Mieux vaut tard que jamais. Prenant, enfin, à bras le corps un dossier leur ayant valu autant de critiques politiques que de désagréments judiciaires, les autorités françaises se sont résolues à affronter la réalité en face en procédant à l’évacuation puis au démantèlement de ce que le langage médiatique a pris l’habitude détestable d’appeler la « jungle » de Calais.
La réussite, fragile mais bien réelle, de cette opération de police ne masque pourtant ni les arrières-pensées ni les carences de la politique française d’asile, avant que la question de son efficacité ne se pose ouvertement lorsqu’un minimum de recul permettra de l’évaluer. Bienvenue, cette prise d’initiative oblige cependant à s’interroger sur sa tardiveté comme sur son ambition.
1. Trop tard ?
Il n’est pas possible d’évaluer ce que la fermeture du camp de Calais représente concrètement sans mettre en perspective la véritable stratégie de pourrissement qui a été celles des différents Etats en présence, à chaque bout de la chaîne, durant près de quinze années. Tourner aujourd’hui le dos à cette option en procédant à la fermeture du camp de Calais correspond en effet à une véritable remise en cause de la politique de laisser faire et de démission collective ayant prévalu jusqu’ici.
Histoire d’un abandon
Est-il besoin de retracer l’histoire malheureuse autant que déplorable d’un espace de non-droit né en 2002, à la suite de la fermeture du centre de la Croix Rouge de Sangatte ? Sa proximité des zones d’embarquement vers le Royaume Uni, au coeur d’un flux ininterrompu d’échanges avec le continent, explique que le camp de Calais ait ainsi prospéré jusqu’à une première tentative de fermeture, en 2009, infructueuse.
Alternative à l’installation incontrôlée de mini-campements de migrants au cœur du centre ville de Calais, le regroupement de ces migrants autour d’un vieux centre aéré désaffecté va conduire progressivement à une restructuration de la « jungle de Calais ». Sans que quiconque s’émeuve beaucoup de l’ambiguïté de ce qualificatif, cette facilité du langage renvoyant tout aussi bien à la « loi de la jungle » caractérisant cette zone de non-droit qu’à l’opinion que se font certains courants d’idées de ses occupants. Abandon de leurs responsabilités régaliennes par les personnes publiques au profit des trafiquants en tous genres, ce « bidonville » moderne comme le qualifient les associations humanitaires était et il est demeuré une insulte à l’Etat de droit comme à l’Etat providence.
Cet abcès de fixation constitue un effet collatéral de la situation particulière consentie au Royaume Uni par ses partenaires dans la constitution de l’espace Schengen. Extérieure à cet espace, la Grande Bretagne a obtenu sans coup férir cette position dérogatoire dans un protocole l’organisant, lors du traité d’Amsterdam. Celui-ci n’a pas réglé les questions bilatérales, bien au contraire. Ainsi, le protocole dit de Sangatte », en 1991, va fixer conformément aux stipulations du traité franco-britannique de Cantorbery du 12 février 1986, les modalités des contrôles frontaliers et de la sécurité civile entre les deux Etats, à propos de la liaison fixe transmanche. Le texte autorise ainsi les agents de l’Etat d’arrivée à effectuer des contrôles dans l’Etat de départ, sans que la dissymétrie de tels contrôles ait apparemment beaucoup frappé les esprits à l’époque, le flux à destination du Royaume Uni n’ayant pourtant aucune commune mesure avec celui du départ vers le continent.
Dès lors, transcendant les règles européennes et celles de la coopération bilatérale, les lois de la géographie n’avaient plus qu’à s’accomplir. La destination britannique constituant de manière durable celle dont les grands flux migratoires rêvent, pour des raisons variées qui n’empruntent pas toujours à la rationalité, il suffit de jeter un œil sur une carte de France pour saisir que l’aboutissement des grandes routes de la migration, celles de l’Est comme celles du Sud, se situe à proximité du tunnel sous la Manche, à 25 kilomètres d’un prétendu eldorado.
