L’arrêt Bolagsupplysningen (CJUE GC 17 octobre 2017, C‑194/16) est une révolution tranquille. Prenant appui sur les solutions antérieures tout en les réaménageant fortement, il fait basculer l’approche multisite des atteintes aux droits de la personnalité sur Internet dans un nouveau monde où la localisation de ces atteintes, en cas de demande de retrait ou de modification des contenus sur Internet, se résume en pratique à deux chefs principaux de compétence : le juge du défendeur et le juge du demandeur[1].
L’affaire et le cadre juridique
Une société de droit estonien s’estime victime d’une atteinte à ses droits de la personnalité en raison de la diffusion sur un site édité par une entreprise suédoise en langue suédoise, de propos mettant en cause sa probité et son professionnalisme. Cette dernière y est, en effet, inscrite sur une « liste noire » et des commentaires l’accusent notamment d’actes de fraude et de tromperie.
La juridiction estonienne est saisie par l’entreprise estonienne au titre d’une action dirigée contre l’entreprise suédoise et tendant à la réparation du dommage ainsi potentiellement provoqué. A la suite de différentes procédures, la juridiction nationale présente plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne.
Les questions préjudicielles posées par le juge de renvoi concernent l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.
S’agissant de cette affaire, les trois questions posées par la Cour de justice ont porté en substance sur le point de savoir quel(s) juge(s) pouvai(en)t avoir à connaître des demandes présentées par l’entreprise estonienne en vue de la réparation du préjudice subi.
Les réponses apportées par la Cour de justice à ces interrogations sont à la fois une réitération et précision des solutions antérieures et une modification importante de celles-ci.
Réitération et précision des solutions antérieures
La Cour de justice est saisie du double point de savoir 1° si l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une personne morale, qui prétend que ses droits de la personnalité ont été violés par la publication de données inexactes la concernant sur Internet et par la non‑suppression de commentaires à son égard, peut former un recours tendant à la rectification de ces données, à la suppression de ces commentaires et à la réparation pécuniaire de l’intégralité du préjudice subi devant les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts, et 2°, dans l’affirmative, quels sont les critères et les circonstances à prendre en compte pour déterminer ledit centre des intérêts.
Sur le premier point, la Cour de justice rappelle les trois principes d’interprétation autonome, de proximité et de prévisibilité qui président à l’interprétation de ces dispositions du règlement de Bruxelles 1 bis (arrêt, points 24 à 28). La détermination du juge territorialement compétent résulte de manière uniforme de l’interprétation du texte européen par la Cour de justice. Ce juge doit entretenir des liens étroits avec le litige de manière à garantir bonne administration de la justice et une organisation utile du procès, notamment sur le terrain de la collecte et la gestion des éléments de preuve. Enfin, la solution retenue doit être prévisible pour les parties, spécialement pour le défendeur qui doit pouvoir identifier à l’avance devant quelle(s) juridiction(s) il est susceptible d’être attrait.
Le juge européen poursuit classiquement son analyse en s’appuyant sur les deux principales décisions qui dessinent le droit positif actuel sur le sujet des atteintes multiterritoriales aux droits de la personnalité (CJCE, 7 mars 1995, Shevill, aff. C-68/93 ; CJUE, 25 oct. 2011, eDate Advertising, C-509/09 et C-161/10). Appliquant cette dernière jurisprudence au cas présent, elle estime que « Les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre des intérêts de la personne concernée [par les contenus en ligne] sont (…) les mieux placées pour apprécier l’impact de tels contenus sur les droits de la personne concernée » (arrêt point, 34).
Sur le second point, la Cour développe, aux termes d’une motivation pas inintéressante mais quelque peu alambiquée (arrêt, points 36 à 43), une analyse du centre des intérêts de la personne lésée. La question appelait, en effet, une précision de la part du juge européen, dans la mesure où, dans sa jurisprudence antérieure, il n’avait eu à connaître que de cas mettant en scène des personnes physiques, demanderesses à la protection des droits de la personnalité. Elle considère ainsi que « Lorsque la personne morale concernée exerce la majeure partie de ses activités dans un État membre autre que celui de son siège statutaire, cette personne peut attraire l’auteur présumé de l’atteinte au titre du lieu de la matérialisation du dommage dans cet autre État membre (arrêt, point 44).
Une importante modification
La déclinaison des solutions antérieures à ce cas d’atteintes aux droits de la personnalité d’une personne morale sur Internet connaît, dans l’arrêt, un point de rupture important.
