’une menace grave pour l’ordre public aux yeux des États membres affectés par ces déplacements. Suite aux inspections menées en Grèce, la Commission a adopté, le 2 février 2016, une proposition de décision d’exécution ayant trait au rapport d’évaluation ce pays, dans lequel elle présente une série de mesures correctrices destinées à remédier à la défaillance de cet État. Le Conseil a, conformément à la procédure instituée à l’art. 29§2 CFS, adopté, le 12 mai 2016, une décision d’exécution portant recommandation dans laquelle il avalise le principe de ces contrôles aux frontières intérieures, leur rétablissement étant justifié à la lumière de la défaillance de la Grèce quant à la surveillance de ses frontières extérieures.
Cette dernière a dès lors présenté un plan d’action destiné à pallier les manquements graves constatés au cours de l’évaluation. La Commission a considéré, en mars 2016, au regard de ce plan d’action, que si ce pays avait fait certains progrès notables, de nouvelles améliorations devaient avoir lieu malgré tout. Au vu de ces éléments, le Conseil a donc estimé, dans sa décision du 12 mai 2016, que des manquements graves persistaient et il confie par conséquent à la Commission le soin d’établir un rapport de suivi. Présenté le 28 septembre 2016, ce rapport de suivi précise que les flux migratoires touchant l’Union sont sans précédent, exposant les États membres à une pression considérable. Ils ont généré au sein de l’espace Schengen des mouvements secondaires de migrants de nature à constituer une menace grave pour l’ordre public justifiant le rétablissement de ces contrôles. Quant aux contrôles menés, la Commission les juge proportionnés, car ciblés et limités dans le temps. Elle juge donc légitime une restriction de la libre circulation au regard des circonstances observées.
Le Conseil a adopté, le 11 novembre 2016, une décision d’exécution portant recommandation dans laquelle il autorise le maintien des contrôles temporaires pour une durée de trois mois au motif que des mouvements secondaires subsistent. Ce règlement 1051/2013 offre donc le cadre juridique pour une restriction de la libre circulation en cas d’afflux massif de migrants. Il donne un fondement juridique à cette restriction décidée par les États membres, non plus individuellement, mais collectivement dans le contexte de la « gouvernance politique de Schengen » telle qu’instaurée à l’art. 29§2 CFS. Certains d’entre eux ne se sont d’ailleurs pas privés en faire usage de cette « procédure pour circonstances exceptionnelles » au cours de l’année 2016. Quant à la proposition modificative du CFS présentée l’année suivante, elle s’inscrit dans une logique similaire.
2. La proposition modificative du Code Frontières Schengen : un nouveau recul de la libre circulation
Dans sa communication du 4 mars 2016 établissant une feuille de route approuvée par le Conseil le 7 mars 2016, la Commission avait fixé comme l’objectif, la levée des contrôles d’ici mi-novembre 2016 au plus tard. Au vu de la situation, ses souhaits ne se sont pas réalisés. Le Conseil a adopté la décision d’exécution précitée, de novembre 2016. À l’échéance, il a adopté une nouvelle décision d’exécution portant recommandation le 7 février 2017, ainsi qu’une autre le 11 mai 2017 justifiée par un constat similaire. Cette dernière décision d’exécution portant recommandation, prise sur la base d’une proposition de la Commission du 2 mai 2017, opère un ultime renouvellement de l’autorisation de rétablissement des contrôles. La question de leur pérennité se pose pour les États les ayant rétablis. Une réforme est dès lors engagée en vue de leur offrir une assise de légalité.
La proposition de règlement présentée par la Commission en septembre 2017 introduit deux modifications majeures dans le CFS. D’abord, elle opère une révision de l’article 25. Les délais qui figurent au §1 et §4 sont allongés. Ainsi, la durée maximale des contrôles temporaires aux frontières passe de six mois à une année. En outre, la proposition de règlement introduit une nouvelle procédure dénommée « Procédure spécifique en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure dont la durée est supérieure à un an ». Cette procédure, insérée dans un art. 27 bis du CFS, vient s’ajouter aux procédures existantes. Elle permet de répondre aux demandes de la France soucieuse de poursuivre le maintien des contrôles aux frontières au-delà des délais figurant à l’article 25 CFS, et de l’Allemagne désireuse de maintenir les contrôles destinés à endiguer les mouvements de migration secondaire constatés dans les dernières décisions d’exécution du Conseil.
La réforme actuelle confirme, et c’est le point positif, la volonté d’une gestion collective de problématiques (mouvements migratoires secondaires ou questions terroristes) qui ont un impact sur l’espace Schengen dans son ensemble. Le débat actuel au Conseil porte sur les modalités procédurales. Est ainsi discuté le rôle d’Europol et de Frontex dans la procédure figurant à l’art. 27 CFS. La proposition de règlement envisage, parmi les éléments apportés à l’appui de la notification de l’État désireux de réintroduire les contrôles aux frontières au titre de l’art. 25, une analyse des risques estimant la durée probable de la menace identifiée. Or, il est prévu que la Commission partage cette analyse avec les deux agences. Une telle disposition fait craindre à plusieurs États membres, l’hypothèse d’une contre-expertise : l’État souhaitant rétablir les contrôles aux frontières pourrait voir son droit limité, en devant attester du bien-fondé de son choix par la production d’éléments factuels concernant la réalité du danger, discutés ensuite par les États membres, en premier lieu les pays voisins, et susceptibles de soulever des objections de la part de la Commission à la lumière d’indications fournies par ces agences.
