par Henri Labayle, CDRE
La Cour de justice devrait avoir à trancher prochainement une question redoutable, dans l’affaire H.T contre Land Baden Würtemberg (C-373/13), à rendre sur conclusions de son avocat général E. Sharpston, celle des conditions dans lesquelles la révocation du titre de séjour d’un réfugié sous statut peut être prononcée.
Plus précisément, il lui demandé de préciser l’étendue d’un tel pouvoir de révocation face à des accusations de soutien au terrorisme, question d’actualité s’il en est.
Les faits de l’espèce permettent de comprendre les enjeux de la réponse à porter au juge allemand ayant saisi la Cour. M. H.T. est un ressortissant turc d’origine kurde, vivant avec sa famille depuis vingt cinq ans en Allemagne. Il dispose depuis 1993 d’un titre de réfugié politique en raison des risques de persécution pesant sur lui en cas de retour en Turque, titre que les autorités allemandes ont essayé en vain de lui retirer, la juridiction allemande ayant annulé cette décision.
Ce contexte particulier éclaire peut-être la volonté des autorités allemandes de le poursuivre, en 2008, pour « soutien à une association terroriste », le PKK, M. H. T. ayant distribué une des publications de cette organisation et recueilli des dons à son attention. Ces poursuites ayant été validées par le juge national, l’intéressé a fait l’objet pour ce motif d’une décision d’expulsion, impossible à exécuter en raison de son statut de réfugié et de sa situation familiale.
Saisi d’un pourvoi, le juge national interroge la Cour de justice sur le sens à donner aux articles 21 et 24 de la directive 2004/83 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts et refondue comme on le sait par la directive 2011/95 du 13 décembre 2011. Curieusement rebaptisée « directive relative aux conditions » (?) dans des conclusions d’une obscure clarté, ce texte est habituellement identifié en droit européen de l’asile comme étant la « directive qualification ».
Traitant de la protection des réfugiés contre le refoulement pour l’article 21 et du titre de séjour à leur conférer pour l’article 24, l’interprétation de la directive 2004/83 va conduire la Cour de justice à s’affirmer pleinement en tant que juge de l’asile. Il s’agit là en effet d’un terrain particulièrement confus de la législation européenne, aux relations éminemment sensibles avec les droits fondamentaux parce que liées à l’ordre public et à la sécurité nationale.
De la fonction régulatrice du juge du droit européen de l’asile
L’adoption courageuse par l’UE des textes relative à la seconde génération du droit de l’asile rend de plus en plus nécessaire l’intervention régulatrice de la juridiction européenne. Qu’on en juge : outre la Convention de Genève dont cette législation n’est qu’une législation d’application, en vertu de l’article 78 §1 TFUE qui impose une relation de « conformité », ce sont désormais la Convention européenne des droits de l’Homme et la Charte des droits fondamentaux dans ses articles 18 et 19 qui conjuguent leurs efforts de protection au bénéfice des individus menacés.
Confrontée à un problème aussi délicat que celui de la relation entre terrorisme et bénéfice du statut de réfugié politique, l’Union européenne ne saurait donc s’en remettre à un autre arbitre que son juge.
Or ce dernier n’est pas dans une situation facile. On sait, en effet que la combinaison des articles 1er section F et 32 et 33 de la Convention de Genève peut conduire à l’exclusion du statut de réfugié sinon aller jusqu’à permettre le refoulement en cas de menace de persécution dans l’Etat de destination. C’est précisément ce que le HCR avait tenu à souligner publiquement après les événements du 11 septembre, invitant les Etats à appliquer « scrupuleusement et rigoureusement » les clauses d’exclusion de la Convention relative au statut des réfugiés, au motif que cet instrument n’avait jamais eu pour objectif de donner refuge aux délinquants, ni de les protéger contre d’éventuelles poursuites pénales, bien au contraire : il s’agissait de protéger les victimes de persécutions et non leurs auteurs.
