par Henri Labayle, Steve Peers et Emilio de Capitani
« Il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va ». Ce constat de Sénèque s’applique justement aux orientations en passe de se dégager dans l’Union en matière JAI.
Soumises prochainement au Coreper, les représentants des Etats membres auprès de l’Union, les propositions relatives au successeur du Programme de Stockholm sont passablement décevantes, pour ne pas dire inquiétantes. Il est loin l’esprit de Tampere où les chefs d’Etat et de gouvernement avaient relevé le double défi d’anticiper la mutation des questions de sécurité intérieure et de garantir un fonctionnement équilibré des rouages de l’Union…
Bien au contraire, la lecture de la Présidence du Conseil s’avère passablement surréaliste et déconnectée de la réalité.
Parce qu’il est vraisemblable qu’il ne s’agit pas là d’un fruit du hasard, force est d’imaginer que cette cécité résulte d’un choix déterminé, conduisant à se demander, comme dans un bon roman policier, à qui profite le crime … Ce qui est déjà clair, c’est que les citoyens n’en bénéficieront guère, le texte faisant une impasse quasi-complète sur leur place, pas davantage que l’Union européenne elle-même dont l’efficacité ne sera pas garantie par les orientations dessinées.
I – L’impératif démocratique
Proclamer de façon récurrente que le citoyen de l’Union est « au cœur » des préoccupations sécuritaires des acteurs de l’Espace de liberté (ELSJ) est une formule creuse. Tout comme l’est la tentative de noyer cet espace dans des considérations mercantiles, au nom du « marché ».
Cette incantation ne trompe guère l’opinion publique. Tout laisse craindre que les échéances électorales du mois de mai confirment de manière éclatante le divorce entre l’opinion publique et la machinerie de l’Union.
Pour la première fois en effet, à côté des critiques classiques sur le déficit démocratique de l’Union et ses conséquences, apparaît en première ligne des récriminations des citoyens européens l’une de ses principales réalisations : la libre circulation des personnes. De la remise en cause des accords de Schengen aux menaces de rétablissement des contrôles aux frontières en passant par le défi migratoire, la critique est cinglante et elle prend directement en ligne de mire les objectifs, le contenu et le fonctionnement de l’ELSJ.
De tout cela, il n’est dit mot dans le document de la présidence du Conseil. Tout y est décrit à mots feutrés, à paysage juridique et politique constant et immuable, fermant les yeux sur les nouvelles dynamiques se déployant dans l’Union, comme si la crise ne s’était pas invitée au cœur de cet espace commun. Pourtant, nombre de changements devraient contraindre à jeter un autre regard.
1. Le contexte institutionnel
Le premier événement qui aurait du être pris en compte par le document est incontestablement la fin de la période transitoire applicable aux mesures en matière pénale. Elle marquera le déroulement du futur Programme de travail, impliquant notamment l’arrivée en force du juge de l’Union dans la plénitude de ses fonctions, et offrant désormais à la Commission l’arme du recours en manquement en matière répressive. Les premiers signaux de la Commission en ce domaine ne sont guère encourageants et il est plus que probable que nous découvrirons au fil des semaines que, dans la plupart des Etats membres, des dizaines de mesures adoptées par l’Union au cours des quinze dernières années n’ont jamais été transposées …
De plus, la fin de la période de transition va obliger à trancher la question délicate de l’opt-out britannique ainsi que sa demande d’un possible opt-in sur un certain nombre d’actes. Outre la complexité juridique d’un tel exercice politique et institutionnel, (voir ici), la véritable question consistera à savoir si les ressortissants britanniques, citoyens de l’Union, bénéficieront ou pas d’un degré de sécurité identique à celui de leurs homologues en fonction de leur op-out.
Une autre question controversée, du point de vue des citoyens de l’Union, tient dans la détermination du Conseil à débattre et à adopter les nouvelles lignes directrices de l’ELSJ alors même que le nouveau Parlement et la nouvelle Commission ne seront pas encore en situation d’y contribuer.
Cette approche démontre clairement à quel point le Conseil sous-estime la nécessité et l’importance de la démocratisation de l’espace de liberté, de sécurité et de justice … Par principe, certes, mais aussi par souci d’efficacité. Le risque de cette approche à courte vue est que, sans un engagement clair du Parlement européen et de la Commission, la « lisbonnisation » des anciennes décisions-cadres ou l’adoption de propositions législatives pendantes ( Eurojust , procureur européen … ) sera difficile à réaliser. En outre, il va de soi que la qualité du dialogue institutionnel futur en souffrira, dans un contexte politique peut être différent et moins ouvert qu’avant à des compromis politiques.
