Les lois de police étrangères en matière contractuelle: application ou prise en considération? Commentaire de l’affaire Nikiforidis.

C’est par un arrêt Republik Griechenland c/ Grigorios Nikiforidis, en date du 18 octobre 2016, que la Grande chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne, saisie d’une question préjudicielle, est venue apporter d’importantes précisions quant aux lois de police étrangères en matière contractuelle. Prévue par la Convention de Rome du 19 juin 1980, depuis remplacée par le Règlement Rome I du 17 juin 2008, la prise en compte des lois de police étrangères avait fait l’objet de nombreux débats doctrinaux[1]. Il aura ainsi fallu attendre trente-six ans pour que la Cour vienne dissiper certains doutes, au risque toutefois d’en susciter de nouveaux.

En l’espèce, Monsieur Nikiforidis a été employé en qualité de professeur au sein d’une école élémentaire gérée par la République hellénique et située en Allemagne. Son salaire, initialement fixé conformément au droit conventionnel du travail allemand, a cependant fait l’objet d’une importante diminution. En effet, la Grèce, mise en demeure par la décision 2010/320/UE du Conseil de procéder à une réduction de son déficit budgétaire afin de sortir de la crise financière dans laquelle elle se trouvait, a réduit, par deux lois de 2010[2], la rémunération de l’ensemble des salariés du secteur public. Monsieur Nikiforidis a alors saisi les juridictions allemandes, compétentes en application de l’article 19 du règlement Bruxelles I, aux fins de réclamer un supplément de rémunération pour ces deux dernières années de travail. Si le tribunal du travail de Nuremberg a rejeté son recours au regard de l’immunité de juridiction de l’Etat hellénique, les juges d’appel ont, eux, fait droit à sa demande en considérant, à juste titre, que la relation de travail en cause était de droit privé et qu’elle ne relevait donc pas du domaine de l’immunité de la Grèce. Cette dernière s’est alors pourvu en cassation devant la Cour fédérale du travail. Celle-ci a retenu que le rapport de droit était soumis au droit allemand, en tant que loi du pays dans lequel le travailleur accomplit habituellement son travail[3]. Or, le droit allemand normalement applicable ne permet la réduction de la rémunération que par le biais d’un avenant au contrat de travail ou « congé-modification ». La réduction unilatérale imposée par l’Etat hellénique n’ayant pas fait l’objet d’un avenant au contrat de travail litigieux, la Cour fédérale du travail aurait alors pu décider de rejeter le pourvoi. Elle a toutefois constaté que les lois helléniques relatives à la réduction des dépenses publiques correspondaient, en ce qu’elles participent directement à la sauvegarde de l’organisation politique, économique et sociale de la Grèce, à la définition européenne des lois de police. La juridiction allemande de renvoi a alors décidé de saisir la Cour de Justice d’un recours préjudiciel afin de savoir si elle pouvait appliquer à la relation de travail les lois de police helléniques en lieu et place de la loi allemande désignée par les règles de conflit de lois européennes.

La réponse à cette question nécessitait, au préalable, de déterminer le texte applicable à la situation litigieuse. La première question préjudicielle visait ainsi à déterminer l’applicabilité rationae temporis du règlement Rome I. Celui-ci semblait a priori inapplicable puisque son article 28 précise qu’il ne s’applique qu’aux contrats conclus après le 16 décembre 2009 alors que le contrat de travail de Monsieur Nikiforidis a été conclu en 1996 et semblait donc plutôt devoir être soumis à la Convention de Rome de 1980. La juridiction de renvoi interroge toutefois la Cour sur le fait de savoir si ce règlement peut également régir les contrats conclus antérieurement à cette date mais dont les parties consentent à en poursuivre l’exécution, avec ou sans modification contractuelle – telle qu’une réduction de la rémunération – postérieurement à cette date. Comme nous le verrons, la question de l’applicabilité du Règlement Rome I présentait un enjeu d’importance en l’espèce au regard de la différence de la règlementation des lois de police étrangères prévue par l’article 7§1 de la Convention de Rome et l’article 9§3 du règlement Rome I. A considérer le règlement Rome I applicable, la juridiction de renvoi interroge en second lieu la Cour sur l’interprétation de son article 9§3, ce qui constitue, à n’en pas douter, l’intérêt majeur de cet arrêt. La question est, en substance, de savoir si cet article ne permet de donner effet qu’aux seules lois de police de l’Etat dans lequel s’exécutent les obligations découlant du contrat ou s’il demeure possible, conformément à la pratique judiciaire allemande[4], de prendre en considération les lois de police d’un autre Etat membre que celui du lieu d’exécution du contrat. A ce titre et troisièmement, la juridiction de renvoi interroge la Cour quant aux conséquences juridiques de la mise en œuvre du principe de coopération loyale inscrit à l’article 4§3 du Traité sur l’Union européenne et sur la base duquel ont été prises les mesures relatives à la gestion de la dette grecque. Plus particulièrement, ce principe peut-il contraindre les juridictions allemandes à soutenir la Grèce dans la mise en œuvre de ses engagements envers l’Union européenne en appliquant, directement ou indirectement, les lois de police de cet Etat ?