Ce fut le malheur de Sangatte, de 1999 à 2002, avant de devenir celui de Calais. On estime en effet généralement à plus de soixante mille, le nombre de migrants ayant transité à l’époque par ce qui n’était au départ qu’un simple hangar permettant à la Croix Rouge de remplir son office. Médiatisée par un ministre de l’Intérieur devenu ensuite chef de l’Etat, la fermeture de Sangatte en 2002 ne va pourtant pas se réaliser à somme nulle et elle se négociera avec le Royaume Uni. D’une part, avec pour concession l’acceptation d’un millier de migrants outre-Manche afin de faciliter cette fermeture, et, d’autre part, avec pour contrepartie la signature des accords dits du Touquet, présentés à l’époque comme destinés à « faciliter l’exercice des contrôles frontaliers dans les ports maritimes de la Manche et de la mer du Nord situés sur le territoire de l’autre partie ». En d’autres termes, vider Sangatte permettant de le fermer, la contrepartie traduite dans les accords du Touquet a consisté alors à pérenniser la responsabilité intégrale de l’Etat français dans la gestion de la frontière commune.
Car, outre le renforcement de la coopération opérationnelle franco-britannique sur le territoire français, ces accords vont nouer définitivement le problème sur le terrain de l’asile. Leur article 9 stipule en effet la responsabilité de l’Etat de départ, la France en l’espèce, pour ce qui concerne le traitement des demandes d’asile éventuellement déposées. Ce qui a pour effet de dégager le Royaume Uni de l’essentiel de sa responsabilité et de bénéficier de l’externalisation du contrôle de l’accès à son territoire, en France.
Dans ces conditions, la disparition de Sangatte n’était qu’un leurre et la reconstitution et la tolérance d’un nouveau camp, en banlieue de Calais, était inévitable. Fait à la fois de squats et de campements divers aux conditions d’hygiène et de sécurité particulièrement honteuses, il faudra que le juge interne, par l’intermédiaire du Conseil d’Etat au nom du principe de la dignité humaine, et la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, dans un avis sur la situation des migrants à Calais et dans le calaisis, les dénoncent pour que les pouvoirs publics soient enfin contraints à l’action.
Ce contexte explique que l’ampleur du virage réalisé avec l’évacuation du camp de Calais soit pris, aujourd’hui, avec une certaine circonspection, sans qu’ici droite ou gauche puisse revendiquer un quelconque monopole du cœur ou du laxisme, c’est selon. On se souvient ainsi qu’il y a un an, à peine, en décembre 2015, le contrôleur général des lieux de privation de liberté saisissait en urgence le ministre de l’Intérieur des conditions dans lesquelles une pratique de « déplacements collectifs de personnes interpellées à Calais » privait ces derniers de l’accès à leurs droits fondamentaux et, accessoirement, faisait retomber la tension sur place … La « gestion industrialisée » des placements en rétention dénoncée par les associations humanitaires n’est donc pas si ancienne qu’on l’ait oubliée …
C’est pourquoi, avancer que le démantèlement du camp de Calais serait, pour partie, une « belle histoire que le gouvernement voulait raconter » (Le Monde, 29.10.2016) n’est pas tout à fait faux, au vu des efforts manifestes de communication d’un ministère qui avait rarement habitué à une transparence d’une telle qualité et que l’on doit saluer. Discours, infographie, photos et communiqués divers, rien n’y fait défaut … Indépendamment d’un souci très politicien de vouloir gommer les erreurs commises sur ce front durant un quinquennat, souci ajouté à celui de jeter de l’huile sur le feu des primaires du camp d’en face, la réticence à croire à une conversion aussi radicale se nourrit en effet d’un passé récent, d’un calendrier parlant et d’une réalité difficile à édulcorer : celle de la démission française face à la crise internationale et européenne de l’asile.
Histoire d’une démission
Dès les origines, la crise de Calais (comme celle de Sangatte avant elle) est celle de la crise de l’asile en Europe. Le moins que l’on puisse en penser et tirer de leçons de son observation depuis près de deux ans est que la République française n’a ni été en pointe sur le sujet et ni en phase avec son voisin d’outre Rhin. Les déclarations de son premier ministre, toutes en nuances sur le territoire du partenaire allemand, ne laissaient place à aucune ambiguïté, il y a peu, et elles donnent une résonance particulière au discours lénifiant du président de la République lors de sa récente visite du Centre d’accueil et d’orientation de Tours, fin septembre 2016.