Dans le même registre, la proposition de règlement envisage au §4 de l’art. 27bis, que le Conseil émette une recommandation à l’égard de l’État membre désireux de prolonger les contrôles aux frontières au titre de cette « Procédure spécifique en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure dont la durée est supérieure à un an ». Là encore, la crainte est, pour l’État désireux de prolonger les contrôles aux frontières au titre de cet art. 27bis, qu’une telle recommandation se transforme de facto, en autorisation. Qui plus est, cette recommandation étant prise à la majorité qualifiée, certains États membres, en premier lieu les États voisins impactés par la décision de prolongement des contrôles, peuvent constituer une minorité de blocage, faisant ainsi obstruction à un choix qui, en théorie, reste de nature individuelle.
Les discussions portent dès lors sur une série d’arbitrages quant aux modalités du rétablissement des contrôles aux frontières, que ce soit dans le cadre de la procédure révisée figurant à l’art. 25, ou de la nouvelle procédure de réinstauration de ces contrôles, à savoir celle introduite à l’art. 27bis. Elles rappellent en leur temps, les débats qui avaient eu lieu dans le cadre de la proposition de règlement instituant la « procédure pour circonstances exceptionnelles ». Elles portent sur l’équilibre à trouver entre d’un côté, la marge de manœuvre nécessaire laissée à l’État membre au titre de l’art. 72 TFUE, et l’impératif, au vu des leçons tirées des crises migratoires de 2011 et de 2015, d’avoir une approche commune à l’égard de questions qui concernent tous les États membres.
La restriction de la libre circulation est donc actée et ces discussions portent davantage sur les modalités des procédures figurant aux art. 25 (art. 27) et 27bis, c’est-à-dire sur la marge de manœuvre accordée aux États, le rôle des agences européennes et le pouvoir offert au Conseil. Certes, il serait imprudent d’affirmer que les modifications apportées vont, en tant que telles, renforcer les limites à la libre circulation. L’inverse peut, au contraire, se produire. Ainsi, la réunion d’une minorité de blocage au Conseil peut aboutir à l’absence de recommandation du Conseil, conduisant de facto, au refus d’autorisation accordée à l’État de prolonger des contrôles dans le cadre de la procédure de l’art. 27bis. En réalité, le danger est tout autre. En cas de crise migratoire, et l’expérience l’a montré, la pression médiatique est telle que les dirigeants politiques s’efforcent d’apporter une réponse énergique et visible à une opinion publique pour qui le rétablissement des contrôles aux frontières constitue la réponse ultime. Les efforts successifs en direction d’une procéduralisation accrue du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, c’est-à-dire un encadrement par des normes procédurales toujours plus nombreuses et sophistiquées, pourraient dès lors se révéler vains. En cas de nouvelle crise migratoire, ces dirigeants politiques, soucieux de répondre favorablement aux angoisses de l’opinion publique, et ayant recours à la rhétorique de l’État souverain maître de ses frontières, seraient tentés de s’affranchir des règles du CFS. Le droit européen, destiné à canaliser les velléités des États membres de fournir une réponse individuelle à une problématique collective, ne jouerait dès lors plus son office, ceci d’autant plus que la Commission, ayant abandonné à ses prérogatives en matière de manquement dans ce domaine, s’est privée d’une arme dont les rédacteurs du traité, dans leur grande sagesse, l’avaient pourtant dotée.
Au final, la stratégie retenue destinée à permettre aux États membres de surmonter leur méfiance réciproque s’axe autour de la procéduralisation de la réinstauration des contrôles aux frontières intérieures. En dépit des avantages qu’elle procure (à savoir un rétablissement mené de manière concertée, voire coordonnée), cette procéduralisation a malgré tout un double coût : celui de la complexité d’abord, car le CFS est difficilement lisible. Celui de la liberté (au sens de libre circulation) ensuite, comme principe sous-tendant l’espace Schengen. Elle semble impliquer en effet sa remise en cause progressive, en tant qu’espace sans frontières intérieures, en dépit des affirmations de la Commission pour qui Schengen constitue un « cadre solide et résilient ». Plutôt que de se trouver dans l’illégalité, les États membres ont initié une modification du cadre légal, avec l’appui de cette même Commission, au lieu de maintenir son rôle essentiel de « gardienne des traités », se pose en adjoint d’un Conseil directorial. Même si l’allongement des délais permettant cette réintroduction (révision de l’art. 25 CFS) et l’instauration d’une nouvelle procédure de rétablissement (art. 27bis CFS) sont compensés par une série de garanties, un tel mouvement de procéduralisation, confirmé par la réforme entamée par la proposition de règlement de septembre 2017, relativise l’idée de la primauté de la libre circulation, confirmant ainsi, indirectement du moins, les thèses hostiles au projet européen, ayant fait de l’espace de libre circulation un facteur aggravant de différentes crises migratoires.