L’importance des questions soumises à la Cour justifiait ainsi sa composition en Grande Chambre qui, par cet arrêt, est venue préciser l’applicabilité du règlement Rome I en matière de contrat à exécution successive (I) et encadrer son application en matière de lois de police étrangères (II).

1. L’applicabilité précisée du règlement Rome I

La détermination de l’applicabilité temporelle du règlement Rome I en matière de contrats à exécution successive (A) constituait un enjeu majeur quant au régime juridique des lois de police étrangères dont la réglementation a fait l’objet d’une évolution importante entre la Convention de Rome et le règlement Rome I (B).

 A. La détermination de l’applicabilité temporelle du règlement Rome I en matière de contrats à exécution successive

Interrogée à titre préliminaire sur l’applicabilité ratione temporis du règlement Rome I, la Cour considère qu’il convient d’interpréter son article 28 de manière autonome afin que soit assurée l’exigence d’application uniforme du droit de l’Union. Le recours à la qualification autonome avait pourtant été exclu par l’Avocat Général SZPUNAR, qui, dans ses conclusions présentées le 20 avril 2016, optait pour une qualification lege causae. L’article 10 du règlement soumet en effet l’existence et la validité du contrat au droit qui serait applicable au contrat en vertu du règlement si celui-ci était valide. Il serait, partant, « impossible de déterminer le moment de la conclusion du contrat indépendamment du droit applicable » (§43) et, à suivre l’avocat général, celui-ci devrait être régi par la lex conctractus. La Cour relève toutefois que l’article 28 ne comporte aucun renvoi au droit des Etats membres et que le renvoi opéré par l’article 10 à la lex contractus n’est pas pertinent quant à la qualification à retenir du « moment de conclusion » du contrat en ce qu’il ne traite pas du champ d’application temporel du règlement. Les juges européens considèrent donc que cet article doit s’interpréter comme ne s’appliquant qu’aux « relations contractuelles nées du consentement mutuel des parties contractantes qui s’est manifesté à compter du 17 décembre 2009 » (§31). Cette interprétation est conforme à la volonté du législateur européen qui, contrairement à ce qu’avait proposé la Commission européenne dans sa proposition finale de règlement, n’a pas inclus dans le champ d’application temporel dudit règlement « les obligations contractuelles nées après son entrée en application », mais, plus restrictivement, « les contrats conclus à compter du 17 décembre 2009 ». La seule volonté des parties de poursuivre l’exécution du contrat postérieurement à cette date ne permet donc pas de soumettre la relation contractuelle aux dispositions du règlement. Elle exclut ainsi l’application immédiate du règlement aux effets futurs des contrats conclus antérieurement à son entrée en vigueur. Plus encore, la Cour considère que toute modification contractuelle postérieure au 17 décembre 2009 ne peut suffire à faire entrer ce contrat dans le champ d’application temporel du règlement afin que soit protégé le principe de sécurité juridique et, partant, la prévisibilité de la loi applicable aux obligations contractuelles.

