par Rostane Mehdi, CERIC-UMR 7318
« Citizenship must not be up for sale ». C’est par cette exclamation indignée que Viviane Reding, Vice-présidente de la Commission, commissaire chargée de la justice, a réagi à la décision de Malte de mettre « en vente » sa nationalité et donc par extension l’accès à la citoyenneté de l’Union (http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-14-18_en.htm). Sans doute n’est-il pas inutile de revenir sur l’origine d’une situation dont on peut s’étonner que la presse de ne se fasse guère l’écho.
1. Des politiques nationales de « dévaluation civique compétitive »
Le 12 novembre 2013, le gouvernement travailliste de La Valette a décidé d’accorder à 1800 personnes le passeport maltais sans autre contrepartie que le versement de 650 000 euros. Sans être totalement inédite, d’autres Etats membres se sont engagés sur cette voie hasardeuse, la démarche des autorités de Malte n’en est pas moins, à certains égards, unique.
En effet, il n’est ici nullement question d’imposer aux « heureux élus » une obligation de résidence. Tel est probablement le prix à payer pour renflouer les caisses de l’Etat et attirer des gens de « haute valeur » susceptibles d’investir dans l’Ile. Les candidats ont, en outre, la possibilité d’être rejoints par leur conjoint, leurs enfants ou leurs ascendants à condition de s’acquitter d’un droit variant pour chacun de 25 000 à 50 000 euros. S’il est extravagant par son cynisme assumé, le cas de Malte n’est cependant pas isolé.
L’Autriche permet qu’une demande de nationalité soit déposée en échange d’investissements directs de 3 millions d’euros et plus. Chypre octroie son passeport à qui placera 2 millions d’euros sur le marché immobilier et donnera 500 000 euros au fonds de recherche et de technologie. La Belgique, le Portugal, l’Espagne, le Royaume-Uni accordent des visas susceptibles d’ouvrir la voie à une naturalisation rapide aux étrangers à fort potentiel financier et prêts à investir des sommes importantes dans l’économie de l’Etat d’accueil. Les Etats membres se livrent ainsi à une « dévaluation civique compétitive » suffisamment préoccupante pour susciter l’ire de la Commission et du Parlement européen.
2. L’indignation de la Commission et du Parlement
Le 15 janvier, V. Reding condamne sans ambigüité la désinvolture mercantile de Malte, jugeant que « Citizenship has been very much in the centre of our discussions over the last years: in the context of the European Year of Citizens, the run-up to the European Parliament elections and more generally in all our work to reconnect our European citizens to the democratic life of the EU. That’s why citizenship cannot be taken lightly. It is a fundamental element of our Union. One cannot put a price tag on it ».
Le 16 janvier, le Parlement vote à son tour une résolution stigmatisant ces Etats membres qui adoptent des régimes se traduisant « directement ou indirectement par la vente de la citoyenneté européenne à des ressortissants de pays tiers » (2013/2995(RSP)). L’Assemblée liste en un inventaire dense mais quelque peu désordonné les risques auxquels de telles politiques exposent l’Union. Il va sans dire que la vente « pure et simple de la citoyenneté » affecte gravement l’intégrité de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice, corrompt le principe même de libre circulation, crée des conditions favorables au détournement à des fins criminelles notamment de blanchiment d’argent, de ces programmes de soutien à l’investissement, et ruine la « confiance réciproque (…) qui s’est construite progressivement grâce aux efforts et à la bonne volonté des États membres, et de l’Union dans son ensemble ». Les députés font également part de leurs craintes de voir s’instaurer une discrimination « seuls les ressortissants les plus aisés de pays tiers » pouvant « obtenir la citoyenneté européenne, sans qu’aucun autre critère ne soit pris en considération ».
