par Henri Labayle, CDRE
Le carnage abominable commis dans les rues de Paris, ce vendredi soir, fait resurgir nombre d’interrogations déjà posées dans ces mêmes colonnes et restées sans réponses, il y a dix mois à peine.
Semblables et pourtant différentes, ces questions interpellent la société européenne autant que la société française. Elles obligent à ne pas laisser notre émotion prendre le pas sur ce qu’il reste de notre raison, à conserver deux convictions : celle d’un destin commun commandant que ne soit pas sacrifiés les principes d’une Communauté de droit .
1. Un destin commun
L’image donne souvent à la réalité l’apparence du spectacle. Les sociétés européennes se sont ainsi habituées au feuilleton médiatique de la violence terroriste, de ces attentats aux multiples formes allant de l’assassinat aveugle aux explosions meurtrières. Des rues d’Israël à celles de Beyrouth, hier encore, la relation de ces vies fauchées et de ces corps démembrés conservait jusqu’alors un caractère passablement artificiel pour les opinions publiques européennes. En tous cas pour celles qui n’avaient pas eu à en connaître dans leur chair comme en Irlande ou en Espagne. Loin et donc irréel …
Brutalement, l’attentat le plus violent que la France ait eu à connaître depuis plus d’un demi siècle ramène à la vérité. Les quatre vingt morts du Bataclan et la vision d’un corps de kamikaze devant le Stade de France donnent soudain une réalité tragique à des propos alarmistes que nous n’entendions pas, au sens premier du terme.
Nous ne comprenions pas en effet que l’on ne peut prétendre agir à l’extérieur de nos frontières sans conséquences. Nos sociétés n’ont pas davantage assimilé l’interdépendance dans laquelle nos destins particuliers se lient. De l’exode des réfugiés à travers le continent jusqu’aux attentats de Paris, toute lecture autocentrée ou hexagonale des évènements en cours est sans issue. Désormais, la libre circulation de la période contemporaine ne concerne pas seulement les individus mais elle intègre aussi la violence.
Or, là est le risque de voir le débat public s’égarer sans issue, dans la prétention qu’existerait une solution exclusivement nationale au défi que les sociétés démocratiques doivent relever. Au prétexte à peine dissimulé qu’à la pêche aux voix, l’argument fait recette.
Certes, l’Europe et ses constructions sécuritaires demeurent des boucs émissaires faciles et cette attitude présente, au demeurant, l’avantage d’éviter la question des responsabilités nationales. L’espace de libre circulation de Schengen constitue l’archétype de ces procès en sorcellerie, ceci avant même que les progrès des investigations policières nous fournissent un tableau plus précis des choses et de leur exacte dimension, internationale ou européenne. Il est donc mis à profit pour essayer de persuader qu’à l’heure d’Internet, guérites et képis seraient une protection imparable. Incapables de gérer hier Sangatte et aujourd’hui Calais, nous serions à même de garantir la sécurité nationale en nous privant de la seule échelle pertinente qui vaille, l’échelle européenne…
Que les inspirateurs et les commanditaires des attentats soient établis à l’étranger ne dissimule en rien la dimension nationale du crime, depuis l’implication de ses auteurs matériels jusqu’au lieu de sa réalisation. Le vieux fantasme de l’ennemi de l’étranger ne résiste guère à l’analyse et celle-ci doit nous conduire à l’introspection. Impossible de réduire ou d’oublier la nationalité française de plusieurs des terroristes. De même, si les yeux se tournent actuellement vers la Belgique, pays voisin, c’est là encore parce que des ressortissants français y auraient séjourné.
Dès lors et comme hier à propos des attentats de janvier, il se confirme malgré nos réticences à l’admettre lucidement que nos propres sociétés ont enfanté des monstres criminels. Une prise de conscience est donc indispensable, avant tout anathème et tout discours guerrier.
