La fin du “tourisme social” ? Premières remarques sur l’arrêt Dano (Gde Chambre, C-333/13) du 11 novembre 2014

par Nathalie Rubio,  CERIC

Rares sont les arrêts de la Cour de justice qui suscitent un écho médiatique tel que celui provoqué par l’affaire Dano (CJUE, Gde Chambre, 11 novembre 2014, C-333/13). La presse française et européenne se félicitait du fait que la justice se prononce contre le “tourisme social” (Le Monde) et parfois allant plus loin en titrant comme le Daily Telegraph “Les touristes sociaux de l’Union européenne menacés d’être renvoyés chez eux” (V. également la revue de presse européenne eurotopics.net du 12 novembre 2014). Cet arrêt, dont la portée politique a également été exploitée par les partis extrémistes, est perçu comme mettant fin à un certain laxisme dont était accusée l’Europe, qui n’aurait pas su définir clairement les limites de la solidarité et aurait engendré des abus dans les Etats membres les plus généreux.

Mme Dano, de nationalité roumaine bénéficiait d’une attestation de séjour sur le territoire allemand depuis juin 2011 et était, avec son fils, hébergée et nourrie par sa sœur à Leipzig. Elle est bénéficiaire de prestations pour enfant à charge ainsi que d’une avance sur pension alimentaire, en revanche, sa demande de prestations de l’assurance de base a été refusée au regard de la législation allemande. Le Sozialgericht Leipzig saisit la Cour de la question de savoir si le droit de l’UE, et particulièrement le principe de non discrimination, s’oppose aux dispositions du droit national qui exclut de l’aide “les étrangers qui sont entrés sur le territoire national afin d’obtenir de l’aide sociale ou dont le droit de séjour découle du seul objectif de la recherche d’un emploi”.

Certes, dans son arrêt Dano, la Cour lie expressément le droit de bénéficier de certaines prestations sociales à la régularité du droit de séjour, mais la portée de cette position mérite aussi d’être nuancée.

  1. La reconnaissance explicite d’un lien direct entre allocation de certaines prestations sociales et régularité du droit de séjour des citoyens de l’Union européenne

Le dispositif de l’arrêt de la Cour a le mérite d’être clair : ” L’article 24, paragraphe 1, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, (…) lu en combinaison avec l’article 7, paragraphe 1, sous b), de celle‑ci, ainsi que l’article 4 du règlement n° 883/2004, (…) doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à la réglementation d’un État membre en vertu de laquelle des ressortissants d’autres États membres sont exclus du bénéfice de certaines «prestations spéciales en espèces à caractère non contributif» au sens de l’article 70, paragraphe 2, du règlement n° 883/2004, alors que ces prestations sont garanties aux ressortissants de l’État membre d’accueil qui se trouvent dans la même situation, dans la mesure où ces ressortissants d’autres États membres ne bénéficient pas d’un droit de séjour en vertu de la directive 2004/38 dans l’État membre d’accueil”.

La Cour va ici plus loin que ce qu’une lecture rapide du dispositif de l’arrêt Brey (C-140/12 du 19 septembre 2013) laissait entrevoir. En effet, elle avait interprété le droit de l’UE comme s’opposant à la réglementation nationale (en l’occurrence autrichienne) qui excluait en toutes circonstances et de manière automatique l’octroi d’une prestation (en l’espèce un supplément compensatoire pour compléter la pension de retraite) à un ressortissant d’un autre Etat membre économiquement non actif au motif que celui-ci ne remplit pas les conditions pour bénéficier d’un droit de séjour légal.

Elle va également plus loin que la proposition faite dans cette affaire par l’avocat général, Melchior Wathelet, dans ses conclusions rendues le 20 mai 2014, tendant à permettre au législateur national d’exclure du bénéfice des prestations les ressortissants des autres Etats membres “sur la base d’un critère général, comme le motif de l’arrivée sur le territoire de l’Etat membre d’accueil, susceptible de démontrer l’absence de lien réel avec cet Etat”.

La justification de la position de la Cour n’était pas aussi évidente que ce qu’il peut sembler. La réponse au juge national dépendait, d’une part, de la qualification de la nature des prestations en cause, et, d’autre part, de l’appréciation de la portée du principe d’égalité de traitement.

Comme le relève l’avocat général, la Cour ne pouvait pas faire l’économie d’une qualification des prestations en cause, alors même que les questions préjudicielles ne portaient pas expressément sur ce sujet. La question était de savoir si les prestations de l’assurance de base pouvaient être qualifiées de “prestations spéciales en espèces à caractère non contributif” au regard du règlement n°883/2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale. La Cour expédie ce point plus rapidement que l’avocat général, qui avait quant à lui également mené l’analyse au regard de la directive n°38/2004 -le champ d’application respectif des deux textes restant distinct-, pour conclure que les prestations en cause sont assujetties au principe d’égalité de traitement. A ce stade, la conclusion aurait été par conséquent qu’il ne pourrait pas y avoir de discrimination entre nationaux et ressortissants d’un autre Etat membre.

