par Henri Labayle, CDRE
Le vert porte chance, paraît-il, et le trèfle plus encore … Il en faudra beaucoup à la présidence irlandaise de l’Union qui vient d’entrer en fonction pour parvenir à redresser le bilan d’un Espace de liberté, de sécurité et de justice loin de tenir les promesses que le traité de Lisbonne laissait entrevoir.
Le savoir-faire ne lui manquera pas, accoutumée qu’elle est au monde communautaire depuis quarante ans et assez habile à mener ses présidences antérieures. Du courage, elle en a fait la preuve à la fois dans le choix de son appartenance à la zone euro et dans sa capacité à se dégager de la crise économique qui l’a frappée dès 2010.
De l’obstination, elle semble en avoir aussi pour persister dans les mauvaises habitudes auxquelles l’Union et ses institutions se complaisent, notamment et y compris en matière linguistique.
Une vision partagée de la marche de l’ELSJ et de ses priorités, c’est moins certain.
Mauvaises habitudes
La publication exclusivement en langue anglaise du programme de travail de la Présidence comme de celle du « Trio » des présidences de la Lituanie (juillet 2013) et de la Grèce (janvier 2014) témoigne du mépris de cet Etat membre pour un autre usage que celui de sa langue véhiculaire. Sur le site de la Présidence irlandaise, le lecteur se contentera d’informations aussi passionnantes que celles du prix « olympique » de la durabilité décernée à la présidence irlandaise (sic !!) ou des cérémonies de Dublin Castle. Qu’il soit permis de s’en étonner.
A juste titre, un observateur avisé, Jean Quatremer, dénonçait récemment à ce propos le manque de courage avec lequel le pluralisme linguistique est progressivement mis à mal, sans que nul ne s’en offusque, à Paris ou à la Représentation permanente de la France à Bruxelles. L’Irlande, de ce point de vue, affiche au moins franchement la couleur (Coulisses de Bruxelles, 30 décembre 2012)…
Passe encore que la Commission ait pris la détestable habitude d’ignorer que trois des fondateurs de la Communauté parlent une langue justifiant, peut-être, que les pages de « Home Affairs » et même de « Justice » offrent aux citoyens et aux praticiens que l’on prétend servir une version française des textes les concernant. Il y a longtemps que l’on n’attend plus grand chose de la Commission sur ce terrain, comme sur d’autres malheureusement. La pauvreté de la fonction documentaire de son site rend du reste cette absence moins dommageable.
Il n’en reste pas moins que lorsque plus d’une vingtaine de directions générales de la Commission font l’effort d’une version française, même simplifiée, le traitement infligé sur le site de la Commission aux questions JAI est choquant. Dans des domaines aussi sensibles pour la vie quotidienne des citoyens et l’engagement des praticiens que le sont la lutte contre le crime ou l’immigration, il est anormal que le choix des services d’une commissaire suédoise oblige le citoyen de l’Union et le professionnel de la matière à maîtriser l’usage de Google translate…
Il n’est pas davantage glorieux que la page de la direction voisine, celle de « Justice », fasse l’effort de l’emploi du français, « luxembourgisé » sans doute, jusqu’à l’interrompre à l’instant le plus sensible, celui de l’accès à la documentation législative qui est, elle, proposée en anglais !!!
Quoi qu’il en soit, dessiner les perspectives de l’ELSJ dans les dix huit mois à venir doit donc surmonter des obstacles de nature très diverse.
Contexte délicat
En tout état de cause, les choses ne sont pas simples pour la présidence JAI irlandaise. Cette remarque fait regretter une fois encore le choix des négociateurs du traité de Lisbonne d’avoir maintenue cette présidence semestrielle de l’Union qui n’a pas grand sens.
Tout d’abord et sans aucun procès d’intention, le pilotage politique de l’ELSJ n’est sans doute pas servi par la succession semestrielle d’Etats aux sensibilités variées au regard des enjeux migratoires et sécuritaires au sein de l’Union.
Il faut en avoir conscience : la République irlandaise n’est pas nécessairement l’Etat membre le plus « allant » en matière JAI. Loin d’être fanatique de la méthode communautaire de l’intégration par le droit, elle est un adepte convaincu de la « reconnaissance mutuelle » telle qu’on l’imagine dans les iles britanniques, c’est-à-dire vécue comme une pleine alternative à une intervention législative. Elle n’est donc pas neutre mais idéologique cette opposition artificielle de méthodes qui sont, au contraire, naturellement et techniquement complémentaires. Là est la réalité : la cinquantaine de dossiers JAI évoqués par la présidence seront loin d’avoir des prolongements normatifs.
Ensuite, il faut garder à l’esprit la position particulière de l’Irlande au regard d’un pan non négligeable de l’ELSJ : elle est en situation “d’opt-out” sur bon nombre de questions en vertu des protocoles 20 et 21 du traité. Cela n’est pas vraiment une nouveauté dans l’Union et les présidences danoise et chypriote n’ont pas mérité l’opprobre pour autant par le passé.
Il sera cependant savoureux de mesurer la capacité de la présidence à prôner les vertus d’un espace ouvert à la libre circulation des personnes dans le cadre du dossier « Schengen », qu’il s’agisse de son élargissement à la Roumanie et à la Bulgarie ou de sa gouvernance, lorsque l’on sait que la République d’Irlande en refuse les contraintes pour elle-même !!! Dans le même ordre d’esprit, le débat ouvert chez le puissant voisin britannique quant à son positionnement dans l’Union et plus précisément sur son « opt-out » en matière JAI prendra un sens tout particulier à Dublin…
Enfin, on ne s’étonnera pas de certaines priorités affichées en l’espèce. L’intérêt marqué par la Présidence pour ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler le « paquet protection des données » est-il vraiment étranger au fait que le siège européen d’un certain nombre de multinationales, dont Google, est fixé en Irlande ? Les réticences avancées à propos de la directive protection des données dans le secteur répressif (COM (2012) 0010) destinée à remplacer la décision-cadre 2008/977 sont-elles vraiment surprenantes au regard de la sensibilité, outre-Manche, de la question des échanges avec les Etats Unis ?
Au delà de ces interrogations, deux réflexions prennent le pas sur l’ensemble. La première tient au contexte général dans lequel la présidence irlandaise exercera ses responsabilités. L’ampleur de la crise économique et budgétaire qui frappe l’Union prend évidemment le pas sur tous les autres dossiers et les priorités de la présidence ne peuvent que refléter cet ordre des choses.
Le contexte politique en revanche doit être estimé pour ce qu’il vaut, du point de vue juridique, tant on peut craindre que l’immobilisme législatif prenne le pas. S’il n’est pas trop tard déjà, la présidence irlandaise est en effet peut-être la dernière fenêtre de tir ouverte pour des accords interinstitutionnels avant que la campagne électorale du Parlement européen, au printemps 2014, n’empêche raisonnablement toute avancée.
De même et au plan intérieur, les élections prévues à l’automne dans l’Etat membre le plus puissant, la République fédérale, ont toutes chances de réduire les marges de négociation au Conseil, d’autant qu’en Italie et en République Tchèque les électeurs se prononceront également.
La chasse au trèfle à quatre feuilles est donc ouverte …