par Cyril Nourissat, EDIEC
Dans un arrêt intervenu dans le cadre d’une procédure préjudicielle d’urgence intéressant le règlement « Bruxelles II bis » (CJUE (4ème ch.), 19 nov. 2015, P c. Q, C-455/15 PPU), la Cour reprend quasi mot à mot le dit pour droit de l’arrêt Diageo Brands de juillet 2015, conduisant assez légitimement à considérer que le juge du Kirchberg entend nettement confirmer l’inflexion ainsi dessinée et quitter les terres – bien balisées – de l’encadrement pour celles – plus incertaines – de la mise sous tutelle de cette exception d’ordre public.
Les observateurs réguliers de la jurisprudence de la Cour de justice en matière de coopération judiciaire civile avaient remarqué, au cœur du mois de juillet, un arrêt important dont on avait pu écrire ailleurs qu’il renouvelait probablement en profondeur les conditions dans lesquelles une juridiction peut faire jouer l’exception d’ordre public pour bloquer la reconnaissance et ou l’exécution d’une décision prononcée en matière civile ou commerciale dans un autre Etat membre (CJUE (1ère ch.), 16 juill. 2015, aff. C-681/13, Diageo Brands BV ; Procédures 2015, comm. 297, C. Nourissat). Cet arrêt appelait cependant beaucoup de prudence dans l’interprétation et l’analyse, ne serait-ce que parce qu’il intervenait dans un contexte factuel assez particulier bien souligné par la Cour elle-même. Au-delà, on pouvait s’interroger sur le fait de savoir si la solution retenue avait ou non vocation à essaimer au-delà du règlement « Bruxelles I », règlement objet de ce renvoi préjudiciel estival.
Dans un arrêt prononcé dans les brumes de novembre, intervenu dans le cadre d’une procédure préjudicielle d’urgence (ce qui a peut-être on importance) intéressant le règlement « Bruxelles II bis » (CJUE (4ème ch.), 19 nov. 2015, P c. Q, C-455/15 PPU), la Cour reprend quasi mot à mot le dit pour droit de l’arrêt Diageo Brands, conduisant assez légitimement à considérer que le juge du Kirchberg entend nettement confirmer en novembre l’inflexion dessinée en juillet et quitter les terres – bien balisées – de l’encadrement pour celles – plus incertaines – de la mise sous tutelle de cette exception d’ordre public.
Comme le dit la Cour de justice, à propos de l’article 23 du règlement « Bruxelles II bis », « en l’absence d’une violation manifeste, eu égard aux intérêts supérieurs de l’enfant, d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique d’un État membre ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique, cette disposition ne permet pas à la juridiction de cet État membre, qui se considère compétente pour statuer sur la garde d’un enfant, de refuser de reconnaître la décision d’une juridiction d’un autre État membre qui a statué sur la garde de cet enfant ». On retrouve là les termes utilisés dans l’arrêt du 16 juillet, et notamment la formule selon laquelle l’exception d’ordre public alléguée dans le cadre d’un règlement de coopération judiciaire civile s’entend comme « une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’Union et donc dans celui de l’État membre requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans ces ordres juridiques ». Certes, d’un côté, l’arrêt P c. Q ajoute en visant – se référant par là au texte même du règlement « Bruxelles II bis » – les « intérêts supérieurs de l’enfant » mais aussi retranche en ne se référant pas à ce qui est « essentiel dans l’ordre juridique de l’Union et donc dans celui de l’État membre ». Mais, on voit bien poindre l’idée selon laquelle la conception qu’une juridiction peut se faire de l’exception d’ordre public – outre qu’elle suppose un maniement restrictif – a avant tout à voir avec l’atteinte portée à « une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’Union et donc dans celui de l’État membre requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans ces ordres juridiques ». C’est penser que l’on glisse d’une logique d’encadrement à une logique de « mise sous tutelle » par l’Union de cette exception. Ce qui appelle alors diverses observations.
En premier lieu, on pressent que le débat portera régulièrement sur la qualification de « règle essentielle de l’ordre juridique européen » mais aussi sur le sort des règles de droit du seul for qui ne pourraient pas se prévaloir d’une assise en droit de l’Union. Dit autrement, doit-on penser que la Cour va dans le sens d’une « absorption » par l’ordre juridique de l’Union européenne de l’ordre public de l’État membre ? Tel ne devrait pas, à notre sens, être le cas.