Car Calais n’est qu’une pièce du puzzle de la gigantesque crise de l’asile et l’immigration à laquelle l’Union européenne doit faire face et dont l’autisme de nos dirigeants empêche l’opinion publique de mesurer l’ampleur. Le point fait par la Commission le 28 septembre 2016 dans son sixième rapport relatif aux modalités de réalisation des décisions arrêtées en septembre 2015 (COM (2016) 636) ne saurait inciter à cet égard à l’optimisme, malgré la tonalité positive des propos tenus.
En effet, à mi-parcours du programme et au regard du chiffre global des 160 000 personnes qui étaient initialement visées, 5 651 personnes déjà entrées dans l’Union ont été relocalisées depuis la Grèce (4 455) et l’Italie (1 196) tandis que 10 695 personnes ont reçu une voie d’entrée légale et sûre dans l’Union. Par ailleurs, 1614 personnes ont été réinstallées à partir de la Turquie au titre de la déclaration UE-Turquie. Les tableaux de la Commission révèlent au grand jour à quel point la mauvaise volonté des Etats membres à s’acquitter de leurs obligations est éclatante, au point que l’exécutif communautaire a même semblé, un temps, renoncer à l’objectif de la relocalisation avant de le réaffirmer.
Le cas français n’est pas aussi glorieux, quoi que l’on en dise, et même si la France a procédé au plus grand nombre de relocalisations (1952 personnes), suivie par la Finlande (690) et les Pays-Bas (726), la perspective ne trompe pas l’oeil. Au vu des responsabilités écrasantes assumées en matière d’asile par certains de ses grands voisins tels que l’Allemagne et, surtout, au regard du quota de 24 031 personnes à relocaliser qui lui est assigné, le compte est encore loin. L’engagement pris par la France de proposer mensuellement un quota de 450 places ne permettra pas d’y parvenir dans les délais. Aussi, que nombre de ses partenaires européens aient démissionné sur ce point ne change rien à la pusillanimité de l’attitude française.
Car si les statistiques nationales de l’asile font état, en 2015, d’une augmentation de plus de 15 000 primo-demandes supplémentaires, passant ainsi de 59 313 en 2014 à 74 468 demandes en 2015, chiffres dont on tire prétexte dans les joutes politiciennes à l’Assemblée nationale pour prétendre répondre à un effort insurmontable comme le ministre de l’Intérieur ou pour nourrir l’effroi comme ses adversaires politiques, force est de mettre ces chiffres en rapport avec la réalité d’une Union européenne confrontée à une crise sans précédents. Eurostat comptabilise ainsi pour l’année 2015, un million 255 000 premières demandes dont 440 000 pour la seule Allemagne, sans mentionner les 156 000 demandes en Suède ou les 174 000 demandes en Hongrie. … 800 % d’augmentation en Finlande, 300 % en Hongrie, 230 % en Autriche, 155 % en Allemagne, triste comptabilité à rapporter aux 20 % français présentés comme insupportables en PACA ou ailleurs …
En fait, et mise à part la situation de Calais, l’objectivité des chiffres oblige à réaliser que la France s’est largement tenue à l’écart du séisme migratoire qui s’est produit depuis près de deux ans sur le territoire européen. A la fois par choix politique et par choix des demandeurs de protection : au premier sans doute faut-il imputer le fait que le taux de reconnaissance de la protection en France (26 %) soit moitié moindre que celui de l’ensemble de l’Union (52 %), ceci expliquant en partie le point de vue des seconds…
Un simple regard sur la situation des occupants du camp de Calais permet alors de comprendre à quel point les commentaires les accompagnant sont biaisés : ils sont très largement des demandeurs d’asile et non pas de simples migrants comme il est fréquent de les présenter puisque, de l’aveu même de l’OFPRA, près de 80 % d’entre eux sont effectivement demandeurs de protection. A deux précisions près : d’une part leur sociologie ne coïncide pas nécessairement à celle du flux général constaté ailleurs en Europe puisque les ressortissants soudanais, afghans et érythréens y sont principalement représentés et, d’autre part, ils sont avant tout désireux de demander cette protection au Royaume Uni et non en France, ce qui est le coeur du problème.