Les juges européens considèrent toutefois qu’une modification contractuelle « d’une telle ampleur que celle-ci se traduirait, non pas par une simple actualisation ou adaptation dudit contrat, mais par la création d’un nouveau rapport juridique » (§37) justifie que celui-ci soit soumis au règlement Rome I. En effet, le contrat initial devrait, dans cette hypothèse, être considéré comme ayant été remplacé par un nouveau contrat, soumis, lui, au règlement Rome I. La Cour ne se prononce cependant pas directement sur le fait de savoir si la réduction unilatérale de la rémunération constitue une modification d’une ampleur telle qu’un nouveau contrat doive être considéré comme ayant été conclu, elle laisse donc à la juridiction de renvoi le soin de trancher cette question. Dès lors, si la qualification lege causae a été exclue, le recours à la lex causae, qui correspond en l’espèce également à la lex fori, reste nécessaire au stade de l’appréciation de l’importance de la modification contractuelle. L’extension du champ d’application du droit de l’Union à laquelle vient d’aboutir la Cour de Justice est audacieuse mais reste toutefois mesurée. Elle est en effet limitée aux modifications contractuelles d’envergure dont l’appréciation est soumise à un contrôle in concreto exercé par les juridictions nationales. Celles-ci sont finalement garantes d’un juste équilibre entre, d’une part, le respect des prévisions des cocontractants et, d’autre part, la volonté de ne pas assujettir pendant une trop longue période un nombre important de contrats à différentes règles juridiques en leur octroyant le bénéfice des dispositions nouvelles lorsqu’une importante modification contractuelle est intervenue. Cette jurisprudence ouvrira sans doute la voie à de nouveaux contentieux quant à la détermination de la loi applicable à un contrat ayant fait l’objet d’une modification et invitera certainement la Cour de Justice à apporter de nouvelles précisions, et ainsi, peut-être, à dégager une notion autonome de la modification contractuelle. Cette détermination de l’applicabilité temporelle du règlement Rome I constituait en l’espèce un enjeu majeur quant au régime juridique applicable aux lois de police étrangères.

B. Les enjeux de la détermination de l’applicabilité du règlement Rome I en matière de lois de police étrangères

Comme chacun le sait, les lois de police correspondent aux dispositions visant la satisfaction d’intérêts étatiques spécifiques qui, en raison de leur objectif, sont applicables directement, quel que soit le droit régissant la situation juridique litigieuse en vertu des règles de conflit normalement applicables. Au titre des lois de police étrangères, la Convention de Rome prévoyait à son article 7 qu’il « pourra être donné effet aux dispositions impératives de la loi d’un autre pays avec lequel la situation présente un lien étroit ». Autrement dit, cet article, sans pour autant contraindre les Etats à appliquer les lois de police étrangères, en les soumettant au respect de l’efficacité de la politique législative unilatéralement déterminée d’un Etat étranger, permettait aux Etats membres de leur donner effet. Cette faculté permet ainsi de prendre en compte les intérêts étatiques en jeu et assure une meilleure circulation des décisions de justice. Elle favorise également la cohérence des solutions judiciaires et, partant, participe à la confiance mutuelle entre les Etats membres en limitant le phénomène du forum shopping. Elle faisait toutefois peser sur les instances chargées d’appliquer le droit, un pouvoir délicat de pondération des intérêts divergents des Etats, susceptible de remettre en cause la sécurité des échanges économiques. C’est conscient de cette difficulté que le législateur européen avait, par l’article 22§1a), offert la possibilité aux Etats parties de faire des réserves aux dispositions de la Convention en vue de ne pas appliquer cet article ; possibilité à laquelle ont eu recours l’Allemagne, l’Irlande, la Lituanie, le Luxembourg, le Portugal, la Slovénie ou encore, mais cela ne surprendra guère, le Royaume-Uni.