La Cour s’engage ensuite sur la question de la restriction de la portée du principe d’égalité de traitement. Notant les limites apportées par les articles 18 et 20 du TFUE au principe d’interdiction de toute discrimination et aux droits conférés aux citoyens de l’Union, la Cour axe son raisonnement d’abord sur l’interprétation de l’article 24 de la directive n°38/2004 et ensuite de l’article 4 du règlement n°883/2004.

Sur le premier fondement, la Cour rappelle qu’un citoyen de l’Union ne peut réclamer une égalité de traitement avec les nationaux que si son séjour sur le territoire de l’Etat membre d’accueil respecte les conditions de la directive : pour les séjours inférieurs à 5 ans, la Cour insiste sur les droits des citoyens tant qu’ils ne deviennent pas une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’Etat d’accueil et c’est là un objectif de la directive (§74). De ce fait, l’existence d’une inégalité de traitement est fondée sur le rapport établi par le législateur entre “l’exigence de ressources suffisantes comme condition de séjour et, d’autre part, le souci de ne pas créer une charge pour le système d’assistance sociale des Etats membres”. Reprenant l’argument de l’avocat général, la Cour affirme que priver un Etat de la possibilité de refuser l’octroi de prestations sociales entrainerait comme conséquence que des personnes qui ne disposent pas, lors de leur arrivée, de ressources suffisantes pour subvenir à leurs besoins en disposeraient automatiquement par l’octroi de prestation dont le but est d’assurer la subsistance du bénéficiaire (§79). Dans le même esprit, la Cour retient que le règlement n°883/2004 ne s’oppose pas à une restriction du principe d’égalité de traitement dans la mesure où les prestations sont octroyées exclusivement dans l’Etat membre de résidence et conformément à sa législation.

C’est donc grâce à une interprétation combinée de la directive n°38/2004 et du règlement n°883/2004 que la Cour parvient à lier directement allocation des prestations en cause et régularité du séjour offrant ainsi une certaine cohérence et clarté au système.

  1. Une portée territoriale et personnelle de l’arrêt à relativiser

Si le principe est clairement défini, la portée de l’arrêt doit être nuancée au regard de plusieurs facteurs tenant à la situation particulière de chaque Etat et à l’exercice des compétences nationales ainsi qu’au caractère singulier des faits de l’espèce.

En effet, une première atténuation tient à la diversité des législations nationales en la matière : la Cour n’ouvre ici qu’une possibilité d’exclure de tels ressortissants –et non pas une obligation- pour les Etats membres qui restent libres d’adopter une politique plus favorable, en adéquation d’ailleurs avec le système social en place pour les étrangers sur leur territoire. Plus largement, les disparités nationales actuelles expliquent que cet arrêt n’ait pas le même écho en Allemagne qu’en Espagne par exemple où le système est moins protecteur.

De même, la Cour rappelle qu’il appartient au législateur de chaque Etat membre de déterminer les conditions d’octroi des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif ainsi que la définition de l’étendue de la couverture sociale assurée par ce type de prestation (§90). Dans ce cas, les Etats membres ne sont pas considérés comme mettant en œuvre le droit de l’Union et leur action n’entre pas dans le champ d’application de la Charte des droits fondamentaux.

Une seconde limite tient à la singularité des faits de l’espèce, caractéristiques du “tourisme social”. Mme Dano, qui séjourne depuis 2010 en Allemagne, n’a aucun diplôme, n’est pas capable d’écrire en allemand, n’est en mesure de lire des textes que de manière limitée, n’a pas de qualification professionnelle, n’a jamais exercé d’activité professionnelle et aucun indice ne laisse penser qu’elle ait cherché un emploi…

Bien que la Cour n’aborde pas frontalement la question, rien n’interdit aux Etats membres de requérir une certaine intégration des citoyens européens dans la société nationale, cette exigence légitime, que l’on retrouve de façon récurrente dans la jurisprudence de la Cour, est d’ailleurs présentée par M. Wathelet comme permettant d’éviter les abus (§132). C’est ainsi à l’aune du principe de proportionnalité que pourrait être examinée la situation personnelle du demandeur et que pourrait s’opérer une distinction entre citoyens de l’UE au sein d’un même Etat.

En tous cas, l’arrêt ne concerne pas les ressortissants des Etats membres ayant acquis un droit de séjour permanent au terme d’un séjour légal de plus de 5 ans qui ne sont, eux, soumis à aucune autre condition et qui bénéficient, en principe, de l’égalité de traitement avec les nationaux.

Et après ? L’impact de cet arrêt sur les législations nationales relatives aux droits sociaux des étrangers mérite sans aucun doute une étude plus approfondie. Mais en attendant, qu’adviendra-t-il des personnes dans la situation de Mme Dano. Puisqu’elle ne respecte pas les conditions posées par la directive n°38/2004 et ne bénéficie donc pas d’un droit de séjour légal, la question de la possibilité (ou non) de son éloignement se pose…