Là se mesure le phénomène de vases communicants généré par le système d’asile mis en place en Europe. Ce dernier fait subir à la France des effets collatéraux difficiles à résorber dont Calais constitue la manifestation la plus visible.
D’un coté, le pays de destination des demandeurs, le Royaume Uni protégé par le système du Touquet et en décalage avec Dublin III, se tient en effet soigneusement à l’écart de l’essentiel de la pression. Cible des migrants en route, il a ainsi enregistré moitié moins de demandes d’asile en 2015 que la France (38 000), le tout étant assorti d’un refus délibéré de faire face à ses obligations en matière de mineurs isolés : en une année, seuls 73 dossiers y avaient reçu une réponse positive sur ce terrain.
D’un autre coté, le pays par lequel transitent ces demandeurs, la France, ne peut se soustraire autant qu’elle le voudrait à la crise dont ses voisins sont victimes. Cette crise se traduit par des flux secondaires créant une tension croissante avec les autres maillons de la chaine, qu’il s’agisse du Royaume Uni mais aussi de l’Italie, pays d’entrée désormais en difficulté du fait des demandeurs auquel la route de la Grèce est désormais interdite. Légitimement, Rome appelle alors à la solidarité des autres Etats membres davantage qu’à l’exécution des obligations de réadmission en sa direction auxquelles elle devrait se plier, en théorie et malgré les schémas de relocalisation qui sont censés lui profiter.
Les palinodies du dernier Conseil européen visant à valoriser le principe de responsabilité au détriment de celui de solidarité et l’apparition d’une “solidarité flexible” vantée sans vergogne par le groupe de Visegrad et susceptible d’être débattue, demain, dans l’Union, laissent peu d’espoir d’inversion des évènements. De fait, en matière d’asile et sur le fondement de la logique de Dublin, la responsabilité du traitement des demandes devrait revenir au pays par lequel ces derniers ont pénétré dans l’Union, l’Italie selon toute vraisemblance au vu de la reprise des routes de la Méditerranée.
Maniant à la fois la carte de la fermeté à travers des réadmissions vers l’Italie, dont on sait cependant le caractère très théorique, et celle de la solidarité en acceptant de connaître directement d’un certain nombre de demandes d’asile sur son territoire, la France a donc navigué à vue.
La mise en forme d’une politique d’asile visant à lui faire jouer un rôle moteur dans l’Union aurait pu constituer un autre choix. Celui d’une rupture avec le passé, nécessaire et justifiée par l’ampleur de la crise et des défis. Une autre lecture que politicienne était possible, attentive aux réactions profondes de la population dont le démantèlement du camp de Calais renvoie un écho différent de celui que l’on pouvait craindre, approche que l’on pouvait assortir d’un minimum de pédagogie. Elle aurait conduit la France à assumer ses engagements européens et internationaux en pleine lumière et à un autre moment que celui de la fin d’un quinquennat tristement « normal ».
2. Trop peu ?
L’opération de démantèlement du camp de Calais a suscité autant de doutes qu’elle a emporté de conviction. L’absence de recul quant à ses effets à moyen terme explique cette prudence. Elle masque pour partie le fait que, pour la première fois, l’intervention des pouvoirs publics français s’inscrit dans un dispositif d’ensemble plaidant en faveur de sa crédibilité. Il reste que de graves interrogations perdurent.
La cohérence d’un dispositif d’ensemble
Le bilan de l’évacuation du camp de Calais, dressé au soir du 4 novembre 2016, marque la fin d’une opération en apparence réussie. Selon le ministre de l’Intérieur, un peu plus de 7 000 migrants ont ainsi été pris en charge par les pouvoirs publics, dont 5 132 adultes transférés dans des centres d’accueil et d’orientation (CAO) répartis sur l’ensemble du territoire. Le sentiment du succès de cette prise de risque politique et humaine est ici conforté par l’extrême modération des critiques liées à son déroulement.
