par Henri Labayle, CDRE
Les règlements amiables devant la Cour européenne des droits de l’Homme ont bon dos. Pratique étatique le plus souvent ignorée, cette « altération de la fonction judiciaire » décrite par Frédéric Sudre a, au moins, pour mérite de se dérouler devant la Cour. Parfois, elle interdit cependant le débat public sur des questions essentielles ou controversées.
L’éloignement des étrangers gravement malades ou en fin de vie en est une, de principe, où le volontarisme de la CEDH fut déterminant en son temps. Aussi, l’arrêt de radiation de l’affaire S.J c. Belgique, rendu en Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme le 19 mars 2015, constitue une déception sérieuse pour l’observateur. Accordant certes satisfaction à la requérante, cette radiation empêche en effet de réouvrir le débat sur une jurisprudence discutable et toute évolution de la question. L’impact des solutions dégagées par la CEDH en la matière dépasse en effet largement le cadre de la Convention européenne et il interroge quant au fond.
1. Une position jurisprudentielle établie
En contestant la mesure d’éloignement dont elle était l’objet en Belgique, une mère de famille nigériane malade du sida qui avait saisi la Cour européenne en 2010 illustre toutes les carences et les vicissitudes des politiques migratoires dans l’Union européenne.
Par son parcours d’abord. Arrivée enceinte en Belgique en 2007, après avoir transité par Malte où elle avait déjà demandé l’asile, elle reçut en 2008 une autorisation de séjour de trois mois pour raison médicale, ayant attesté qu’elle était atteinte du virus du sida. Cette demande fut retirée ensuite, les autorités belges estimant qu’elle pouvait recevoir les soins adéquats soit dans l’Etat de premier accueil responsable de sa reprise, Malte, soit dans son Etat d’origine, le Nigéria. Entretemps, deux autres enfants étaient nés, posant la question du respect de sa vie familiale. Par sa situation ensuite : gravement malade, elle bénéficie de traitements médicaux en Belgique dont il est douteux qu’elle puisse recevoir l’équivalent en cas de retour forcé au Nigéria.
La Cour européenne ayant été saisie des risques encourus sur le terrain de l’article 3 en cas d’éloignement, et en particulier du risque qu’elle courait en cas de renvoi de ne pas recevoir de traitement médical apte à la soigner dans son Etat d’origine, un arrêt de Chambre vint, à la quasi-unanimité rejeter sa requête, le 27 février 2014, malgré les doutes exprimées explicitement ou non par plusieurs de ses membres. La pauvreté du raisonnement tenu par la Chambre pour parvenir à ce résultat tenait sans aucun doute à sa volonté d’appliquer au cas d’espèce les solutions dégagées par la Grande Chambre, dans son arrêt de principe, N. c. Royaume Uni, le 27 mai 2008. Ce dernier avait suscité des réactions contrastées, sur lesquelles on reviendra.
D’où l’intérêt suscité par la demande du gouvernement défendeur et la requérante de porter l’affaire en Grande chambre, demande accueillie le 7 juillet 2014.
Le règlement amiable entrepris à l’initiative des Pays Bas, après une forte suggestion de la chambre (§ 126), pour des « raisons humanitaires », est accepté par les deux parties à l’automne. Il conduit donc, le 19 mars, la Cour à avaliser cet accord. Le fait que le juge européen «considère que le règlement s’inspire du respect des droits de l’homme tels que les reconnaissent la Convention et ses Protocoles » (§ 60) ne permet d’en tirer aucune conclusion utile pour la suite du débat relatif à la situation des étrangers gravement malades au regard de la CEDH.
Celui-ci s’est ouvert en Grande chambre, le 27 mai 2008, avec l’arrêt précité N. c. Royaume Uni, lequel constitue le nouveau fondement de la jurisprudence européenne. La Cour européenne y marque incontestablement un repli au regard de la position révolutionnaire qu’elle avait adopté dans son arrêt D. c. Royaume Uni le 2 mai 1997. Elle avait dit pour droit à cette occasion que l’éloignement d’un étranger malade du SIDA vers son pays d’origine était contraire aux prescriptions de l’article 3 CEDH, au vu des conditions dans lesquelles il avait toutes chances de terminer sa vie dans son Etat d’origine. Dix ans après, la Cour modifie son raisonnement et relève considérablement le seuil de gravité exigible d’un requérant pour bénéficier de la garantie de la CEDH.