Les controverses suscitées par l’article 7 se sont manifestées durant les travaux préparatoires du règlement Rome I. La référence aux lois de police d’un Etat qui « présente des liens étroits avec le contrat concerné » retenue par la proposition finale de la Commission n’a, au terme d’un compromis politique rappelant d’ailleurs la solution retenue par le droit anglais en matière de contrats internationaux[5], finalement pas été adoptée par le législateur européen qui a souhaité restreindre les perturbations du système de conflit de lois engendrée par l’application de cette méthode concurrente. En effet le troisième paragraphe de l’article 9 du règlement Rome I ne permet de donner effet qu’aux lois de police du pays dans lequel les obligations découlant du contrat doivent être ou ont été exécutées et dans la mesure où celles-ci rendent l’exécution du contrat illégale. La prise en compte des lois de police étrangères, par ce nouvel instrument insusceptible de faire l’objet d’une réserve eu égard à sa nature réglementaire et non conventionnelle, n’est donc désormais possible que dans des hypothèses strictement circonscrites. Cet article identifie ainsi limitativement les lois de police étrangères susceptibles d’être appliquées à l’aide d’un double critère d’origine et d’objet. Cet article, et notamment l’expression « donner effet », a cependant suscité de nombreuses controverses consistant, en substance, à savoir s’il s’agit d’une désignation permettant l’application des lois de police étrangères en lieu et place de la loi désignée par la règle de conflit de lois, ou s’il s’agit plutôt d’une prise en considération, en tant qu’élément factuel extérieur au for, des lois polices étrangères dans le cadre de l’application de la lex causae. C’est à ce débat doctrinal d’envergure que la Cour de Justice est venue apporter une réponse attendue, encadrant ainsi l’application du règlement Rome I.

2. L’application encadrée du règlement Rome I

 C’est par une interprétation stricte de l’article 9§3 du règlement Rome I que les juges européens ont, par cet arrêt, refusé l’application des lois de police autres que celles du lieu d’exécution du contrat (A), ce qui n’empêche toutefois pas les Etats de les prendre en considération, en tant qu’élément de fait, dans l’application de la lex causae (B).

A. L’application refusée des lois de police étrangères autres que celles du lieu d’exécution du contrat

Eu égard à sa formulation énonciative, l’article 9§3 du règlement Rome I semblait créer une sorte de vacuum legis quant à la question des lois de police autres que celles du lieu d’exécution du contrat, ce qui avait incité certains auteurs à estimer que leur application ne porterait pas atteinte au règlement[6]. La question était donc celle du caractère exhaustif ou non des critères retenus par cet article. La Cour de Justice considère à ce titre que les lois de police constituent une dérogation, en vue de la satisfaction des intérêts étatiques, au principe de l’autonomie de la volonté qui participe, lui, à la protection des intérêts privés. Dès lors, en tant qu’exception, les juges européens estiment que le recours à cette méthode concurrente doit faire l’objet d’une interprétation stricte. La possibilité d’appliquer l’ensemble des lois de police des Etats avec lesquels le contrat présente un lien ne serait en effet pas en mesure d’assurer l’objectif de prévisibilité des règles matérielles applicables au contrat. Plus encore, elle serait susceptible de nuire à la protection du travailleur recherchée par les règles de conflit retenues. Dissipant les doutes que la formulation prudente et quelque peu sibylline de cet article avait pu faire naitre, la Cour conclut que celui-ci « doit être interprété comme excluant que le juge du for puisse appliquer, en tant que règles juridiques, des lois de police autres que celles de l’Etat du for ou de l’Etat dans lequel les obligations contractuelles découlant du contrat doivent être ou ont été exécutées » (§50). Par une interprétation a contrario, ce considérant implique que l’Etat qui « donne effet » aux lois de police du lieu d’exécution des obligations contractuelles ne tient pas simplement compte de celles-ci dans le cadre de l’application de la lex causae mais les appliquent, en tant que règles juridiques, en lieu et place de la lex causae. La précision apportée quant à la nature juridique de lois de police étrangères limitativement désignées par l’article 9 du règlement, désormais élevées au rang de normes juridiques, est bienvenue en ce qu’elle leur confère un caractère obligatoire dont l’application reste, elle, à la discrétion du for qui tranchera en fonction notamment des conséquences de son application ou de sa non-application. L’application des lois de police étrangères permet ainsi, par un raisonnement en termes de proportionnalité de l’atteinte causée aux intérêts en présence, de prendre en compte la part nécessaire de l’unilatéralisme dans la résolution bilatérale des conflits de lois. Estimer l’inverse – c’est-à-dire, analyser les lois de police étrangères du lieu d’exécution comme de simples éléments de fait pouvant être partiellement pris en compte dans l’application de la lex causae – aurait privé de son intérêt la règle prévue par l’article 9§3 du règlement.