Avant toute autre considération, un constat s’impose : l’opération de fermeture du camp de Calais n’aurait pas été possible sans l’existence à la fois d’un dispositif d’ensemble de grande ampleur et, aussi, sans la coopération de la totalité des protagonistes présents sur le terrain, au premier rang desquels le tissu associatif a tenu un rôle aussi discret que central.
C’est vraisemblablement l’absence de ces deux conditions et, en particulier celle d’un tel dispositif, qui avait défaut jusqu’ici à tous les prédécesseurs de l’actuel occupant de la place Beauvau, de droite comme de gauche. A supposer d’ailleurs qu’ils aient caressé, un jour, l’idée d’emprunter une autre voie que celle de l’indifférence et ou de la répression. Les échecs des différentes tentatives de démantèlement précédentes s’expliquaient en effet notamment par le fait que la fermeture du camp était, en soi, l’objectif principal des pouvoirs publics au lieu de n’être que la conséquence d’une solution offerte à ceux qui y résidaient, même incertaine. Le paradoxe, ici, est que la construction de ce dispositif d’ensemble s’est effectuée pour partie à l’improviste.
La loi-2015-925 portant réforme du droit d’asile, entrée en vigueur à l’automne, n’offrait pas cette réponse globale. Elle a, certes, permis de rationaliser et de renforcer le dispositif national général d’accueil des demandeurs de protection et elle est, à ce titre, susceptible de satisfaire aux exigences de la directive « conditions d’accueil ». Ainsi, elle a ouvert la voie à l’instauration d’un « Schéma national d’accueil des demandeurs d’asile» et de « schémas régionaux d’accueil » fixant la répartition des places d’hébergement des demandeurs de protection sur le territoire, le tout formant, enfin, une cartographie de la réponse nationale à une obligation fondamentale.
L’ambition de ce Schéma national d’accueil, arrêté le 21 décembre 2015, marque un tournant tant du point de vue de la planification que de l’effort financier. Il s’agit de parvenir à un parc d’hébergement de 60 000 places dont 40 000 places en Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), lesquels sont au nombre de 350 aujourd’hui. Il s’agit également de renforcer le potentiel du dispositif d’hébergement temporaire d’urgence à gestion nationale (accueil temporaire – service de l’asile (AT-SA). Pour être louable, ce mode d’organisation n’était pas entièrement à même de répondre aux questions spécifiques posées par les milliers de migrants de Calais, même si le système français ajoute une strate supplémentaire, celle de l’hébergement d’urgence (HUDA). Savoir où et comment aller dans un autre lieu d’accueil que la lande de Calais sans perdre toute chance de protection demeurait donc la clé du verrou permettant d’associer les personnes visées à l’opération administrative de démantèlement.
De façon un peu imprévue, c’est sur la suggestion d’un excellent rapport rendu par de hauts fonctionnaires, le rapport Aribaud-Vignon, qu’à l’automne 2015, le ministre du Logement et celui de l’Intérieur vont lancer un dispositif complémentaire à celui qui était en train d’apparaître sur le fondement de la loi de 2015. Ce complément va s’avérer déterminant, via un programme lancé en octobre 2015. Il repose sur la création de centres de « mise à l’abri » des migrants, baptisés Centres d’Accueil et d’Orientation (CAO) et répartis sur l’ensemble du territoire national. 168 CAO offrant 5000 places d’accueil étaient donc à disposition pour ce faire au mois de septembre 2016, avec la perspective à court terme de quasiment tripler ce nombre pour aboutir au chiffre de plus de 450 CAO pour un total de 12 000 places réparties sur l’ensemble du territoire.
Ainsi s’est trouvée remplie la condition préalable à toute fermeture du camp de Calais, transformant ce qui pouvait être aussi une opération de police en véritable opération humanitaire : accueillir les demandeurs de protection le temps nécessaire à leur information et leur orientation, c’est-à-dire deux à trois mois. Sous la responsabilité des associations locales, en coordination avec les services de l’Etat, ces CAO vont donc offrir aux migrants hébergement et restauration mais aussi et surtout un accompagnement social et administratif adapté à leurs démarches de demande d’asile, assuré par des opérateurs et associations qualifiés. La suite dépendra alors de leur parcours : une demande d’asile va impliquer une prise en charge par le dispositif national d’accueil et un refus l’engagement des procédures Dublin ou un éloignement.