Prise de conscience, d’abord, de l’extrême vulnérabilité des sociétés modernes face à une criminalité atypique et asymétrique. Ni ses motivations ni ses modes opératoires ne sont encore pleinement assimilés par le corps social. Les sacrifices humains y sont délibérément assumés par ceux qui en sont à la fois auteurs et victimes. Dans l’histoire du terrorisme en Europe, que 7 des 8 assaillants répertoriés à ce jour se soient fait exploser avec leurs explosifs est une première, absolument terrifiante et sur les ressorts de laquelle nous devrions nous interroger en priorité. Elle exprime une détermination et une radicalisation extrêmes qui condamnent largement l’action policière à l’impuissance, malgré tous ses efforts et ses qualités.
Prise de conscience, ensuite, de ce que ce mal n’est pas propre à une société nationale mais qu’il frappe l’ensemble de l’Union européenne. De façon quasiment identique, avec ou sans usage du principe de laïcité ou du respect de la diversité culturelle et religieuse, la société européenne s’avère incapable de dégager une réponse audible et convaincant dans un combat d’idées qui conduit à perdre celui des valeurs.
Le juge de ses consciences lui-même, la Cour européenne des droits de l’Homme, vient de témoigner récemment en Grande Chambre de son impuissance à dessiner clairement les frontières de la liberté d’expression. Stigmatisant avec facilité les insanités de Dieudonné ou la négation de la Shoah, il tolère de façon passablement discutable la marge d’appréciation des Etats en matière de génocide arménien … Sans curseur, comment imaginer alors de façon efficace et incontestable un encadrement législatif de cette liberté en Europe, face aux discours radicaux ?
Prise de conscience enfin de ce que l’abandon des questions sécuritaires au fond de commerce des partis extrémistes est une erreur couteuse. Elle alimente à la fois un sentiment désormais injustifié de quiétude civile mais elle risque aussi de nourrir la surenchère et l’excès dans la réaction politique, une fois la menace concrétisée. L’unanimité du pessimisme des services de sécurité français quant à la vraisemblance d’attentats graves contraste ici depuis de longues semaines avec le discours public aseptisé et politiquement correct.
De ce destin commun, manifestement, nombre d’acteurs politiques n’ont pas pris la mesure, préférant évaluer les avantages politiciens qu’ils en escomptent dans les échéances à venir.
Passe encore que l’effet d’aubaine ravisse les tenants des partis extrêmes. Il est moins normal que les représentants de certains Etats membres, comme la Pologne, se saisissent de la situation pour y trouver prétexte à habiller leur refus d’une politique commune d’asile et d’immigration actée à Lisbonne. Et il n’est pas davantage explicable que le souhait « d’une nouvelle politique européenne d’immigration » fasse irruption dans l’allocution d’un ancien Président de la République à un instant de l’enquête où la seule nationalité connue des criminels est française …
A bon escient, Jean Claude Juncker a donc raison d’inciter à ne pas confondre les victimes, que sont l’immense majorité des syriens fuyant l’Etat islamique, et les criminels, que sont leurs tortionnaires.
2. La guerre et le droit
L’outrance des propos tenus ici et là peut s’expliquer par la gravité et l’émotion du moment. Si elle n’a qu’un mérite, c’est de signifier à quel point les attentats de Paris trouvent leurs racines à l’extérieur du territoire de l’Union.
A user d’un mot, la « guerre », qu’il faudrait manier avec précaution face à ce qui est avant tout un crime au sens de la loi pénale, comme y incitent justement Bertrand Badie ou un ancien premier ministre français, les autorités françaises n’ont pas réalisé à quel point les conséquences en étaient prévisibles. Le droit ne peut y être indifférent et le respect du principe de légalité doit demeurer l’axe de notre réaction.
Passons sur le fait que les juristes demeurent interrogatifs sur certaines formes de l’action militaire sur les théâtres d’opération extérieurs, à commencer par l’élimination physique de l’adversaire. N’en restons qu’aux suites de l’abus des postures martiales, inversement proportionnelles à la réalité concrète de trois bombardements aériens en trois mois.