Le refus de reconnaître aux Etats membres la possibilité d’appliquer, en tant que règles juridiques, des lois de police autres que celles du lieu d’exécution était dès lors inévitable afin de conserver l’efficacité des règles de conflit retenues. Ce refus est d’autant plus clairement affirmé que la Cour précise que la mise en œuvre du principe de coopération loyale ne permet pas d’aboutir à une autre conclusion. En effet, si les lois grecques relatives à la réduction du déficit public ont été prises conformément à ce principe sur lequel se fondent certaines dispositions de la décision 2010/320, celui-ci ne semble opposable qu’à la République hellénique. Il n’autorise pas les autres Etats membres à contourner les obligations imposées par le droit de l’Union, en l’espèce le respect des règles de conflits de lois applicables en matière de contrat de travail. Partant, ce principe n’est pas de nature à permettre à la juridiction d’un Etat membre de faire abstraction du caractère exhaustif de l’énumération des lois de police auxquelles il peut être donné effet, c’est-à-dire susceptibles d’être appliquées à la place de la loi désignée par la règle de conflit. Sa protection ne peut donc justifier que l’Allemagne applique, en tant que règles juridiques, les lois de police grecques en vue de permettre à cet Etat de s’acquitter de ses obligations à l’égard de l’Union. Mais si la seule loi allemande était applicable au rapport juridique litigieux, cela n’empêche pas pour autant le juge saisi de prendre en considération, dans le cadre de l’application de la loi allemande, les lois de police grecques au titre d’éléments de fait librement appréciables par le juge saisi. Le principe de coopération loyale, sans pour autant permettre d’appliquer une loi de police étrangère autre que celle du lieu d’exécution, pourrait alors inciter la juridiction de renvoi à prendre celle-ci en considération dans le cadre de l’application de la loi allemande au regard des conséquences néfastes qui découleraient de son absence de prise en considération pour la République hellénique.

B. La prise en considération acceptée des lois de police étrangères autres que celles du lieu d’exécution du contrat

Alors que la Commission européenne estimait dans ses observations que l’article 9§3 exclut toute possibilité de tenir compte des lois de police étrangères, l’avocat général considéra, de manière assez convaincante pour être suivi par la Cour, que la prise en considération des lois de police étrangères, dans le cadre de l’application du droit désigné ne remet pas en cause l’application exclusive de la lex causae. En effet, la technique de la prise en considération de la norme juridique comme élément de fait, contrairement à l’application de la norme juridique, ne constitue pas une dérogation à l’application de la lex causae. Au contraire, elle relève du pouvoir souverain et de la marge nationale d’appréciation des juges quant à l’application concrète des dispositions de la loi désignée. Cette technique se situe ainsi en dehors du champ d’application du règlement dont la fonction est de désigner le droit applicable au litige et non pas de dicter les modalités d’application de celui-ci aux juridictions nationales. Dès lors, la prise en considération des lois de police autres que celles du lieu d’exécution ne peut être contraire au droit de l’Union européenne. C’est ce que confirma la Cour en estimant que « l’article 9 dudit règlement ne s’oppose pas à la prise en compte, en tant qu’éléments de fait, des lois de police d’un autre Etat […] dans la mesure où une règle matérielle du droit applicable au contrat, en vertu des dispositions du même règlement, la prévoit » (§52). Autrement dit, les juges européens permettent à la juridiction de renvoi de prendre en considération une loi de police étrangère comme un élément de fait dans l’application des dispositions matérielles du droit désigné comme applicable selon le règlement. La loi de police étrangère sera ainsi insérée dans la mineure du syllogisme judiciaire et analysée comme local-datum[7], c’est-à-dire une donnée permettant l’interprétation d’une notion-cadre prévue par la lex causae, telle que la force majeure, la bonne foi, les bonnes mœurs ou encore l’intérêt légitime. En l’espèce, la juridiction allemande pourrait donc considérer la loi de police grecque comme un élément de fait justifiant une révision de la rémunération prévue par le contrat de travail pour imprévision résultant du bouleversement des circonstances économiques et de la nécessité de combler le déficit de la dette grecque. Contrairement à la solution prévue par le droit français jusqu’à la réforme du droit des contrats introduite par l’ordonnance du 10 février 2016[8], la révision du contrat pour imprévision est en effet admise en droit allemand depuis fort longtemps sur la base de l’ancien article 242 de l’EGBGB.