La charge du Parlement se fait plus précise lorsqu’il pointe l’atteinte portée à la notion de citoyenneté (par. 1) ainsi que l’incapacité des Etats membres à se montrer dignes « des responsabilités qui leur incombent en matière de sauvegarde des valeurs et des objectifs de l’Union ». La marchandisation de la citoyenneté constitue, par les conséquences qu’elle emporte inévitablement, une violation du principe de dignité humaine et un manquement au devoir de coopération loyale. Aussi, la résolution demande-t-elle à la Commission « de déterminer si les différents régimes d’octroi de la citoyenneté sont conformes aux valeurs européennes et à l’esprit et à la lettre de la législation et des pratiques de l’Union, et d’émettre des recommandations visant à éviter que ces régimes ne portent atteinte aux valeurs sur lesquelles repose l’Union, ainsi que des lignes directrices concernant l’accès à la citoyenneté de l’Union dans le cadre des régimes nationaux » (par. 11).
Indignation sur le fond mais modération quant aux moyens juridiques de mettre un terme à la situation. En effet, on relève que le Parlement se garde d’appeler de ses vœux l’ouverture d’une procédure à l’encontre de Malte tout en confirmant, au passage, que « les questions de résidence et de citoyenneté relèvent de la seule compétence des États membres ». La Vice-présidente de la Commission prend soin, quant à elle, de souligner prudemment que « while I am not calling for the Commission to receive legal power to determine what constitutes nationality or the rules granting it, the Commission nevertheless expects that Member States act in full awareness of the consequences of their decisions ».
Des positions qui derrière leur apparente sagesse ne semblent pourtant pas à la hauteur des enjeux en cause. Au-delà des réserves morales et éthiques que soulève la politique conduite par ce groupe d’Etats membres on ne doit pas perdre de vue qu’elle pose également de sérieuses questions juridiques.
3. Des politiques juridiquement contestables ?
Certes, l’on pourrait être tenté de clore le débat en se contentant de rappeler que l’affaire met, une fois encore, en lumière l’aporie d’une citoyenneté européenne dont l’attribution dérive de la seule volonté des Etats membres.
Il faut rappeler que le droit de l’Union ne se sépare pas, en l’état actuel, du droit international, pour considérer que « les questions de nationalité sont, en principe, […] comprise dans le domaine réservé à l’autorité exclusive de l’Etat » (CPJI, avis du 7 février 1923, affaire des Décrets de nationalité en Tunisie et au Maroc). Les Etats membres conservent donc une compétence sans partage pour arrêter et modifier les règles relatives aux conditions d’acquisition ou de perte de la nationalité.
Aussi, chaque fois que le traité fait référence aux « ressortissants des Etats membres », la question de savoir si une personne possède la nationalité d’un Etat et donc la qualité de citoyen de l’Union dépend-elle entièrement et uniquement du contenu du droit national pertinent (CJCE, 7 juillet 1992, Micheletti, C-369/90 ; CJCE, 12 septembre 2006, Royaume d’Espagne c. Royaume Uni soutenu par la Commission européenne, C-145/04) ; droit qui peut au fil du temps être sujet lui-même à des variations.
Cet élément a pour conséquence de soumettre les contours de la citoyenneté européenne, en tant que statut juridique, à une forme de contingence. La Cour a admis, par exemple, que sur la base d’une coutume internationale solidement établie, le Royaume-Uni avait pu, eu égard à son passé impérial, définir plusieurs catégories de citoyens britanniques auxquelles il a reconnu des droits différents en fonction de la nature des liens les unissant à la Couronne (CJCE, 20 février 2001, Kaur, C-192/99). La Cour a également découplé les concepts de « ressortissants nationaux » et de « corps électoral », acceptant qu’un Etat membre puisse, en raison d’une situation nationale particulière, reconnaître à des ressortissants non-communautaires le droit de participer à des scrutins européens. C’est ainsi que le Royaume-Uni a inclus les QCC (« qualifying Commonwealth Citizen ») au corps électoral admis à voter aux élections européennes (C-145/04, précité). Si le traité attribue aux citoyens de l’Union des droits électoraux actifs et passifs il n’interdit pas à un Etat d’octroyer, sur son propre territoire, ces mêmes droits à d’autres personnes.
