par Francisco Sanchez Rodriguez, CDRE
Dans l’arrêt A.C et autres c. Espagne, n°6528/11 rendu le 22 avril 2014, la Cour Européenne des Droits de l’Homme rappelle qu’en matière d’éloignement du territoire, un recours dépourvu d’effet suspensif automatique ne répond pas aux conditions d’effectivité requises par l’article 13 de la Convention, et vient par voie de conséquence favoriser le refoulement arbitraire de l’étranger aux frontières du territoire où sa vie serait menacée.
En l’espèce, trente personnes d’origine sahraouie avaient participé au campement de protestation de Gdeim Izik au Sahara Occidental, pour dénoncer les conditions déplorables subies dans les territoires occupés par le Maroc. Après un violent démantèlement du camp par les forces de police, les requérants avaient décidé de rejoindre les îles Canaries, afin de déposer une demande d’asile auprès de l’Office de l’Asile et des Réfugiés. Après un rejet des trente demandes de protection internationale considérées comme contradictoires et insuffisantes, lesdits requérants formèrent deux recours.
Un premier recours administratif suspensif devant le juge de l’Audiencia Nacional était relatif à la suspension de l’exécution de l’acte administratif organisant l’expulsion de ces derniers, sur la base de l’article 135 de la loi 29/1998 du 13 juillet 1998 au terme d’une appréciation des circonstances d’urgence particulière présentes dans le cas d’espèce. Un second recours, non suspensif, était exercé devant la chambre du contentieux administratif de l’Audiencia Nacional, sur le bien fondé de leurs demandes de protection internationale et des risques potentiels de mauvais traitements en cas d’éloignement vers le Maroc.
La seule suspension limitée aux traitements des demandes de mesures provisoires et « non pas jusqu’à la décision finale de la procédure principale sur le fond de l’affaire », demeure insuffisante. Comment obtenir la protection effective du juge administratif dans l’exercice des droits et intérêts légitimes telle qu’elle est organisée dans l’article 24 de la Constitution espagnole sans examen approfondi, rigoureux et indépendamment des décisions administratives litigieuses ? Sachant que le législateur n’a jamais modifié lesdites dispositions, il est tout à fait logique de croire que l’administration espagnole a déjà refoulé arbitrairement de nombreux demandeurs d’asile, sans qu’il y ait eu l’intervention du juge pour constater une atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale en cas d’exécution de l’ordre d’expulsion.
Il revenait donc à la Cour Européenne des Droits de l’Homme de vérifier si le droit positif espagnol est organisé de telle sorte qu’il rend impossible tout refoulement arbitraire des demandeurs de protection internationale au regard des articles 13 et 3 combinés de la Convention.
1. Une procédure permissive
La protection judiciaire des droits telle qu’elle est organisée dans l’article 24 de la Constitution espagnole, permet à tout individu d’obtenir la protection effective des juges et des tribunaux pour exercer leurs droits et intérêts légitimes. C’est une garantie intrinsèquement liée à la prééminence du droit (CEDH, Iatridis c. Grèce, §58).
Toutefois, la position de l’administration et du juge administratif espagnols ne sont pas sans équivoque. Pour la première, l’exposition des faits demeurent trop vague et imprécise et les allégations des sahraouis contradictoires et insuffisantes. Pour le second, « les moyens formulés ne permettent pas de conclure ni à l’existence dans leur chef de situations d’urgence spéciale susceptible de justifier une suspension de toute expulsion, ni à la perte d’efficacité de la procédure au fond en cas d’exécution des mesures d’expulsion ».
Aussi, comment ne pas s’étonner de la position du juge si ce dernier a rendu son arrêt dans un délai de 24 heures sans comparution des parties et au terme d’une procédure sommaire ? Seule la procédure sur le fond permet un examen approfondi du bien fondé de la demande de protection internationale mais, sans effet suspensif, le juge n’a pas l’obligation de statuer dans des délais impartis par le texte, laissant ainsi les requérants aux mains d’une Administration expéditive qui peut à tout moment, organiser l’éloignement des demandeurs déboutés vers le pays d’origine.