Dans l’approche traditionnelle du juge territorialement compétent en cas d’éclatement du délit sur plusieurs territoires (on trouvera dans les conclusions de l’Avocat général Bobek une présentation didactique des différentes solutions), une distinction était faite entre les juridictions pouvant connaître de l’intégralité du dommage et celles ne pouvant statuer que sur les dommages matérialisés sur le territoire national. S’agissant spécialement des atteintes portées par Internet, la juridiction du pays du fait générateur du dommage (c’est-à-dire principalement du lieu de résidence ou d’établissement de la personne responsable du contenu en ligne) et la juridiction du pays du centre des intérêts de la victime (voir les explications ci-dessus) pouvaient connaître de la réparation de l’intégralité du dommage. En revanche, les juridictions des autres territoires où le contenu en ligne est accessible ne pouvaient connaître que des demandes en réparation afférentes respectivement à chacun de ces territoires.
Si la première solution est confirmée par la Cour de justice dans l’arrêt sous commentaire, la seconde est infirmée. En matière d’atteintes aux droits de la personnalité sur Internet, la victime ne peut former, au titre de l’article 7(2) du règlement (UE) no 1215/2012, un recours tendant à la rectification de ces données et à la suppression de ces commentaires que devant deux types de juridictions : celles du responsable de la mise en ligne du contenu, c’est-à-dire généralement celles du défendeur ou celles du centre de ses intérêts, c’est-à-dire généralement celles du demandeur (arrêt, point 48).
Pour les demandes autres que celles en réparation en nature (on rappellera que la cessation d’un dommage continu – ici le retrait ou la modification du contenu en ligne – est une forme de réparation en nature), c’est-à-dire pour les demandes en réparation par équivalent (dommages et intérêts), la solution antérieure semble pouvoir continuer à s’appliquer. En tout cas, elle n’est pas infirmée par la Cour de justice.
La recherche d’une justification : passage de l’ancien monde (terrestre) au nouveau monde (numérique) et les limites de l’analyse proposée
La modification apportée par la Cour de justice à sa jurisprudence antérieure s’inscrit dans la volonté de faire entrer les constructions du droit international privé, conçues dans et pour le monde terrestre, dans une nouvelle réalité : le monde digital. La raréfaction des juges territorialement compétents pour connaître des demandes tendant à la rectification/suppression de données en ligne à laquelle procède la Cour de justice rend compte d’un phénomène de décollement des situations du monde terrestre, chaque fois qu’elles entrent dans l’environnement numérique. Cet environnement, on peut lui donner le nom de datasphère (voir sur ce thème, l’analyse proposée avec notre collègue informaticien, S. Grumbach, La sphère des données et le droit : nouvel espace, nouveaux rapports aux territoires, Journal du Droit international 2016/4, Variétés 6, p. 1153). Il ne remplace pas le monde terrestre, il s’ajoute à lui. Mais son existence suppose de reconsidérer les règles traditionnelles en prenant en compte l’existence d’un nouvel espace et de nouveaux rapports aux territoires terrestres.
C’est ce que fait ici la Cour de justice. Par une formule particulièrement bien sentie (bien meilleure que le jargon habituel sur la cybernétique ou l’Internet) qui rend parfaitement compte du phénomène de circulation totale des contenus ici à l’œuvre (voir sur ce thème, le projet IFITIS), elle prend appui sur « la nature ubiquitaire des données » (arrêt, point 48 préc.) pour singulariser les points de contact envisageables avec le monde terrestre. Au lieu, en effet, de les considérer tous, c’est-à-dire de n’en considérer aucun, elle ne retient que deux lieux pour définir la juridiction compétente : le juge du demandeur ou le juge du défendeur. Au titre de l’article 7(2) du règlement de Bruxelles 1 bis, deux juges sont territorialement compétents dans leur rapport à la datasphère, pour appréhender la modification ou le retrait de contenus sur Internet susciptibles de violer un droit de la personnalité.
La Cour de justice doit cependant veiller à ne pas se faire (re)prendre au piège du vieux monde et cela pour deux raisons principales. D’une part elle semble dire dans sa décision que le retrait ou la suppression du contenu en ligne sera de nature à faire cesser intégralement le dommage. La réalité de la datasphère est tout autre. La mémoire du Net est éternelle. Le retrait d’un contenu d’un site réduit évidemment fortement sa visibilité. Mais il ne le fait pas disparaître totalement. D’autre part, il ne faut pas oublier que la portée des solutions ici dégagées est limitée à l’espace européen. Ce qui vaut pour l’UE ne vaut pas nécessairement pour le reste du monde et il est certain que dans leur pratique décisionnaire, d’autres juges, d’Etats tiers, pourront toujours être tentés de jouer le vieux monde contre le nouveau monde.
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[1] Ce billet est tiré d’un commentaire plus développé à paraître dans la Revue Légipresse. Nous remercions sa directrice de rédaction de nous avoir autorisé à faire paraître cette version réduite, adaptée au format du blog.