par Pierre Berthelet, CDRE
Octobre est le mois des vendanges et le millésime 2014 de la sécurité intérieure européenne s’avère, sans l’ombre d’un doute, être un bon cru. Pour filer la métaphore vinicole, l’observation du raisin récolté permet d’anticiper la qualité de la cuvée qui s’annonce.
Les progrès engrangés sont en effet notables. Il est possible de citer l’adoption du règlement instituant le Fonds pour la sécurité intérieure, l’approbation d’une nouvelle stratégie anti-radicalisation, la réforme du mécanisme de protection civile ou encore l’adoption d’une décision destinée à préciser les conditions d’application de la clause de solidarité prévue à l’art. 222 TFUE.
Les travaux initiés précédemment se poursuivent activement : réforme d’Europol, quatrième directive antiblanchiment et paquet « frontières intelligentes », déploiement du policy cycle ou encore mise en œuvre des mesures prévues dans la stratégie de coopération douanière, dans la stratégie relative à la cybersécurité et dans le programme CBRN (chimique, biologique, radiologique et nucléaire).
Les perspectives semblent, elles aussi, plutôt bonnes. Dans les « Strategic Guidelines » figurant dans les conclusions adoptées en juin 2014, le Conseil européen donne une vision de l’après-Stockholm très orienté vers la sécurité. Lues en parallèle avec le programme de travail des trois présidences du Conseil de l’UE (Italie-Lettonie-Luxembourg), ces conclusions offrent un aperçu des grandes orientations à venir.
Y figurent pêle-mêle une accentuation des efforts dans l’optique du développement de systèmes d’information relatifs aux frontières intelligentes, d’un meilleur recouvrement des avoirs d’origine criminelle aux fins de confiscation des produits du crime ou encore d’un meilleur accès des services répressifs à Eurodac et aux bases de données concernant la gestion des frontières, une révision des modalités de poursuite et d’observation transfrontalières, une mise en place d’un système PNR à l’échelle de l’UE, une plus grande articulation de la stratégie pour la coopération douanière avec le policy cycle, de même qu’une meilleure coordination des instruments de la protection civile et de l’aide humanitaire, le but étant pour l’Union puisse disposer d’une gamme d’instruments correspondant à chaque étape du déroulement de cycle de gestion des catastrophes.
1. Une conjoncture propice
La conjoncture sécuritaire au sein des États membres est de nature à envisager une confirmation de la tendance constatée, à savoir un approfondissement de la sécurité intérieure européenne. De prime abord, un regard sur la programmation juridique tend à infirmer cette déclaration. En effet, l’observateur attentif ne peut que constater la poursuite des travaux en cours : il n’y a pas d’annonces-chocs, de nouveaux principes ambitieux ou de projets innovants (à l’exception, dans une certaine mesure, du projet de création d’un corps de garde-frontières qui fait son grand retour au sein des textes d’orientation). Il est vrai que les commentateurs de l’espace de liberté, de sécurité et de justice sont habitués, depuis le programme de La Haye de 2004, à voir une programmation modeste, pour ne pas dire prudente. Les conclusions du Conseil européen de juin 2014 s’inscrivent donc dans cette optique. Cela étant dit, il n’y a pas matière à s’inquiéter d’une telle modestie, car l’expérience montre que la sécurité intérieure européenne se construit lentement et précautionneusement dans un domaine où les sensibilités étatiques sont exacerbées. Elle le fait de manière pragmatique, sous l’angle de l’expérimentation. Il est possible de retrouver, en première analyse, ici les célèbres « petits pas » d’une construction européenne incrémentale, si chers à Jean Monnet.
Pour autant, à y regarder de plus près, une grille de lecture de nature néo-fonctionnaliste paraît peu pertinente en matière de sécurité intérieure. La sécurité est un domaine à part dans lequel ces sensibilités étatiques sont prononcées. La méfiance est la règle, tant à l’égard des institutions, en premier lieu celles défendant un intérêt supranational, qu’entre les Etats eux-mêmes. La crise de la réforme de la gouvernance Schengen a été d’ailleurs là pour le rappeler.
La sécurité intérieure paraît donc être davantage sujette aux « chocs externes », c’est-à-dire aux événements qui viennent brusquement modifier l’agenda européen. Les attaques du 11 septembre 2001, les attentats de Madrid (2004) et de Londres (2005) ou encore plus récemment, le drame de Lampedusa d’octobre 2013, entraînent une accélération du calendrier et une réorganisation des priorités. Par exemple, l’instauration de l’agence Frontex a été la conséquence des vagues successives de migrants sur les plages des États du sud de l’Europe, suscitant chez eux l’inquiétude et manifestant la volonté de mettre en place des dispositifs appropriés destinés à y faire face. C’est ainsi que la pression migratoire subie par l’Espagne ainsi que d’autres États membres, a contribué à l’adoption des conclusions du Conseil européen de Séville en juin 2002 et puis à celles de Thessalonique en juin 2003 insistant sur une meilleure gestion des frontières avec, à la clé, la création d’une agence européenne spécialisée. Pour autant, il importe de se départir de tout effet mécanique. Ces événements constituent une occasion propice aux États membres, ou à certains d’entre eux, pour promouvoir l’avancement de mesures de sécurisation en désignant celles qui leur semblent les plus pertinentes. Par conséquent, il convient de comprendre les « Strategic guidelines » de juin 2014 comme un substrat offrant une série d’orientations générales au sein desquelles les États viendront formuler des réponses en effectuant un choix quant aux mesures exposées, au gré des événements rencontrés et en fonction des considérations politiques du moment.