La situation était donc critique : les requérants ont fait usage du seul recours suspensif et ne bénéficient d’aucunes autres garanties procédurales internes, visant à les protéger contre tout refoulement puisque la procédure sur le fond suit son cours.
L’intervention de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et l’application de l’article 39 de son Règlement était donc inévitable. Celle-ci n’hésite pas à le rappeler puisque sans elle, « les requérants auraient été refoulés vers le Maroc sans que le bien-fondé de leurs recours ait fait l’objet d’un examen aussi rigoureux et rapide que possible ». Cette mise en exergue de la subsidiarité telle qu’elle a pu être définie dans le suivi d’Interlaken de 2010, fait état d’une défaillance flagrante au regard des exigences qui découlent de l’article 13. Cette carence pointée par la Cour, l’autorise ainsi à agir.
2. L’intransigeance de la Cour
Comme a pu le rappeler la Cour dans diverses jurisprudences, « l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils y sont consacrés ».
En l’espèce, les requérants ont fait usage des voies de recours ouvertes aux étrangers demandeurs d’asile. La suspension de l’acte administratif est une nécessité, « l’examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitements inhumains et dégradants » fondamental. Mais si le seul recours « habilitant à examiner le contenu du grief et à offrir le redressement approprié » ne répond pas aux exigences d’accessibilité et de réalité qui découlent de l’article 13, qu’en est-il du devenir des requérants si aucune garantie juridique ne leur permet de faire valoir leurs griefs tirées des articles 2 et 3 de la Convention ?
Comme le rappelle la Cour, les craintes formulées par les requérants sont tout à fait plausibles. Les faits exposés par ces derniers suite au démantèlement du camp de Gdeim Izik, sont corroborés par deux rapports : l’un d’Amnesty International, le second de Human Rights Watch. Qui plus est, la délégation du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés indique que « les motifs invoqués et les informations fournies […] étaient cohérents et apportaient des indices suffisants pour justifier la recevabilité de leurs demandes de protection internationale ».
Eu égard aux éléments fournis par les requérants, il était tout à fait possible de surseoir à l’exécution des ordres d’expulsion tant que le juge du fond n’a pas examiné « de façon détaillé et en profondeur le bien fondé des demandes de protection internationale présentées par les requérants », conformément à l’article 9.3 de la Constitution espagnole. Sans cette garantie, le système espagnol est lacunaire, non fidèle aux exigences qui découlent de l’article 13 obligeant le juge à statuer dans des délais très brefs ne respectant ni le principe du contradictoire, ni le droit d’être entendu.
Dans ses arrêts K.K, Sultani, Hirsi Jamaa et De Souza Ribeiro, la Cour est ferme sur sa position : en matière d’éloignement, « un recours dépourvu d’effet suspensif automatique ne satisfaisait pas aux conditions d’effectivité requises par l’article 13 de la Convention » : il revient donc au juge espagnol de surseoir à l’exécution des décisions prises par le Ministère de l’Intérieur pour examiner le contenu du grief, tout en faisant preuve « d’une diligence de célérité particulière ».
Si l’institution souveraine n’est pas en mesure de donner plus de cohérence au système de protection des personnes vulnérables que sont les demandeurs d’asile, comment parler de prééminence du droit, considéré comme l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique ?
D’après le considérant n°8 de la directive 2008/115, il incombe aux Etats membres de mettre en place « [un] régime d’asile juste et efficace qui respecte[nt] pleinement le principe de non refoulement ». Selon le juge de la CEDH, le système espagnol ne permet pas une protection effective des droits du demandeur d’asile. Le Royaume ne peut plus s’étonner des suspensions de plusieurs transferts Dublin vers son propre territoire par certains juges internes dont le Conseil du Contentieux des Etrangers belge, par une application stricte des jurisprudences K c/ Bundesasylamt et M.S.S C/ Belgique et Grèce.
Reste à savoir si les juges internes feront application ou non de la jurisprudence A.C c. Espagne, pour suspendre les renvois des demandeurs d’asile vers l’Espagne, au titre du Règlement Dublin III.
Il n’en demeure pas moins que « la rapidité qui est une vertu, engendre son vice qui est la hâte ” (Marañón).