On sait également que la force absolue de l’interdiction posée par l’article 3 de la CEDH ne prive pas de légitimité les mesures de défense de l’Etat de droit dans le prétoire du juge de Strasbourg, il n’est que de relire les arrêts Chahal ou Saadi pour mesurer la recherche d’équilibre du juge européen.
Aussi, la lecture du droit dérivé de l’Union étant conditionnée par les contraintes des ces deux textes à valeur supérieure auxquels s’ajoute évidemment la Charte, la tâche de la Cour de justice ne sera pas simple.
La diversité des droits nationaux ne simplifie rien à la chose, même lorsqu’ils prétendent mettre en œuvre les directives de l’Union. Ici, s’il est facile de comprendre que, réfugié sous statut et père de cinq enfants de nationalité allemande, l’intéressé ne risque guère d’être renvoyé en Turquie, il est plus délicat de comprendre le sens de l’attitude des autorités allemandes.
Ces dernières ont décidé de l’expulsion de M. H.T. en s’appuyant sur sa condamnation pour « soutien au terrorisme ». D’où un retrait de son titre de séjour mais, paradoxalement dans le même temps, une suspension de l’exécution de la mesure d’éloignement dont il fait l’objet pour les raisons humanitaires évoquées plus haut. En d’autres termes, M. H. T. est et demeure réfugié au sens de la Convention de Genève et de la directive 2011/95, la tentative de l’exclure de ce statut ayant fait long feu devant le juge national et n’étant pas évoquée par les autorités.
L’intéressé est néanmoins privé de son titre de séjour ce qui rend, d’une part, son séjour en Allemagne précaire et, d’autre part, le prive des avantages liés à la possession de ce titre. Car, en droit allemand, la décision d’expulsion prive son destinataire de droits sociaux, tels que par exemple l’accès à l’emploi ou à la formation. L’accès à ces droits est subordonné non pas au statut de réfugié mais à la détention d’un titre de séjour valable.
Les modalités juridiques de la révocation du titre de séjour d’un réfugié sous statut deviennent donc la clé juridique du problème dans ce contexte. Elles sont l’objet de la question posée par le juge allemand à la Cour de justice, question extrêmement complexe du droit des réfugiés.
L’article 21 de la directive 2004/83 en donne indirectement le sens lorsqu’il souligne l’autorité du principe de « non-refoulement », tout en évoquant l’hypothèse du refus ou de la révocation du titre de séjour. L’article 24 règlemente spécifiquement, lui, le « titre de séjour ». Leur interprétation combinée ou autonome peut alors conduire à des solutions différentes pour le réfugié.
Soit, avec le requérant, il faut penser que chacun des articles réglemente un régime distinct spécifié par leur intitulé. Le principe de non-refoulement est un principe « cardinal » du droit des réfugiés, les trois textes que sont la Convention de Genève, la CEDH et la Charte dans son article 19 convergent pour le souligner. Les exceptions qui y sont ouvertes par l’article 21 §2, «lorsque cela ne leur est pas interdit en vertu des obligations internationales », doivent donc être lues strictement « dans le champ d’application » de ce paragraphe 2 lorsque l’on veut « révoquer » le titre de séjour. En revanche, l’article 24 ne dit mot de la révocation du titre de séjour alors qu’il traite spécifiquement de sa délivrance et de son renouvellement et il ne saurait alors en traiter.
Soit, avec les Etats membres et la Commission, il faut estimer que le parallélisme des formes et des procédures fonctionne ici. En conférant aux Etats membres le droit de refuser de délivrer et de renouveler le titre de séjour dans l’article 24 §1 de la directive, le législateur communautaire leur aurait implicitement reconnu aussi celui de procéder à sa révocation. Raisonner autrement interdirait de révoquer le titre de séjour tant qu’il n’est pas possible de procéder au refoulement.
Trancher n’est pas facile. Tout simplement parce que le législateur, c’est-à-dire les Etats membres avant 2004, n’ont pas voulu que cela le soit et parce que, au moment de la refonte, personne n’a voulu davantage clarifier des choses qui en avaient pourtant un besoin évident.