En 2008, et cette position fait jurisprudence depuis, le juge européen relativise considérablement la portée de sa position initiale. Il le fait au nom d’une « souplesse » (§ 32) nécessaire, expliquant que sa solution de 1997 se justifiait par des « circonstances très exceptionnelles » et des « considérations humanitaires impérieuses ». Deux exigences particulièrement fortes, donc. Aussi, la Cour referme clairement les potentialités de l’article 3 dans ces hypothèses : « la décision d’expulser un étranger atteint d’une maladie physique ou mentale grave vers un pays où les moyens de traiter cette maladie sont inférieurs à ceux disponibles dans l’Etat contractant est susceptible de soulever une question sous l’angle de l’article 3, mais seulement dans des cas très exceptionnels » (§42). Alliant le cynisme au réalisme, la Cour y concluait même qu’apprécier le risque pesant sur la requérante ougandaise comportait « nécessairement une part de spéculation » au vu de ce qu’est la maladie du sida !!! Les faits lui donneront raison, la requérante décédant peu après son retour en Ouganda faute de soins convenables, ce décès donnant sa pleine signification à l’inflexibilité de la Cour …
La brutalité de ce constat justifiait à l’époque l’opinion dissidente de 3 juges de la Cour. Leurs motifs d’opposition ont prospéré. Dans un arrêt de chambre du 20 décembre 2011, Yohekale Mwanje c. Belgique (n° 10486/10), six juges (sur les sept composant la deuxième section) ont ainsi pris la décision, à contrecoeur, de s’aligner sur la jurisprudence de la Grande chambre par laquelle ils s’estimaient « tenus fin de préserver la sécurité juridique », ceci dans une opinion « partiellement concordante » où ils souhaitaient pourtant ouvertement une évolution de la jurisprudence de la Cour.
Cela ne suffira pas et, dans l’arrêt de chambre de 2014 concernant l’affaire S.J , la Cour rappelle la nécessité de circonstances humanitaires particulièrement impérieuses pour entraîner la protection de l’article 3. Ouverture ténue cependant, elle invite explicitement les autorités nationales au compromis : « le cas de la requérante est marqué de fortes considérations humanitaires militant en faveur d’une régularisation de son séjour » (§ 126) et l’on a vu qu’elle avait été entendue en fin de compte.
Ces divergences de vue n’ont pas été oubliées et le juge Pinto de Albuquerque qui faisait partie de la deuxième section en 2011 renouvelle ses doutes, le 19 mars 2015, dans une opinion séparée que n’empêche pas le constat d’un règlement amiable.
Ses interrogations naissent toujours de la position adoptée par la majorité de la Grande chambre en 2008 : « le fait qu’en cas d’expulsion de l’Etat contractant la requérante connaîtrait une dégradation importante de sa situation, et notamment une réduction significative de son espérance de vie, n’est pas en soi suffisant pour emporter violation de l’article 3 » (§ 42). Ceci signifie que des considérations humanitaires plus impérieuses sont indispensables et que la personne soit à un stade terminal de la maladie, proche de la mort, pour que la protection de l’article 3 puisse jouer. Ce n’est donc que dans « des cas très exceptionnels » que l’article 3 CEDH est susceptible de jouer, malgré le caractère d’une protection que l’on avait la faiblesse de croire absolue …
Dans ces conditions, que la Cour dégage de sa responsabilité l’Etat partie qui éloigne l’étranger malade pose problème, évidemment. La motivation retenue par la Grande chambre dans le § 44 de l’arrêt N. c. Royaume Uni demeure toujours aussi contestable lorsque celle-ci prétend effectuer un calcul de proportionnalité à propos d’un droit intangible au prétexte que « le souci d’assurer un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu est inhérent à l’ensemble de la Convention ».
De fait, et chacun l’aura compris, la jurisprudence européenne ne dissimule même pas sa motivation profonde : « conclure le contraire ferait peser une charge trop lourde sur les Etats contractants » (§44) … C’est donc bien au regard de la situation générale des étrangers gravement malades et des contraintes qu’ils sont susceptibles d’entraîner pour les Etats d’accueil que le raisonnement de la Cour est tenu. Le comprendre n’oblige pas à l’admettre, y compris dans le cas d’espèce S.J. La requérante arrive irrégulièrement en Belgique malade et enceinte, après avoir transité par un autre Etat membre, se maintient durant plus de 7 ans dans cet Etat où elle a deux autres enfants et auquel elle réclame protection… Faut-il pour autant nier que c’est précisément son renvoi, décidé par la Belgique, qui est susceptible de causer un tort irréparable à elle et à sa famille ?
On ne peut alors que regretter la radiation du rôle de l’affaire SJ, même si la requérante en retire un titre de séjour. Le désaccord exprimé par le juge Pinto Albuquerque demeure entier : la protection due aux étrangers gravement malades doit-elle demeurer « très exceptionnelle », au motif qu’ils sont en situation irrégulière ?
2. Une position jurisprudentielle partagée
L’autorité de la jurisprudence N. c. Royaume Uni s’est imposée, elle a offert un fondement à la Cour de justice pour aller en son sens.
Nombre d’arguments militent cependant en défaveur de la solution retenue et maintenue par la Cour européenne. Le premier, ici, porte sur la dévalorisation de la protection qui est due au titre de l’article 3 CEDH en matière migratoire. Il va de soi que les questions migratoires inscrites en haut de l’agenda politique des Etats européens deviennent de plus en plus sensibles et donc difficiles à régler, la Cour européenne apparaissant de plus en plus réceptive aux critiques qui lui ont été adressées sur ce point, tant à propos de l’article 3 qu’à celui de l’article 8 et de la vie familiale des étrangers.