Il est vrai, en outre, que la faible portée des « Strategic guidelines », du moins en comparaison avec celles de Tampere en 1999, reflète une évolution sous-jacente qui mérite d’être relevée, à avoir une compartimentation de plus en plus grande de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, avec la justice d’un côté, l’immigration de l’autre, la sécurité de l’autre encore.
À cet égard, trois projets se développent en complément, mais aussi en concurrence : l’espace pénal européen, la politique migratoire européenne et la sécurité intérieure. Concernant les grandes orientations en la matière, elles figurent depuis les années 2010, dans un document dédié, la Stratégie de sécurité Intérieure, amené au demeurant, à être révisé courant 2015.
La Commission a présenté peu avant le Conseil européen de juin 2014, un bilan de l’action menée dans le cadre du plan d’action approuvé par le Conseil en février 2011. Dans cette communication de mai 2014 intitulée «Faire de l’Europe ouverte et sûre une réalité», la Commission se félicite des efforts fournis et suggère de les prolonger dans la perspective d’une stratégie révisée.
Sur le fond, le bilan, que la Commission juge satisfaisant, apparaît en effet comme honorable, du moins à condition de faire montre de mansuétude à l’égard de «l’oubli» concernant la protection civile au sein des grandes priorités thématiques figurant en fin de texte. Quoi qu’il en soit, la lecture de la communication, que le Conseil n’a d’ailleurs pas démentie dans ses conclusions, pérennise la sécurité intérieure comme projet structurant la construction européenne.
Or, l’essor de la sécurité intérieure, en tant que troisième pôle de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, s’opère en tension avec les deux autres, à savoir la politique migratoire et l’espace pénal. Ainsi, la dynamique du volet « gestion des frontières », quatrième priorité opérationnelle de ce plan d’action de février 2011, contribue à conférer une coloration sécuritaire à la politique migratoire européenne en mettant l’accent davantage sur la lutte contre l’immigration clandestine que sur l’organisation des voies d’admission des ressortissants extracommunautaires.
À titre d’illustration toujours, la dynamique du volet « lutte contre la criminalité organisée » de la stratégie, axé en particulier sur l’amélioration des procédures de confiscation des produits du crime, première priorité opérationnelle du plan d’action de 2011, participe, quant à elle, au déséquilibre d’un espace pénal qui s’efforce de limiter l’approche répressive au profit d’une meilleure protection des garanties procédurales.
2. Un projet prometteur : le Policy cycle
L’observateur ne manquera pas de constater que, depuis plusieurs années, l’accent mis sur l’anticipation et l’adaptation se retrouve sur le plan institutionnel. D’abord, à l’échelon politique, c’est-à-dire du point de vue de la conception, l’Union est dotée d’une stratégie complétée par un plan d’action. À l’instar d’autres politiques de l’Union, ces instruments de droit non contraignant définissent une programmation de l’action de nature institutionnelle, en listant les mesures à prendre assorties de principes d’action et d’un cadre permettant de rendre intelligible cette action (par exemple en exposant les causes de l’intervention de l’Union).
Ensuite, à l’échelon opérationnel, c’est-à-dire du point de vue de l’exécution proprement dite, l’Union dispose des agences européennes. Quant au policy cycle, qui correspond au cycle de gestion de lutte contre la criminalité organisée mise en place par des conclusions du Conseil de 2010, il constitue un projet destiné à coordonner l’action de ces agences. Il assure une meilleure planification de leur travail. De ce fait, il tend à rendre le travail de ces agences plus proactives. Concrètement, il s’agit de mieux planifier le travail de ces agences, ce qui évite à celles-ci d’avoir à répondre à des sollicitations intempestives du Conseil. En retour, la coordination effectuée, à l’image du rôle du chef d’orchestre, permet au Conseil, par le truchement du Comité de sécurité intérieure institué par l’art. 71 TFUE, de conserver la maîtrise de l’action de ces agences dont les compétences s’élargissent considérablement. Concernant les services nationaux de police et de sécurité, le cycle politique vise à les inclure davantage dans le processus de préparation des priorités stratégiques de lutte contre la menace.