Dans le document précité, l’absence de réflexion critique sur les choix opérés antérieurement est tout aussi dommageable. Celui par exemple de l’absence persistante de dialogue entre l’Intérieur et la Justice, admis implicitement par le texte, ou celui d’une division discutable des portefeuilles de la Commission, à l’instant où certains réclament un Commissaire à l’Immigration ou aux droits fondamentaux, ou, encore, celui d’une fuite en avant dans la multiplication institutionnelle des agences dont l’absence de visibilité démocratique le dispute à défaut d’une stratégie cohérente .
De même, les longs développements consacrés à la « dimension externe » de l’ELSJ ne méritent-ils pas autre chose que le discours politiquement correct qui l’accompagne depuis 1998 ?
Cette dimension n’est pas une réussite, chacun en convient. Comment imaginer alors que, miraculeusement, la politique étrangère de l’Union, un échec que personne ne conteste, puisse produire des résultats en matière migratoire ou de respect du droit ?
Agissant dans un cadre juridictionnel et institutionnel très différent, comment les acteurs de la PESC pourraient-ils être impliqués efficacement dans les politiques de l’ELSJ comme prévu par le document du Conseil ?
C’est un défi à part entière d’encadrer l’activité des agences de manière cohérente, de s’assurer politiquement des priorités de l’action extérieure (à l’unanimité), tout autant que l’est la nécessité de soustraire ces questions aux bureaucrates et aux diplomates. En attestent le cas de la mobilité et du partenariat avec les pays tiers ou celui de l’approche globale sur la mobilité et les migrations ou les soi-disant « cycles politiques “, instruments négociés et mis en œuvre sans aucune intervention parlementaire crédible au niveau européen comme national
Last but not least, l’absence de toute référence au dossier de l’adhésion de l’Union à la CEDH est révélateur de l’impasse faite par l’exécutif de l’Union sur le juge et sa fonction au sein de l’ELSJ. Le Conseil n’a visiblement pas compris le message de la jurisprudence Kadi, sur le gel des avoirs ou la collecte et la conservation des données ? Ne mesure-t-il pas que le juge de l’Union est devenu un juge des droits fondamentaux dont les responsabilités vont croissantes, si l’on veut entendre le souhait des citoyens choqués par l’affaire Snowden ?
2. Le contexte matériel
Il s’est également modifié profondément, sans que le Conseil ne mesure l’impact de cette mutation.
En premier lieu, la transparence de l’action administrative est devenue le maître mot, tant elle commande la légitimité des mesures législatives et opérationnelles en passe d’être adoptées.
La protection des données, ensuite, ne peut plus être abordée dans les mêmes termes après la jurisprudence récente de la Cour. On sait que, tant en matière sécuritaire qu’en matière migratoire, les propositions de l’Union jouent l’essentiel de leur efficacité sur l’utilisation des nouvelles technologies. Quelles conséquences concrètes tirer alors du positionnement du juge mettant en avant les principes de nécessité et de proportionnalité, quels brouillons à réécrire, quelles propositions à amender ? Il n’en est rien dit.
II – Le défi de l’efficacité
Autant que le fond, le test de l’efficacité commande l’adhésion des Etats comme des citoyens de l’Union aux mécanismes de l’ELSJ. Or, là encore, les propositions esquissées dans le document du Conseil ne sont pas à la hauteur des enjeux.
On ne peut qu’adhérer aux principes du document plaidant pour que la qualité et l’effectivité du droit de l’Union soient assurées. Encore faudrait-il se doter des réponses adéquates en matière d’évaluation et de contrôle des engagements des Etats membres.
1. Le principe de solidarité et le partage des charges
Comme le Parlement européen l’a récemment rappelé à plusieurs reprises, les principes de solidarité et de partage équitable des responsabilités ne peuvent être dissociés. Ils sont à la base des politiques « communes » de l’UE en matière de contrôle des frontières, d’asile et d’immigration, en vertu des traités, il est bon de le rappeler. La solidarité n’est pas alors une expression de bonne volonté, mais un aspect de la responsabilité collective des États membres, attachés à garantir leurs frontières.