Le succès apparent de l’opération de démantèlement de Calais s’explique largement par la mise en place de ce chaînon manquant, alliant à la fois protection matérielle et accompagnement administratif et permettant la connexion de l’ensemble. En témoignent les 5 638 migrants de Calais évacués en quatre jours dans une noria de bus, sans incident ou quasiment et réorientés vers les CAO.
Le manque de recul quant à la fermeture du camp et au degré de persuasion d’une population encore largement obnubilée par son souhait de gagner le Royaume Uni n’interdit pas, cependant, de relativiser les appréciations.
D’abord car le risque de voir se reproduire ce qui avait précisément conduit à la constitution du camp de Calais, des squats et des campements sauvages en centre ville, n’est pas exclu à ce jour et réclame du temps pour être évalué. Ensuite parce que les mêmes causes, l’attraction du passage outre-Manche, produisant les mêmes effets, la tentation du passage clandestin par son point d’entrée le plus favorable, rien n’est certain. Enfin car l’urgence ayant présidé au démantèlement n’apporte qu’une réponse temporaire et partielle aux problèmes posés par toute une série de questions non résolues, y compris celle de la capacité du système administratif français à absorber une telle charge dans la durée.
Des problèmes en suspens
Il est facile de regrouper les doutes encore en suspens autour d’une question particulière, celle du sort des mineurs isolés, et d’une interrogation beaucoup plus générale, celle de l’orientation de la politique française de l’asile.
Le sort des mineurs isolés
Au cœur du maintien puis de l’évacuation du camp da Calais, la présence de mineurs isolés en grand nombre rendait impérative une réaction d’importance de la part des personnes publiques. Au croisement du droit des étrangers et du droit de la protection de l’enfance, elle est une source de préoccupations majeures.
Elle n’est pas propre à Calais et, si les statistiques d’Eurostat n’ont guère pour effet d’émouvoir les opinions publiques, elles sont à proprement parler catastrophiques tant elles révèlent le caractère inédit de la crise migratoire actuelle. En 2015, près de 90 000 mineurs non accompagnés figuraient ainsi parmi les demandeurs de protection alors que, de 2008 à 2013, on les évaluait de 10 à 13 000… Pire, aujourd’hui, une dizaine de milliers d’entre eux seraient disparus… En 2015, une grande majorité de ces mineurs étaient des garçons (91%), âgés de 16 à 17 ans pour plus de la moitié (57%, soit 50 500 personnes), tandis que ceux de moins de 14 ans se montaient à 13% (11 800 personnes). Leur nationalité d’origine était, pour environ la moitié (51%), celle de l’Afghanistan.
Ce drame ignoré de tous est particulièrement préoccupant à Calais depuis longtemps, comme les ONG et les observateurs s’en sont faits l’écho à de multiples reprises, y compris à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, auprès du Défenseur des droits à plusieurs reprises, de la CNCDH ou de l’Unicef. Le rapport de la mission d’information conduite par le Secrétaire général sur les migrations du Conseil de l’Europe relayait lui aussi les inquiétudes, à la mi-octobre. A juste titre, un récent rapport du Sénat qualifie la situation de « scandaleuse ».
Qu’il s’agisse de la gestion de leur nombre, estimé à nettement plus d’un millier, ou de la difficulté d’assurer leur sécurité en les convainquant de ne pas suivre des compatriotes plus âgés et donc de ne pas refuser la prise en charge en fuguant après quelques jours de contact, chacun était conscient de la gravité des risques encourus à l’occasion du démantèlement.