Il ne fallait guère être devin pour comprendre que la propagande terroriste s’en nourrirait pour désigner ses objectifs opérationnels, en toute indifférence pour la subtilité de nos positionnements diplomatiques. « Faire la guerre » implique de se placer sous le feu de l’adversaire et s’il n’est pas certain que l’opinion française en ait eu conscience, il est sûr en revanche que nul ne le lui a expliqué franchement …
Quitte à le faire, sans doute fallait-il introduire alors une cohérence plus grande dans la conduite de cette diplomatie. Par exemple envers les Etats qui sont les soutiens à peine déguisés de l’Etat islamique en Syrie et contribuent dans le même temps à équilibrer notre commerce extérieur, à notre grande satisfaction. Peut-être était-il bon aussi de déployer toute l’énergie nécessaire pour faire le jour sur les circuits de financement et de commercialisation de ses rapines par le même Etat islamique, au vu et au su de tous, au besoin en s’intéressant aux ambiguïtés du comportement des autorités turques et de ses voisins …
Par ailleurs, les outils juridiques et opérationnels de la réponse au terrorisme qui avaient fait l’objet de sévères mises en cause, au plan européen comme national, appellent immédiatement un examen attentif. Gérer la crise en termes militaires n’empêchera pas de se livrer à l’évaluation de ce qui a été fait ou pas depuis 10 mois et les attentats de Charlie Hebdo.
La mise en cause de l’entraide répressive européenne à l’époque a eu, au moins, des effets visibles. Les autorités allemandes ont ainsi immédiatement fait état de l’arrestation d’un suspect, muni d’armes et apparemment à destination de la France. Les prolongements de l’enquête vers la Belgique sont plus significatifs encore de la parenté des inquiétudes et de la qualité des coopérations. A la fois parce que la Belgique s’avère être un centre névralgique de l’action radicale islamique en Europe, comme en témoignent les affaires Nemmouche ou celle du Thalys, mais aussi comme l’illustre le nombre sidérant de « combattants étrangers » qui en partent.
L’impuissance des autorités publiques belges à y faire face, 6 services de police et 19 municipalités différentes y concourent en vain (!!!) dans la banlieue bruxelloise, démontre si besoin en était la nécessité d’une action concertée. Deux des kamikazes français identifiés n’y résidaient-ils pas ? La qualité des échanges et des contrôles Schengen est une réponse avérée en ce sens. Le partage d’expérience aussi.
Précédant le point d’étape qui devait être effectué en tout état de cause en Conseil au mois de décembre, les constats du coordinateur de la lutte contre le terrorisme devraient être instructifs de ce point de vue quant au degré d’engagement des Etats membres dans la lutte contre le terrorisme. Des indicateurs communs de risques positivés par la Commission à l’alimentation des fichiers tels que le SIS II ou le fichier Europol consacré aux « combattants étrangers » ou à l’entraide judiciaire au sein d’Eurojust, l’ambiance a changé. Elle semble, en tous cas, différente, au regard de ce qu’elle était au lendemain des attentats de Charlie Hebdo.
Pour autant, les résistances du passé ne sont pas entièrement dépassées. S’il est trop tôt pour en évaluer l’impact dans le schéma criminel qui a conduit aux attentats de Paris, il conviendra de les confronter aux conclusions des diverses commissions d’enquête ayant fait suite aux attentats de janvier, à l’Assemblée nationale comme au Sénat.
La tonalité du discours des autorités françaises n’est guère encourageante de ce point de vue, à écouter les propos pontifiants de leur ministre de l’Intérieur. Lecture purement intergouvernementale de cette coopération, silence sur les organes intégrés que sont Eurojust ou Europol et la valeur ajoutée que pourrait fournir une coordination européenne de la poursuite, impasse sur le caractère obligatoire que devrait présenter cette coopération au regard du traité de Lisbonne et sur la sanction des Etats défaillants, il semble que le logiciel de nombre d’Etats membres, dont le nôtre, n’ait guère été mis à jour depuis Maastricht.
Ont-ils pris conscience que le monde et ses dangers ont changé et que le besoin de sécurité de ses citoyens est pourtant le moteur le plus fort de l’intégration européenne ?