A cet égard, le document reconnaît qu’il « n’y a pas de consensus complet sur la perspective d’ une grande portée des mécanismes de partage de la charge ( la répartition des bénéficiaires d’une protection internationale , des demandeurs d’asile , des migrants irréguliers dont le retour n’est pas possible), même si un nombre important d’États membres affirment que c’est la conséquence logique du principe de solidarité et de l’énorme menace actuelle à laquelle ils sont confrontés, qui risque de perturber leurs sociétés ».
Pourtant, la présidence du Conseil, loin de proposer une stratégie possible aussi pour les aspects non financiers de la solidarité (comme les équipes et les structures permanentes communes), se contente de la présenter comme « une priorité pour les années à venir » dont il conviendra d’évaluer les coûts pour l’UE et les États membres.
En réalité, cela aurait dû être fait bien avant, il y a quelques années, avant même la ratification du traité de Lisbonne ou au moins lors de la négociation des derniers programmes financier pluriannuel pour l’ELSJ pour la période 2014-2020. Soulever à nouveau une telle idée, cinq ans après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et de la Charte ressemble davantage à une nouvelle excuse, destinée à éviter le fardeau de la responsabilité partagée comme l’écrivent les traités.
2. L’évaluation
Vertueusement, le document de la présidence du Conseil indique qu’une « priorité essentielle pour l’avenir devrait être la qualité et l’efficacité de la législation de l’UE …. Il est nécessaire d’évaluer la cohérence et l’efficacité du cadre législatif existant dans le domaine de la JAI … ( et ) … pour assurer une transposition correcte et l’application des instruments déjà existants ».
Ces idées sont plus que bienvenues dans le domaine de l’ELSJ où, jusqu’à présent, l’information est rarement transmise au Conseil et/ou à la Commission. De nombreuses mesures de l’UE doivent encore être transposées par une majorité des États membres, et lorsque ces données sont disponibles, elles ne sont pas comparables, de sorte par exemple qu’il a fallu des années avant de partager des données comparables sur les mouvements migratoires.
Certes, ce manque de coopération entre les États membres et les institutions de l’UE n’est pas spécifique à l’ELSJ et il est aussi largement présent en ce qui concerne la législation relative au marché intérieur.
Dans l’ELSJ, ces lacunes affectent le niveau de confiance entre les États membres et elles posent évidemment problème lors de l’application des mesures de reconnaissance mutuelle, que ce soit dans le domaine de l’asile ou en ce qui concerne la coopération judiciaire en matière pénale.
La présidence du Conseil se réfère à juste titre également à l’article 70 TFUE qui prévoit l’adoption de mesures relatives à l’évaluation spécifique de l’ELSJ. Cependant, jusqu’à présent, cette base juridique n’a été utilisée (après une forte confrontation avec le Parlement européen) que pour le mécanisme d’évaluation Schengen. Il reste alors à voir si cela pourrait devenir une référence aussi pour les autres politiques de l’ELSJ …
Car, depuis la jurisprudence NS (C-411/10) dans ses points 91 et suivants, toute autorité nationale a le devoir de vérifier « s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il existe des défauts systémiques » des politiques relatives aux droits fondamentaux dans les autres Etats membres … Cette forme nouvelle d’évaluation mutuelle généralisée mérite donc mieux que le silence gardé par le document du Conseil.
La récente directive sur la décision d’enquête européenne (2014/41) la prend en compte lorsque le législateur reconnaît expressément que « la création d’un espace de liberté, de sécurité et de justice au sein de l’Union est basée sur la confiance mutuelle et une présomption de conformité par d’autres États membres avec droit de l’Union et, en particulier, avec les droits fondamentaux. Toutefois, cette présomption est réfutable … Par conséquent, s’il existe des motifs sérieux de croire que l’exécution d’une mesure d’enquête indiquée dans la décision d’enquête européenne entraînerait une violation d’un droit fondamental de la personne concernée et que l’État d’exécution ne tiendrait pas compte de ses obligations relatives à la protection des droits fondamentaux reconnus par la Charte, l’exécution de la décision d’enquête européenne devrait être refusée ».
Au total, il demeure à vérifier si et comment le document de la présidence du Conseil sera pris en compte par le Coreper cette semaine et par le Conseil Justice et affaires intérieures, début juin. Jusqu’à présent, il n’est qu’un cintre où accrocher, espérons-le, de nouvelles idées progressistes. A la lumière de l’expérience passée, le risque existe pourtant que, même après l’accélération inexplicable proposée par le Conseil européen afin d’adopter les lignes directrices de l’ELSJ en l’absence du Parlement et de la Commission, les citoyens de l’UE ne découvrent que le roi est nu … .