La situation appelait donc une réponse d’urgence, qui soit adaptée tant sur le plan de l’identification des mineurs que sur celui de leur prise en charge par les mécanismes de droit commun applicables en matière de protection de l’enfance en France. Le tout étant placé sous le contrôle vigilant du juge administratif qui n’hésite pas à rappeler les collectivités territoriales à leurs devoirs. Le pire, cependant, est de réaliser que ce millier de mineurs isolés a pu traverser le continent pour échouer à Calais sans être ni enregistré ni protégé …
Car, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, ce sont près de 2000 mineurs isolés (1932) qui ont été pris en charge et transportés vers les CAOMI (Centres d’accueil et d’orientation pour mineurs isolés) mis à leur disposition, une circulaire du garde des sceaux en date du 1er novembre s’assurant de la coordination du dispositif. Il se pose désormais aujourd’hui la question centrale : celle de la poursuite de leur errance ou pas, les deux seules solutions ouvertes étant celle d’une réunification familiale, but de leur présence à Calais, ou celle de leur prise en charge dans le cadre du droit commun de la protection de l’enfance français. D’où le problème de l’attitude britannique.
La relation avec la Grande Bretagne
Elle est, évidemment, au coeur de la question du centre de Calais puisqu’elle en est la cause. Le démantèlement de ce dernier ne la rend que plus sensible, sous peine de voir renaître immédiatement le problème.
En premier lieu, le dossier des mineurs isolés est désormais un contentieux ouvert entre les deux Etats membres de l’Union, sur la base du droit dérivé et en particulier de l’article 8 du règlement Dublin III. Ce dernier dispose dans son paragraphe premier que « si le demandeur est un mineur non accompagné, l’État membre responsable est celui dans lequel un membre de la famille ou les frères ou sœurs du mineur non accompagné se trouvent légalement, pour autant que ce soit dans l’intérêt supérieur du mineur », percutant ainsi le jeu des accords du Touquet précités. Ce que le paragraphe 2 confirme : « si le demandeur est un mineur non accompagné dont un proche se trouve légalement dans un autre État membre et s’il est établi, sur la base d’un examen individuel, que ce proche peut s’occuper de lui, cet État membre réunit le mineur et son proche et est l’État membre responsable, à condition que ce soit dans l’intérêt supérieur du mineur ». Dès lors, la mauvaise volonté britannique à s’acquitter de ses obligations, au delà de quelques dizaines de cas, pose évidemment problème.
Les pouvoirs publics français en ont conscience depuis de longs mois, sans que la participation matérielle croissante de la partie britannique aux travaux de sécurisation des zones d’embarquement y change quoi que ce soit. Le 34e sommet franco-britannique, à Amiens, le 3 mars 2016, a ainsi conduit le gouvernement britannique à ajouter 22 millions d’euros à une contribution évaluée à ce jour par un rapport parlementaire à près de 100 millions d’euros depuis septembre 2014.
Le vote de l’amendement « Dubs » à l’article 67 de la loi britannique sur l’immigration, en mai 2016, conduisant le gouvernement de Londres à accepter un nombre indéfini de mineurs isolés en situation de détresse n’y a rien changé en pratique ou quasiment, son auteur constatant le même immobilisme politique et administratif à la fin du mois de septembre : moins de 80 mineurs acceptés en 9 mois.
D’où le changement de ton des autorités françaises. A la suite du président de la République, le ministre de l’Intérieur, soutenu par des parlementaires, a ainsi mis son homologue britannique publiquement en demeure de faire face à ses responsabilités, Amber Rudd venant en effet de déclarer son refus d’accueillir des mineurs de Calais après le démantèlement du camp, par crainte d’un « appel d’air » en direction des trafiquants …
Ces passes d’armes, agrémentées d’accusations de part et d’autre sur la mauvaise foi et la lenteur des circuits administratifs et des traitements bureaucratiques, ont connu une pause lors de l’évacuation du camp. L’argument consistant à laisser entrouverte la porte d’accès au Royaume Uni était en effet déterminant pour parvenir à convaincre les migrants de se prêter à l’opération. Une part essentielle de la communication construite à leur intention s’est donc organisée autour de ce point d’interrogation, y compris avec la présence d’officiers britanniques du Home office dans les autobus procédant au déménagement.
Dans ce contexte, enrichi par la proximité des échéances électorales présidentielles comme par celui du Brexit, le thème de la renégociation ou même de la dénonciation des accords du Touquet s’est invité dans les débats, à front parfois curieusement renversé.