En raison d’abord de la complexité du droit lui même puisque la directive vise l’hypothèse de l’amoindrissement de la protection à plusieurs reprises : en abordant la question de la « cessation » dans l’article 11, puis de « l’exclusion » à proprement parler dans l’article 12, puis de la « révocation, fin du statut de réfugié ou refus de le renouveler » dans l’article 14 avant de se pencher sur la « protection contre le refoulement » et ses exceptions dans l’article 21 et le « titre de séjour » et ses limites dans l’article 24. Ceci sans y ajouter les règles applicables à la protection subsidiaire …
La lecture du juge sera donc délicate, partagé qu’il sera entre la nécessité d’une lecture restrictive des exceptions à la protection, telle que le droit des réfugiés la réclame d’ordinaire, et l’approche téléologique des choses qui a souvent sa préférence. N’y-a-t-il pourtant pas un paradoxe à voir le législateur lui réclamer aujourd’hui une lecture « implicite » du droit alors que ce dernier avait toute latitude de formuler explicitement sa volonté il y a quelques mois en définissant clairement les concepts …
Il reste l’essentiel. Le chapitre VII et les articles 26 et suivants de la directive 2004/83 confèrent au réfugié sous statut un certain nombre de droits en matière sociale que la législation nationale ne saurait restreindre au prétexte du défaut d’un titre de séjour, ainsi que la législation allemande le prétend. En tout état de cause, si elle légitime la thèse de la révocation, il est permis de penser que la Cour de justice trouvera là matière à constater l’incompatibilité de cette législation avec les obligations formulées par la règle européenne.
De la fonction protectrice du juge européen de l’asile au regard des contraintes sécuritaires
Adoptée au lendemain des attentats du 11 septembre, la directive 2004/83 porte la trace de préoccupations sécuritaires dont les Etats membres ne se sont pas départis depuis, malgré, à l’époque, une Communication mesurée de la Commission qui conserve son actualité. D’où la multiplication de concepts, malheureusement différents mais tendant dans la même direction, qui visent à encadrer l’exercice de la protection.
C’est ainsi que l’exclusion du statut de réfugié est possible en vertu de l’article 12 §2 de la directive 2004/83 « lorsqu’il y a des raisons sérieuses de penser qu’il a commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes; qu’il a commis un crime grave de droit commun en dehors du pays de refuge avant d’être admis comme réfugié, c’est-à-dire avant la date d’obtention du titre de séjour délivré sur la base du statut de réfugié; les actions particulièrement cruelles, même si elles sont commises avec un objectif prétendument politique, pourront recevoir la qualification de crimes graves de droit commun »; ou encore « qu’il s’est rendu coupable d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies tels qu’ils figurent dans le préambule et aux articles 1 et 2 de la charte des Nations unies ».
De même la révocation du statut est-elle possible lorsqu’il existe des motifs raisonnables de considérer le réfugié « comme une menace pour la sécurité de l’État membre dans lequel il se trouve » ou que « ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre » en vertu de l’article14 §4.
Ici, la juridiction allemande interroge simplement la Cour de justice sur les recoupements éventuels des motifs présidant au retrait du titre de séjour et au refoulement.
La protection du réfugié contre le refoulement est absolue sauf « lorsqu’il y a des raisons sérieuses de considérer qu’il est une menace pour la sécurité de l’État membre où il se trouve » ou « lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre ». Dans ce cas, l’article 21 §3 de la directive 2004/83 autorise les Etats à refuser de lui octroyer un titre de séjour, à le révoquer, y mettre fin ou refuser de le renouveler.