Consciente de l’impossibilité de rendre un Etat totalement imperméable aux normes d’un autre ordre juridique, la Cour reconnaît ainsi une certaine efficacité indirecte aux lois de police provenant d’un autre Etat que celui du lieu d’exécution du contrat. Répondant à la fois au souci de respecter les souverainetés étatiques et d’assurer une harmonie internationale des solutions, l’admission de la prise en considération doit être d’autant plus favorablement accueillie qu’elle participe à la réalisation de la justice matérielle tout en conservant l’intégrité du système conflictuel. Partant, cette technique, admise par la pratique judiciaire allemande, favorisera la reconnaissance et l’exécution de la décision allemande sur le territoire grec. L’arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne ne présente donc pas seulement le mérite de clore un débat doctrinal d’envergure mais permet, in fine, l’adoption d’une décision équitable et participe, de manière informelle, à une meilleure coordination des ordres juridiques nationaux.

 

[1] V. notamment D’AVOUT (L.), « Le sort des règles impératives dans le règlement Rome I », D. 2008, p. 2165s. ; LAGARDE (P.) et TENENBAUM (A.), « De la convention de Rome au règlement Rome I », RCDIP, 2008, p. 727s., spéc. n°47s. ; DE VAREILLES SOMMIERES (P.), « Lois de police et politique législative », RCDIP, 2011, p. 207s. spéc. n°58s. ; MAYER (P.), « Lois de police », Répertoire Droit international, Dalloz, 1998 ; FRANCK (S.), « Règlement Rome I (obligations contractuelles), Répertoire Droit international, Dalloz, 2013, spéc. n°203s.

[2] Loi grecque n°3833/2010 du 14 mars 2010 portant mesures urgentes aux fins de surmonter la crise des finances publiques et loi grecque n°3485/2010 du 6 mai 2010 portant mesures aux fins d’application du mécanisme de soutien à l’économie hellénique des pays membres de la zone euro et du Fonds monétaire international.

[3] Cette règle de conflit de lois à coloration matérielle, visant à protéger la partie faible au sein de ce contrat déséquilibrée, initialement inscrite à l’article 6.2.a) de la Convention de Rome, est désormais prévue à l’article 8 du règlement Rome I.

[4] La jurisprudence allemande considère en effet que l’article 34 de la loi introductive au Code civil allemand, l’EGBGB, n’exclut pas que les lois de police étrangères puissent être prises en considération, au moins en tant qu’élément de fait, dans le cadre de normes juridiques du droit matériel « nécessitant d’être précisées ».

[5] V. Court of Appeal, Ralli Bros v. Compania Niviera Sota y Aznar [1920], 2 K.B. 287 dans laquelle la juridiction anglaise a accepté l’application de la loi de police espagnole du lieu d’exécution du contrat rendant partiellement celui-ci illégal en lieu et place de la loi anglaise normalement applicable.

[6] V. en ce sens DE VAREILLES SOMMIERES (P.), « Lois de police et politique législative », RCDIP, 2011, p. 207s. n°67.

[7] V. en ce sens FOHRER-DEDEURWAERDER (E.), La prise en considération des normes étrangères, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, tome 501, 2008, spéc. p. 262s, n°374s.

[8] Revenant sur la célèbre solution dégagée dans l’affaire Canal de Crapone du 8 mars 1876, le nouvel article 1195 du Code civil prévoit que « si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant ».