L’indifférence relative avec laquelle l’opinion publique a accueilli l’annonce d’une nouvelle tragédie en Méditerranée ne doit pas tromper : celle-ci n’est vraisemblablement que l’un des épisodes d’une série à venir.
Ce silence contraste avec l’autosatisfaction bruyante avec laquelle l’Union et ses membres se sont félicités, au même moment, des premières applications de l’accord passé avec la Turquie concernant le renvoi des migrants arrivés en Grèce vers cet Etat tiers. Comme si le problème était en passe d’être réglé, comme si le sérieux des inquiétudes exposées ici s’était dissipé, au point de voir les autorités italiennes proposer de s’en inspirer avec les Etats du bassin méditerranéen pour leur proposer un “pacte migratoire” …
En fait, et au delà des polémiques relatives à la bonne volonté du “partenaire” turc, l’examen attentif de la première évaluation qui vient d’être proposée par la Commission (1) semble présager exactement du contraire (2).
1. Une mise en œuvre opérationnelle sujette à caution
L’accord passé le 20 mars 2016 entre la Turquie et l’Union européenne s’était fixé pour date de mise en œuvre le 4 avril 2016. A cet instant, les premiers retours de la Grèce vers la Turquie et les premières réinstallations vers l’Union européenne devaient avoir lieu. Après une présentation toute médiatique laissant croire aux opinions publiques que la solution était désormais acquise, la Commission s’est livrée à une évaluation plus technique, le 20 avril, dans une Communication relative aux progrès réalisés dans l’application de l’accord du 18 mars ((COM 2016 (231) .
L’exercice devrait se répéter avec une périodicité mensuelle. Cette volonté louable de transparence depuis l’été dernier illustre sans doute à la fois la volonté de la Commission de rendre compte de son action mais aussi de pointer publiquement les responsabilités en cause. Aucun doute n’est permis, elles sont celles des Etats membres.
L’accord du 18 mars, on le sait et au delà des controverses quant à son contenu, avait pour principal objectif du point de vue de l’Union de tarir le flux des migrants en provenance de Turquie et réduire à néant l’attractivité du commerce des trafiquants et autres passeurs. Il espérait y parvenir à la fois en ouvrant un canal légal entre la Grèce et la Turquie et en cordonnant le contrôle de la frontière commune. Pour contrepartie, il impliquait du point de vue turc à la fois un appui financier et administratif mais aussi une relance du processus d’adhésion, en particulier en matière de visas.
Le contrôle de la frontière commune implique d’abord une coopération accrue des forces en présence. De ce point de vue, l’action conjointe de Frontex, de l’OTAN et des autorités turques a, apparemment produit de l’effet puisque le chiffre des arrivées en Grèce serait passé de plus de 25 mille durant les trois semaines précédant l’accord à moins de 6000 depuis. Plus précisément, la Commission fait état du retour forcé de 325 migrants irréguliers n’ayant pas demandé l’asile, entrés après le 20 mars : 240 Pakistanais, 42 Afghans, 10 Iraniens, 7 Indiens, 5 Bangladais, 5 Irakiens, 5 Congolais, 4 Sri Lankais, 2 Syriens, 1 Somalien, 1 Ivorien, 1 Marocain, 1 Egyptien, 1 Palestinien. Ces retours ont été opérés sous l’égide de l‘accord de réadmission Grèce/Turquie, avant que, le 1er juin, l’accord de réadmission entre l’Union et la Turquie ne prenne le relai, après approbation du Parlement turc.
Sans doute faut-il y voir aussi les premiers fruits des échanges avec les autorités turques concernant la lutte contre les passeurs, via la présence d’agents de liaison à Europol et à Frontex, et de la stratégie de communication en direction des migrants tendant à contrebalancer le discours sécurisant des passeurs.
Il reste que le gigantesque effort sollicitant à la fois l’Union et ses agences mais aussi les Etats membres demeure encore très largement à produire, au plan matériel et financier comme au plan opérationnel. L’exposé financier des efforts attendus est en effet parfaitement clair, les mécanismes actuels d’aide d’urgence à la Grèce ou de financement des efforts de Frontex et du Bureau européen d’asile n’étant pas à la hauteur suffisante. Fait peu fréquent dans ce registre, la Commission n’hésite pas à épingler explicitement 12 Etats membres à la fin de sa communication pour n’avoir encore versé aucune contribution à ce jour (l’Autriche, la Belgique, Chypre, la Croatie, l’Espagne, la Lituanie, Malte, la Pologne, la Roumanie, la Slovénie). En revanche, 16 États membres de l’UE ont désormais envoyé leurs certificats de contribution, pour un montant de 1,61 milliard d’euros sur les 2 milliards promis pour 2016-2017
Du point de vue opérationnel, les choses ne sont guère plus encourageantes. Si autour du coordonnateur nommé par la Commission et le comité de pilotage qu’elle conduit avec la Grèce, les agences intéressées et un certain nombre d’Etats membres, la mécanique s’est mise en place, il n’en est pas forcément de même du soutien attendu des Etats membres.
La Commission se félicite de ce que Frontex ait déployé dans les îles grecques près de 318 agents d’escorte et 21 experts en réadmission à l’appui des opérations de retour et que 25 officiers de liaison turcs soient déployés dans les centres de crise grecs et 5 officiers de liaison grecs aux points d’arrivée en Turquie. De même, une petite centaine d’agents du Bureau européen d’asile sont à l’oeuvre, pour une cinquantaine d’entretiens quotidiens avec pour objectif d’en mener 200 à la mi-mai. Au vu de l’ampleur de la tâche et de son sérieux indispensable, les doutes sont donc permis. Car, à vouloir réserver aux Etats membres le fonctionnement des agences de l’Union, ces derniers sont pris à leur propre piège lorsque l’on évalue leur degré d’implication. La Communication de la Commission et ses annexes et autres “fact sheet” (méprisant comme à l’ordinaire la langue officielle de trois Etats fondateurs de l’Union) fournissent à cet égard des tableaux éloquents quant à l’effort réel des Etats à la fois au vu des demandes effectuées et des réponses Etat par Etat.
L’autre volet de la contribution des Etats membres tient dans la réalisation des engagements pris il y a plusieurs mois et demeurés largement lettre morte depuis juillet 2015, bafouant ouvertement les obligations juridiques contractées. L’accueil par les Etats membres conditionne en effet le jeu du principe « 1 + 1 ». Si la Commission présente un schéma décisionnel où la Turquie saisirait le HCR d’une liste de candidats à la réinstallation, pour évaluation et avant une décision finale des Etats membres concernés, la réalité des chiffres est toute autre.
A ce jour et sur la base de l’accord, 103 Syriens seulement ont gagné l’Allemagne, la Finlande, la Suède et les Pays Bas depuis la Turquie … Initialement, 22 500 places offertes à la réinstallation avaient été arrêtées en 2015, et 5677 ont été pourvues, principalement pour soulager les Etats voisins tels que la Jordanie et le Liban et grâce à l’appui des Etats associés à l’Union, comme en témoigne les tableaux fournis par la Commission. Il reste donc 16.800 places disponibles…
Afin de donner un minimum de crédibilité à l’accord passé avec la Turquie, la Commission a donc proposé d’ajouter à ces chiffres, les 54 000 places de relocalisation prévues initialement pour soulager l’Italie et la Grèce, en modifiant la décision 2015/1601 du 22 septembre 2015. Ce faisant, cette approche strictement comptable permettrait d’aboutir au chiffre total de 70 800 places à mettre dans la balance des relations avec la Turquie. Elle ne masque pas la démission des Etats comme en témoignent les chiffres que la Commission fournit elle même, bien volontiers.
Dans ces conditions, les tensions entourant l’application de l’accord du 18 mars se comprennent aisément. Outre les difficultés pratiques extrêmement délicates à régler, les arrières plans politiques et juridiques ne sont pas réglés, bien au contraire.
2. Une mise en œuvre juridique sujette à critiques
Dès la conclusion de l’accord, l’interprète le plus qualifié qui soit en matière d’application de la Convention de Genève, le Haut Commissariat aux réfugiés avait émis expressément ses réserves. Celles-ci sont généralement partagées tant par la doctrine que par l’essentiel des ONG et d’une part de la classe politique. Fait peu habituel, l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe a même exprimé ses critiques dans une résolution, le 20 avril.
Elles tiennent en un doute principal, celui de la crédibilité du partenaire turc et de la fiabilité de ses pratiques. Comment un tel contributeur aux jurisprudence les plus sévères de la Cour européenne des droits de l’Homme pourrait-il inspirer la confiance, faisant preuve d’une constance remarquable de ce point de vue : il est à ce jour l’Etat partie à la CEDH ayant fourni le contingent le plus important d’arrêts à Strasbourg (17,13 %) et la pente sur laquelle s’engagent ses nouveaux dirigeants mène à penser que le pire est à venir … En d‘autres termes, comment imaginer qu’un Etat tiers réticent à reconnaître effectivement des garanties fondamentales à ses propres ressortissants pourrait assurer, a priori, la protection efficace de ressortissants de pays tiers ?
Seul, l’aveuglement insondable du Président du Conseil européen peut lui permettre d’afficher sans vergogne dans ses conditions sa « fierté » quant à un tel partenariat …
Le principe même d’un transfert systématique en direction de la Turquie demeure donc au cœur du débat, tel que le HCR lui même en avait exposé les termes immédiatement après l’accord avec l’Union. Le concept de pays tiers sûr est évidemment admis par le droit de l’Union, comme indiqué précédemment, mais il continue à poser concrètement la question de son application au cas d’espèce.
Afin de considérer que la Turquie émargeait à cette catégorie, il fallait, d’une part, remplir des conditions juridiques dans le pays de départ, la Grèce, et dans le pays de retour, la Turquie, et, d’autre part, que des garanties effectives soient apportées. Sous peine, comme le soulignait le HCR, de justifier une saisine de la Cour de justice à titre préjudiciel, argument qui a d’ailleurs trouvé un écho au Parlement européen.
Pour ce qui est de la mise à niveau juridique, des règles spécifiques devaient d’abord être introduites dans la législation grecque, notamment afin d’offrir un accès réel aux procédures et à un recours effectif aux personnes concernées. Il en allait de même en ce qui concerne la portée des engagements de la Turquie au regard de la Convention de Genève. La Grèce a ainsi adopté le 3 avril une loi lui permettant d’appliquer les concepts de pays tiers sûr et pays sûr de premier asile ainsi que d’assurer des procédures accélérées pour l’examen des demandes d’asile, en matière d’appel. Malgré l’optimisme affiché par la Commission dans son rapport d’évaluation évoqué précédemment, la création d’une vingtaine de « comités d’appel » demandera confirmation quant à son efficacité. Pour ce qui est de la Turquie et après quelques réticences, a été adoptée début avril la législation permettant d’accorder une protection temporaire aux ressortissants syriens « remis », conformément à la Convention de Genève. De même auraient été fournies les assurances nécessaires concernant les non-Syriens réadmis. En bref, la couverture juridique exigée par l’Union parce que légitimant l’accord semblait avoir été obtenue.
Au plan pratique, les choses se sont avérées beaucoup moins simples.
En Grèce d’abord, où se sont multipliées les accusations de déficiences à l’encontre de l’administration grecque. Avec tout de même et quelles que soient les positions des uns ou des autres, minimisant ou accentuant ces défaillances, une forte présomption de vraisemblance. Comment un Etat membre incapable depuis de nombreuses années d’accomplir ses obligations en matière de protection internationale, comme constaté à de multiples reprises par les juridictions européennes, au point de voir suspendre les transferts Dublin en sa direction, pourrait brusquement se transformer du tout au tout en quelques semaines ?
Au cœur du dispositif, la question de la rétention des demandeurs de protection et des conditions dans lesquelles celle-ci se déroule est incontestablement d’une gravité certaine. Non pas que la retenue des demandeurs de protection soit contraire à la législation de l’Union, ce qui n’est pas le cas, mais parce que les conditions matérielles et juridiques dans lesquelles ces privations de liberté sont réalisées posent manifestement problème, provoquant de ce fait la mise en retrait de nombre d’ONG. Le rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe mérite à cet égard une citation intégrale : « la capacité prévue des trois plus grands centres d’accueil et d’enregistrement (Lesbos, Chios et Samos) a été très rapidement saturée. Ces centres sont devenus surpeuplés et les conditions de vie se sont détériorées: nourriture de mauvaise qualité, abris précaires, conditions d’hygiène déplorables, accès insuffisant à des soins médicaux appropriés ».
Pour ce qui est de la Turquie, la situation faite aux ressortissants non-syriens pose évidemment problème au regard du principe de non-discrimination et quoi que l’on en dise à Bruxelles. De l’Afghanistan à l’Erythrée, la misère humaine dépasse la situation particulière de l’exode syrien. Aussi, les « assurances » données à l’Union par la Turquie les concernant sont loin d’être suffisantes quant à leur accès à une procédure d’asile. D’autant que se multiplient les rapports alarmants relatif à la situation réelle des demandeurs de protection dans le pays ou quant au respect du principe de non-refoulement.
D’où l‘accentuation des pressions politiques et une multiplication des contacts directs avec la Turquie, le dernier en date prenant la forme d’une visite sur le terrain d’Angela Merkel et de Donald Tusk. Visite d’un village Potemkine ou tentative de forcer les blocages en cours, l’interprétation exacte de cette venue est délicate, destinée à légitimer l’action en cours autant qu’à établir un rapport de force avec l’opinion publique, l’initiative étant vertement critiquée dans la presse allemande la qualifiant de “farce“.
Car s’est ouvert entretemps un autre front, celui du lien effectué par les autorités turques entre la pérennité de l’accord avec l’Union et la libéralisation des visas à l’égard des ressortissants turcs.
On saura au mois de juin si cette « promesse faite au peuple turc », selon le premier ministre turc, peut ou non être honorée. En l’état, la Commission, avec cet optimisme qui la prive souvent de crédibilité, produira une évaluation le 4 mai, rapport sur la base duquel on saura si les 72 critères à remplir par la partie turque sont satisfaits ou non et si une proposition législative en bonne et due forme concrétise cette mise à niveau. A ce stade et selon les informations fournies par la Commission, il semblerait qu’une cinquantaine de ces critères soient effectivement acceptés, ce qui suppose néanmoins qu’en un mois un progrès conséquent doive encore être fait. Ce à quoi invite la Commission, par l’intermédiaire de son premier vice-président devant le Parlement européen.
Co-législateur, ce dernier pourrait donner davantage de fil à retordre qu’on ne le croit aux Etats membres, accusant d’ores et déjà ces derniers de sacrifier leur sécurité sur l’autel de la collaboration avec la Turquie et au détriment des demandeurs de protection. Une première salve a ainsi été tirée le 14 avril à propos du rapport 2015 consacré à la Turquie, dans une résolution dont les huit paragraphes consacrés à l’accord passé avec l’Union méritent le détour. D’où les rumeurs récentes quant à une initiative franco-allemande liant l’accord sur la libéralisation des visas à l’introduction d’un mécanisme de sauvegarde, type « emergency break », qui permettrait une suspension de cet accord en cas de tensions migratoires ou de problème sécuritaire. Au vu du climat de la réunion de la Commission Libé, le 21 avril, la partie est loin d’être gagnée …
Au total donc, les semaines à venir seront lourdes de conséquences.
Pour les réfugiés d’abord et avant tout, peu convaincus par la pseudo-voie d’accès légal qui leur est ainsi ouverte et qui laisse en suspens le sort de dizaines de milliers d’entre eux, n’entrant pas dans le champ d’application du texte. La proximité de l’été et l’ampleur de la reprise des traversées de la Méditerranée donneront très rapidement la réponse de l’efficacité de l’accord avec la Turquie.
Pour l’Union ensuite et sa pitoyable tentative de sous-traitance de ses valeurs et de ses obligations à un partenaire retors. De Charybde en Scylla, le prochain partenariat de ce genre impliquera-t-il la Libye ?
Pour les Etats membres de cette Union, enfin, que nul renoncement ne rebute, en Autriche ou ailleurs, et dont la solidarité ne se vérifie qu’à l’instant de renier le contrat sur laquelle leur Union s’était fondée.