La délivrance du titre de séjour dû au réfugié, elle, peut être entravée par « des raisons impérieuses de sécurité nationale ou d’ordre public » en vertu de l’article 24 de la même directive. C’est à leur propos que le juge devra se prononcer, les Etats membres estimant qu’il y a là un « chevauchement » entre les notions de « raisons impérieuses » et de « raisons sérieuses ». La raison en est facile à deviner, tenant à assimiler les protections offertes par les deux articles. Ce n’est pas la première fois que la Cour de justice est amenée à se pencher sur de telles notions.
On se souvient ainsi que son arrêt du 23 novembre 2010, Tsakouridis (C‑145/09, Rec. p. I‑11979), la Cour avait jugé que la lutte contre la criminalité liée au trafic de stupéfiants en bande organisée est susceptible de relever de la notion de «raisons impérieuses de sécurité publique» pouvant justifier une mesure d’éloignement d’un citoyen de l’Union ayant séjourné dans l’État membre d’accueil pendant les dix années précédentes.
Rendu sur de remarquables conclusions d’Yves Bot mal transcrites, l’arrêt du 22 mai 2012, P.I. v. Oberbürgermeisterin der Stadt Remscheid (C 348/09) avait ensuite conduit la Cour à en préciser les conditions d’application. Elle avait ainsi estimé qu’une « atteinte particulièrement grave à un intérêt fondamental de la société, susceptible de représenter une menace directe pour la tranquillité et la sécurité physique de la population » peut « relever de la notion de «raisons impérieuses de sécurité publique». Celle-ci peut justifier une mesure d’éloignement, à la condition que « la façon selon laquelle de telles infractions ont été commises présente des caractéristiques particulièrement graves, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier sur le fondement d’un examen individuel du cas d’espèce dont elle est saisie » (point 33).
En l’espèce, l’emploi de cette notion dans le domaine du droit des réfugiés interroge. Il indique à n’en pas douter une particulière caractérisation du comportement de l’intéressé auquel on envisage de retirer son titre de séjour. A suivre le raisonnement de la Cour, tenu dans un domaine certes différent, celui du séjour des citoyens de l’Union, la contrainte pour le droit et le juge national pourrait être identique.
Or, ici, M. H. T. est convaincu de « soutien à une organisation terroriste », hypothèse dont il est difficile de douter qu’elle ne rentre pas dans le cadre de telles « raisons impérieuses » d’autant que ladite organisation terroriste, le PKK, est inscrite sur une liste anti-terroriste de l’Union établie par la position commune du Conseil 2001/931. A supposer que cette position commune ait été établie avec toute la rigueur nécessaire, ce qui n’a pas toujours été le cas comme en témoigne le contentieux de la Cour, il reste cependant à déterminer ce qu’implique la notion de « soutien » au regard des exigences de la directive. Telle est l’interrogation du juge allemand.
Se pencher attentivement les circonstances de l’espèce, sur les motivations et les modalités d’un tel « soutien » est un premier degré de l‘examen incombant au juge national, qui devra être centré sur le comportement personnel de l’individu. L’invocation de la sécurité nationale ne dispense pas le juge pour autant de s’assurer d’un minimum de réalité tenant à la menace en question. En l’espèce, au cours de la procédure, il a été établi que le soutien de M. H. T. consistait en tant que kurde à célébrer des événements tels que Newroz (le nouvel an kurde) à participer à des réunions autorisées du PKK en Allemagne, à recueillir et transmettre des dons pour le compte du PKK et à distribuer occasionnellement une publication du PKK. Ce comportement lui a valu une amende, sanction permettant de s’interroger sur la gravité de son comportement personnel.
Dès lors, il ne paraît pas envisageable que la Cour se satisfasse de la seule inscription d’un mouvement terroriste sur une liste anti-terroriste pour attirer de manière indéterminée dans l’orbite de ce mouvement l’ensemble de ses sympathisants et de ses activistes, notamment lorsque figure dans ce cercle un réfugié sous statut.
On attendra donc avec impatience la lecture que fera la Cour de la lâcheté des Etats membres à s’acquitter de leurs obligations de protection des droits fondamentaux dans l’exercice de leur fonction législative.