L’actuel ministre de l’Intérieur, jamais économe d’une leçon à administrer au camp adverse, contredit ainsi à l’Assemblée nationale les critiques d’un proche de l’ancien président de la République ayant négocié ces accords, en se faisant le défenseur de cet accord pourtant« parfaitement léonin » (p. 43) : « avant d’appeler à la renégociation des accords du Touquet, mieux vaudrait savoir ce qu’ils contiennent, si l’on ne veut pas se retrouver piégé. En effet, dénoncer les accords du Touquet entraînerait deux ans de statu quo, ce qui reviendrait à envoyer le signal que, pendant deux ans, la frontière redeviendra poreuse, sans que rien ait changé par ailleurs ». A l’opposé et dans le même temps, la majeure partie des concurrents de Nicolas Sarkozy à la « primaire » de droite, inscrivent dans leur programme la renégociation sinon la dénonciation de ces accords, le tout dans un contexte politico-administratif largement hostile à la poursuite d’une relation jugée inégalitaire, comme à la CNCDH …
Au delà du courage ponctuel ayant accompagné l’évacuation du camp et de la volonté de la placer sous un sceau humanitaire, la question demeure donc entière quant à son succès dans le temps.
Le sort des migrants, mineurs ou pas, désireux de poursuivre leur projet migratoire vers le Royaume Uni, celui de ceux qui seront nécessairement déboutés de leur demande de protection en France, celui, inconnu, de ceux qui ont anticipé l’évacuation et se sont retrouvés à Paris ou ailleurs, dans des campements de fortune eux aussi évacués par les forces de l’ordre, sont autant de raisons de craindre que mêmes causes produisent à nouveau aux mêmes effets. Le mantra du ministère de l’Intérieur évoquant depuis de longues semaines le même chiffre de 1700 migrants en situation irrégulière reconduits à la frontière à partir de Calais démontre en effet dans sa chronologie qu’il ne correspond pas à des procédures engagées précisément à l’occasion de cette évacuation.
Reste alors à s’interroger sur la réalité de la prise de conscience provoquée ou pas par ces évènements et sur la portée de leur prise en charge. A n’en pas douter, elle est de nature européenne. Son cadre et donc ses réponses, matérielles comme politiques, devraient donc s’européaniser davantage sous peine d’enkyster encore la crise, sur le littoral français ou, demain, belge ou néerlandais. Partage des charges, traitement collectif ou bilatéral des demandes devraient être envisagés avec plus de sérieux qu’à l’heure actuelle.
Tel ne semble pas être le gout des adeptes du cocorico politique à peu de frais. Le discours du Président de la République lors de sa visite d’un Centre d’accueil, à Tours, le 24 septembre 2016, en témoigne. Evoquant des « cohortes de réfugiés » dont, manifestement, le faible accueil en France ne constitue pas un regret dans son esprit, le chef de l’Etat n’hésite pas à revendiquer cette faiblesse. Non sans cynisme, il la met en parallèle, de manière pour le moins hasardeuse, avec la générosité du partenaire voisin : « nous avons un nombre limité de demandeurs d’asile : 80.000. Est-ce que j’ai besoin de faire des comparaisons avec d’autres pays ? 1 million en Allemagne. Nous avons un contrôle des frontières qui fait que nous avons une maîtrise aujourd’hui. Il y a eu 40.000 réadmissions, c’est-à-dire des raccompagnements en définitive, et il y a encore des procédures qui sont en cours. Nous contrôlons nos frontières, et en même temps, nous devons répondre à cette présence de demandeurs d’asile en nombre limité, mais qui ne peuvent pas rester dans des camps. La France, ce n’est pas une France où on trouvera des campements. Cela a été depuis trop longtemps une solution de facilité, qui d’ailleurs a été engagée il y a bien des années, avec aussi une négociation d’accords qui aujourd’hui sont remis en cause mais qui ont été signés par les mêmes qui aujourd’hui voudraient les contester ».
Sans doute est-ce à cette véritable mesure de la politique française de l’asile que le « trop peu » doit s’évaluer.