D’autant que l’unité de lecture de l’article 3 CEDH en souffre, quoi que l’on en dise. Les juges dissidents ont ainsi beau jeu de mettre en relief la solution de l’arrêt Aswat c. Royaume Uni (n° 17299/12), en avril 2013, au regard de la solution retenue ici. La Cour y avait conclu à une violation de l’article 3 en cas d’interdiction d’extradition d’un terroriste souffrant de schizophrénie vers les Etats Unis, en raison des conditions de son environnement carcéral. Faut-il croire, avec l’un des juges en désaccord, que la protection d’un terroriste schizophrène réclame davantage d’attention qu’une mère de famille ou même un individu ordinaire atteint d’une maladie mortelle ? Que l’un ne peut être renvoyé vers les Etats Unis là où les autres peuvent l’être en Ouganda ou au Nigéria ? Curieuse sélectivité dans la compassion …
Le second argument tient à l’insuffisance du palliatif développé par la Cour, consistant dans le même temps à consacrer de longs développements au volet procédural de l’article 3, celui d’une violation du droit au recours effectif de l’article 13 CEDH. L’arrêt de chambre de 2014, qui évacue hâtivement la question de vie et de mort qu’implique l’éventuel arrêt d’un traitement contre le sida, se penche en revanche longuement sur les conditions opérationnelles dans lesquelles un recours suspensif pouvait être exercé en droit belge. Le tout pour en conclure à une violation, expliquée notamment par la « vulnérabilité » de la requérante, et qui constitue en soi une satisfaction équitable suffisante, n’exagérons rien …
Cette logique a manifestement inspiré la Cour de justice de l’Union, comme on a pu le voir dans ces colonnes (J. Pétin, “Précisions jurisprudentielles sur la protection des étrangers dans le droit de l’Union : un acte manqué ?”, 5 janvier 2015).
En matière d’asile, sa jurisprudence M Bodj c. Belgique (C-542/13), le 18 décembre 2004, s’appuie expressément sur la jurisprudence de la Cour européenne pour interpréter la directive « qualification » : « le fait qu’un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie ne puisse pas, en vertu de l’article 3 de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, dans des cas très exceptionnels, être éloigné vers un pays dans lequel les traitements adéquats n’existent pas n’implique pas qu’il doive être autorisé à séjourner dans un État membre au titre de la protection subsidiaire en vertu de la directive 2004/83 ». En d’autres termes, « l’atteinte grave » visée par la directive ne couvre pas une situation dans laquelle des traitements inhumains ou dégradants, qu’un demandeur atteint d’une maladie grave pourrait subir en cas de retour dans son pays d’origine, sont le résultat de l’inexistence de traitements adéquats dans ce pays, sauf si la privation de soins était infligée intentionnellement à ce demandeur (point 41).
Elle ne fait là que suivre la logique de son avocat général, Yves Bot, qui s’appuie logiquement à la fois sur la jurisprudence de la Cour européenne et sur les travaux préparatoires de la directive 2004/83 pour avancer « qu’une personne souffrant d’une maladie grave puisse, à ce titre, relever du champ d’application de cette directive » (point 48) et tomber sous le coup de la protection dite “subsidiaire”.
Paradoxalement, le même jour et à propos de la directive « retour », dans son arrêt Centre public d’action sociale d’Ottignies-Louvain-La-Neuve c. Moussa Abdida (C-562/13), la Cour de justice met en cause la législation belge pour ne pas avoir conféré un effet suspensif à un recours exercé contre une décision ordonnant à un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie de quitter le territoire d’un État membre. Au nom des valeurs de l’Union, le même avocat général, Yves Bot, entraîne la Cour à partager sa conviction que « le respect de la dignité humaine, ainsi que des droits à la vie, à l’intégrité et à la santé consacré […] par la Charte, mais aussi l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants […] s’opposent […] à ce que, dans une situation telle que celle en cause dans l’affaire au principal, un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier et dont l’éloignement a été suspendu de fait soit privé, dans l’attente de l’examen de son recours, d’une couverture de ses besoins de base » (point 155).
Aussi, la Cour de justice estime-t-elle que « dans les cas très exceptionnels où l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie vers un pays dans lequel les traitements adéquats n’existent pas violerait le principe de non-refoulement », les États membres ne peuvent procéder à cet éloignement (§48). Reprenant à son compte les critères de la CEDH, elle ajoute que « ces cas très exceptionnels sont caractérisés par la gravité et le caractère irréparable du préjudice résultant de l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers vers un pays dans lequel il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à des traitements inhumains ou dégradants ». D’où l’importance d’un recours effectif susceptible d’empêcher la réalisation du retour.
On le voit donc ici, l’influence de la Cour européenne est évidente, jusque dans l’attention portée à un volet procédural qui fait perdre de vue l’essentiel, l’objet matériel de la protection.
A supposer donc que la Cour européenne des droits de l’Homme ait toujours, après l’avis 2/13, l’ambition d’être le phare jurisprudentiel que sa place dans le système de garantie des droits fondamentaux justifie, ne faut-il pas en espérer une autre lumière ? Un peu moins trouble ?