par Cyril Nourissat, EDIEC
L’arrêt CJUE, 17 juillet 2014, Angelo Alberto Torresi e.a., C- 58/13 et C-59/13 mérite d’être signalé même s’il n’intéresse qu’incidemment l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Mais, si l’on considère – comme l’auteur – que les professions du droit par leur pratique y participent, elle ne doit pas être ignorée. Elle éclaire alors de manière crue les réalités de la libre circulation au sein de l’Union européenne des avocats et donne, au passage, l’occasion à la Cour de justice de préciser ce qu’il convient d’entendre par abus de droit en cette matière.
L’arrêt prend aussi une singulière résonnance en France (même si l’Etat n’a pas jugé utile d’être partie intervenante à la procédure contrairement à une demi-douzaine d’autres…) à l’heure où, d’une part, la profession – du moins le Barreau de Paris – s’interroge sur la mise en place d’un numerus clausus et, d’autre part, le Ministre de l’économie entend, lui, libérer l’activité de ses dernières (supposées ?) contraintes au nom de la sacro-sainte quête de croissance…
Les faits sont simples. Après l’obtention de leur diplôme universitaire en droit en Italie, plusieurs ressortissants se sont rendus en Espagne où ils ont obtenu un diplôme universitaire en droit et, le 1er décembre 2011, ont été inscrits en tant qu’avocats au tableau de l’Ilustre Colegio de Abogados de Santa Cruz de Tenerife. Trois mois plus tard, en vertu de l’article 6 du décret législatif italien n° 96/2001, ils ont déposé auprès du conseil de l’ordre de Macerata une demande d’inscription à la section spéciale du tableau des avocats relative aux avocats titulaires d’un titre professionnel délivré dans un Etat membre autre que la République italienne. Le conseil de l’ordre de Macerata ne s’est pas prononcé sur les demandes d’inscription et les candidats ont alors saisi en appel le Consiglio Nazionale Forense. Le Conseil national italien a considéré que la situation d’une personne qui, après avoir obtenu un diplôme en droit dans un Etat membre, se rend dans un autre Etat membre dans le but d’y obtenir le titre d’avocat pour retourner immédiatement dans son Etat membre d’origine afin d’y exercer « paraît étrangère aux objectifs de la directive 98/5 et est susceptible de constituer un abus de droit ». Il décide alors d’interroger à titre préjudiciel la Cour de justice avec, en substance, la préoccupation de l’existence d’un éventuel abus de droit.
Outre la confirmation d’une conception accueillante de la notion de juridiction – qui n’était pas de la première évidence –, l’arrêt retient l’attention en ce qu’il examine – pour la rejeter – la caractérisation d’un éventuel abus de droit dans la situation ici envisagée et, bien au contraire, considère que cette dernière est la traduction du « droit pour les ressortissants d’un État membre de choisir, d’une part, l’État membre dans lequel ils souhaitent acquérir leurs qualifications professionnelles et, d’autre part, celui où ils ont l’intention d’exercer leur profession inhérent à l’exercice, dans un marché unique, des libertés fondamentales garanties par les traités » (pt. 48 de l’arrêt). Plus précisément, et la Cour y insiste, « le fait, pour un ressortissant d’un État membre qui a obtenu un diplôme universitaire dans ce même État, de se rendre dans un autre État membre, afin d’y acquérir la qualification professionnelle d’avocat, et de revenir par la suite dans l’État membre dont il est le ressortissant pour y exercer la profession d’avocat sous le titre professionnel obtenu dans l’État membre où cette qualification a été acquise constitue l’une des hypothèses dans lesquelles l’objectif de la directive 98/5 est atteint » et la « circonstance que le ressortissant d’un État membre a choisi d’acquérir une qualification professionnelle dans un État membre autre que celui dans lequel il réside afin d’y bénéficier d’une législation plus favorable ne permet pas, à lui seul de conclure à l’existence d’un abus de droit ». Tout est dit !
Reste que, pour la première fois en ce domaine, la Cour de justice éclaire explicitement la notion d’abus de droit (davantage que celle de fraude à la loi qui, un temps, a pu séduire) qu’elle avait déjà utilisée, en particulier dans le cadre des célèbres affaires intéressant la mobilité des personnes morales (on pense aux arrêts Centros, Cartesio ou Inspire Art). L’abus de droit (ici, l’abus de droit de l’UE) exige, pour la Cour de justice, la réunion d’un élément objectif et d’un élément subjectif. Le premier suppose « un ensemble de circonstances objectives qui [démontre], malgré le respect formel des conditions prévues par la réglementation de l’Union, que l’objectif poursuivi par cette réglementation n’a pas été atteint », le second implique « qu’il existe une volonté d’obtenir un avantage indu résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour l’obtention de celui-ci ». Outre qu’il convient d’observer que cette approche européenne de l’abus n’est pas très éloignée de celle qui prévaut en matière de fraude, par exemple en droit international privé français, force est surtout de constater qu’une nouvelle fois la Cour refuse de la caractériser, si tant est d’ailleurs et en réalité qu’elle le puisse…
C’est alors en tirer deux conséquences.
La première tient au fait que le « tourisme » européen des diplômes ouvrant l’accès à l’avocature est bien désormais une réalité et que de véritables stratégies peuvent être envisagées par les futurs praticiens à l’instar de celles qui existent déjà, par exemple, pour la profession médicale qui connait un phénomène d’évitement avéré du PCEM1 français au profit des formations dispensées en Belgique ou, surtout, en Roumanie. La seconde réside dans le constat que les Etats membres sont probablement démunis face à cette réalité car la réponse ne peut venir que de l’Union européenne, à en croire la Cour elle-même, puisque la fraude ne se conçoit que par rapport à l’objectif poursuivi par la réglementation européenne. Ce sont donc les directives qui doivent, le cas échéant, être retouchées ! En tout état de cause, le numerus clausus souhaité par certains offrira une efficacité digne de la ligne Maginot édifiée par d’autres… Où se vérifie en dernière analyse que le marché intérieur (et ses libertés de circulation) et l’espace de liberté, de sécurité et de justice (et ses instruments de coopération en matière de justice civile et pénale) se combinent pour dessiner l’avenir !