Enfin, le niveau stratégique est organisé autour de ce Comité de sécurité intérieure (COSI). Là encore, les travaux ont bien avancé, car si ce Comité avait peiné à trouver ses marques (voir notre billet du 26.11.1013 sur ce blog), il semble que le policy cycle lui ait donné l’occasion d’apporter, dans une certaine mesure du moins, une valeur ajoutée aux travaux institutionnels du Conseil. C’est ainsi que, à côté de l’échelon politique, à savoir la conception, et de l’échelon opérationnel, en l’occurrence, l’exécution, vient s’intercaler un niveau intermédiaire mettant en évidence, avec le policy cycle, un processus décisionnel parallèle au processus législatif classique. Ce processus décisionnel de nature « opérationnelle » avec au centre le COSI, par opposition au processus « législatif » auquel le CATS est associé, s’organise lui aussi en trois niveaux, politique (avec l’adoption par le Conseil de conclusions les 6 et 7 juin 2013, déterminant de nouvelles priorités en matière de lutte contre la criminalité organisée sur la base du SOCTA), stratégique avec les Multi-Annual Strategic Plan (MASP) pilotés par le Cosi et déclinées en Operational Action Plans (OAP), et opérationnel avec l’exécution des OAP (neuf pour la période 2014-2017, soit 239 mesures au total).
Pour l’heure, le second cycle du policy cycle est en cours d’exécution. Concernant ce cycle 2013 – 2017, le programme multiprésidence 2014-2015 indique que celui-ci continuera de servir de principale base à la coordination de la coopération opérationnelle dans le domaine de la criminalité organisée. Cela étant, il est encore trop tôt pour se projeter dans l’avenir quant aux contours d’un futur cycle. Il paraît en effet trop prématuré pour juger de l’efficacité du policy cycle actuel (l’évaluation indépendante ayant lieu courant 2016), et de la physionomie du nouveau cycle (le COSI devant opérer un retour d’expérience en vue du cycle à venir, seulement au deuxième semestre 2017), mais le policy cycle tend néanmoins à démontrer plusieurs effets bénéfiques pour la construction européenne. Il contribue à permettre d’ordonner l’activité des services nationaux de police et de sécurité (ou du moins il offre des perspectives en ce sens), et d’articuler leur action autour d’objectifs précis et déclinés sous la forme de mesures concrètes contenues dans les OAP. En outre, il participe à organiser et à répartir rationnellement les ressources sur la base d’une évaluation objective de la menace.
Indépendamment des défauts de jeunesse du policy cycle, force est de constater que ce dernier constitue un modèle (ou l’amorce d’un modèle durable) contribuant à structurer l’action autour de priorités politiques modulables en fonction de l’évolution des menaces.
Il demeure encore imparfait et incomplet : imparfait, car, comme il s’agit de « droit mou », le temps de mise en conformité des États aux règles posées est susceptible prendre du temps (par exemple, le processus de retour d’expérience mérite d’être affiné, tous les États membres n’ayant pas encore fourni l’ensemble des informations destinées à évaluer l’impact concret des OAP sur les démantèlements des groupes criminels dans le cadre du policy cycle), et incomplet, car le cycle politique ne s’étend qu’au thème de la lutte contre la criminalité organisée. Une piste de travail serait donc de mettre en place un cycle approprié à la lutte antiterroriste. Ce cycle adapté serait destiné à mieux ordonner une coopération dans laquelle les services de renseignement tiennent à une certaine autonomie et se montrent réticents à toute forme d’intervention de nature plus intégrée de la part de l’Union.
3. Vers un futur grand cru ?
2014 montre que les fondamentaux d’une véritable action européenne en matière de sécurité intérieure sont présents. Reste que les défis sont nombreux : meilleure association de la société civile dans le cadre du Forum de sécurité préconisé par la Commission européenne dans sa communication de 2014, développement de capacités européennes de réaction d’urgence en matière de protection civile et de gestion des frontières extérieures, refonte du programme européen de protection des infrastructures critiques, affinement des mécanismes d’évaluation de la menace, en particulier concernant la menace terroriste, pour une plus grande convergence de vues sur le type de risques pesant sur l’Union et ses États membres, et perfectionnement des mécanismes de gestion de crise à l’échelle européenne (prévention, préparation, réaction et résilience).
Sur ce dernier point, la décision du Conseil du 24 juin 2014 ayant trait aux modalités de mise en œuvre par l’Union de la clause de solidarité ouvre de nouvelles perspectives. Une disposition en son sein est prometteuse et, à ce titre, elle mérite de retenir toute l’attention. Certes, la rédaction demeure très prudente, mais elle recèle de grandes potentialités.
Elle permet en effet, dans un contexte où les menaces sont mobiles, diffuses et changeantes, au Conseil européen de demander à la Commission, au Haut représentant ainsi qu’aux agences de l’Union de préparer des rapports sur des risques particuliers. S’il est seulement question de mobiliser uniquement les mécanismes existants et d’avoir recours aux informations transmises par les États membres à titre volontaire, cette disposition est de nature à favoriser substantiellement le rapprochement des points de vue entre États quant aux menaces pesant sur la sécurité de l’Union, qu’il s’agisse du risque terroriste ou du risque de catastrophe naturelle. Car, il importe de rappeler que la sécurité intérieure, avant d’être une manière d’agir, est une manière de voir ce qui nous met en danger.