Il y a là un risque évident de disparité entre Etats membres ; mais il ne saurait en aller autrement tant du moins qu’une éventuelle loi électorale uniforme n’aura pas été approuvée ce qui, du reste, ne semble pas devoir être le cas avant longtemps. De même, le juge de Luxembourg a estimé que « le droit de l’Union, notamment l’article 17 CE, ne s’oppose pas à ce qu’un État membre retire à un citoyen de l’Union européenne la nationalité de cet État membre acquise par naturalisation lorsque celle-ci a été obtenue de manière frauduleuse » (CJUE, 2 mars 2010, Janko Rottmann, C-135/08).
Sans aucunement prétendre à l’exhaustivité, on comprend que le pouvoir d’attribution ou de retrait de la nationalité, et par construction de la citoyenneté de l’Union, s’exerce par essence de façon unilatérale.
Il faut néanmoins tenir le plus grand compte des limites qui s’imposent ici, tant en vertu du droit international général que des principes structurant l’ordre juridique de l’Union, à la liberté souveraine dont jouissent les Etats membres. Il ressort ainsi de la jurisprudence internationale la plus classique (CIJ, Nottebohm, 1955, p. 20, http://www.icj-cij.org) que l’efficacité internationale des décisions prises, en ce domaine, par les Etats conformément à leur droit interne, peut être réduite à néant dans le cas où elles contreviendraient aux conditions de régularité établies par le droit international. S’agissant de l’attribution de la nationalité, la Cour internationale de justice considère que celle-ci n’est internationalement opposable qu’à la condition d’être effective. La conformité au droit international des actes par lesquels un Etat accorde sa nationalité est subordonnée à son effectivité. Cette exigence exprime le fait que la « nationalité est un lien juridique ayant à sa base un fait social de rattachement, une solidarité effective d’existence, d’intérêts, de sentiments, jointe à une réciprocité de droits et de devoirs. Elle est, peut-on dire, l’expression juridique du fait que l’individu auquel elle est conférée (…) est, en fait, plus étroitement rattaché à la population de l’Etat qui la lui confère qu’à celle de tout autre Etat » (p. 23).
Même cantonnée au droit de la protection diplomatique, cette jurisprudence devrait conduire à une appréhension plus que circonspecte de la politique de vente des « passeports ».
En libéralisant de manière aussi excessive les modalités d’acquisition de sa nationalité, Malte expose ses ressortissants de fraiche date, qui souhaiteraient bénéficier de « la protection des autorités diplomatiques et consulaires de tout État membre dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État » (article 20, § 2, c), au risque de voir leur citoyenneté européenne, démonétisée, être tenue pour inopposable par les pays tiers.
Cette perspective qui n’a rien d’une hypothèse d’école, rappelle que l’exercice par les Etats de leurs compétences retenues ne saurait se concevoir en faisant abstraction du principe de coopération loyale. Or, et le Parlement européen l’a fort justement souligné, tout dans le comportement de Malte participe d’un processus de dissolution insidieuse de la solidarité européenne. A cette aune, les Etats ne peuvent user de leur marge d’appréciation qu’à la stricte condition de ne pas manquer aux impératifs de la plus élémentaire proportionnalité. C’est, du reste, à la lumière de cette exigence que la Cour a admis qu’un Etat membre puisse retirer sa nationalité lorsque celle-ci a été acquise de manière frauduleuse (C-135/08, précité).
En portant, à ce point, atteinte à l’essence même du « statut fondamental des ressortissants des Etats membres » (CJCE, 20 septembre 2001, Grzelcyk, C-184/99), force est de se demander si Malte ne s’est pas affranchie des devoirs inhérents à sa qualité de membre de l’Union. Le droit de l’Union ne peut être moins exigeant que le droit international général. Une nationalité complaisamment accordée, pour des raisons peut-être inavouables, sans considération aucune pour les conséquences liées à la mise en œuvre de ce que l’on peinera à qualifier de politique publique, devrait être perçue comme ineffective donc inopposable.
La préservation de l’ordre public de l’Union justifierait que la Commission réagisse vigoureusement à ce qui s’apparente à une illégalité de l’espèce la plus grave : un détournement de pouvoir.