En deuxième lieu, la référence au droit fondamental confirme le terrain fertile que constitue l’invocation des droits et libertés fondamentaux. Observations étant faite, que la charte des droits fondamentaux en constitue peut-être un vecteur puissant quand bien même son statut demeure ambigüe dans l’espace judicaire civil européen (pour une analyse très riche de cette question, cf. la thèse soutenue le 9 nov. 2015 à Limoges par L. Pailler, « Le respect de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dans l’espace judiciaire européen en matière civile et commerciale », sous la dir. de F. Marchadier et E. Garaud)
En troisième et dernier lieu, ceci explique aussi, probablement, l’émergence de ce qui peut apparaître comme une condition nouvelle et supplémentaire en matière de reconnaissance et exécution des décisions ; une condition clairement mise en lumière dans l’arrêt de juillet, moins évoquée dans l’arrêt de novembre (cf. cependant la prise de position de l’AG Wathelet du 29 oct. 2015). À savoir, celle selon laquelle « sauf circonstances particulières rendant trop difficile ou impossible l’exercice des voies de recours dans l’État membre d’origine, les justiciables doivent faire usage dans cet État membre de toutes les voies de recours disponibles afin d’empêcher en amont une violation de l’ordre public ». Outre que cette affirmation donne l’occasion à la Cour de justice de faire le lien entre les différentes voies procédurales qu’instaure l’ordre juridique européen (la fameuse « systématique des voies de recours ») et le mécanisme de responsabilité qu’il a créé en cas de violation du droit de l’Union par le juge national (V. en ce sens les références faite dans l’arrêt à l’importante décision CJCE, 30 sept. 2003, aff. C-224/01, Köbler ; Procédures 2003, comm. 240, C. Nourissat), elle emporte différentes conséquences dont l’une – et non des moindres – est de favoriser dans les faits toujours plus la libre circulation des décisions par un véritable déplacement de la « purge » des violations alléguées de l’ordre public vers l’État d’origine, ce que le fait que l’exception d’ordre public devienne européenne pourrait justifier mais ce qui n’est pas sans constituer une charge procédurale lourde, difficilement compatible avec l’idée d’accès à la justice qui irrigue le contentieux civil et commercial européen (sur cette notion, cf. L. Pailler, précit.).
Si l’on retient que perdure bien aux côtés de l’ordre public de l’Union européenne un ordre public de l’État membre (le second n’étant pas systématiquement fondu dans le premier), on ne pourra que s’interroger afin savoir si les résultats attendus seront à la hauteur des espoirs que d’aucuns ne manqueront pas de former dans cette nouvelle (apparente) condition d’épuisement des voies de recours dans l’ordre juridique de l’État d’origine. Les deux arrêts (les conclusions et la prise de position, aussi) sont alors l’occasion de souligner que le fondement de la démarche ainsi que des solutions adoptées par la Cour de justice puise plus que jamais à la source de la confiance mutuelle (l’expression de confiance réciproque est aussi utilisée) qui donne lieu, dans les deux arrêts, à un développement substantiel, à une véritable déclaration de politique législative et jurisprudentielle en matière d’espace de liberté, de sécurité et de justice. C’est ainsi que « la confiance mutuelle exige, notamment, que les décisions judiciaires rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit dans un autre État membre ». Cette confiance conduit alors à réduire comme peau de chagrin la portée des motifs pouvant être opposés à la reconnaissance des décisions, ce d’autant que, comme le rappelle la Cour de justice, elle se combine ou emporte un principe de prohibition de la révision au fond des décisions rendues dans un autre État membre, ce qui en soi n’est pas très nouveau. Et cette logique de confiance mutuelle est aussi et désormais à l’œuvre dans la justification de cette nouvelle règle d’épuisement des voies de recours dans l’État d’origine.
En définitive, tout ceci reste naturellement à confirmer, mais on ne pourra s’empêcher de penser que le programme que s’était fixée, depuis plusieurs années, la Commission et qui consistait à obtenir des Etats membres la disparition de toute mesure intermédiaire d’accueil des décisions civiles ou commerciales (i.e. toute procédure d’exequatur), s’il n’a pas séduit le co-législateur européen (cf. en ce sens l’échec partiel que constitue le règlement « Bruxelles I bis »), est en passe de se réaliser sous la plume de la Cour… Nuls doutes que les réactions ne vont pas tarder à se manifester !