par Guillemine Taupiac- Nouvel, IRDEIC
L’arrêt rendu le 1er mars 2012 par la Cour suprême de la République d’Irlande met en lumière la délicate application d’un instrument de coopération judiciaire pénale nouvellement fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle entre les Etats de l’Union européenne. La décision prise à l’unanimité des cinq juges de la Supreme court de refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen (MAE) émis par la France ne surprend pas en soi.
Plus inattendues, en revanche, sont les raisons qui justifient ce refus. Le raisonnement des plus hauts magistrats irlandais, et le travail d’exégèse des textes européen et national qui le sert, renvoient à la question de la cohérence de l’espace pénal européen.
Un individu, citoyen anglais vivant en Irlande, est poursuivi en France pour le meurtre en 1996 d’une jeune femme, citoyenne française, commis dans le sud de l’Irlande. Les autorités irlandaises décident de ne pas poursuivre cette personne, alors que la France émet un MAE le 19 février 2010. Par un jugement en date du 18 mars 2011 la High Court accorde l’exécution du mandat d’arrêt et ordonne la remise de l’intéressé à la France. Mais dans un jugement du 13 avril 2011, sur saisine de l’individu visé par le MAE, la même juridiction soulève une « question de droit d’une exceptionnelle importance » autorisant qu’un appel contre la décision de remise soit interjeté devant la Supreme Court. Précisément, relève de la « protection de l’intérêt public national » la question de savoir s’il est possible d’interdire l’exécution d’un MAE lorsque la compétence répressive de l’Etat d’émission (la France) au fondement du MAE n’est pas territoriale (compétence personnelle passive ici) et que l’Etat d’exécution (l’Irlande) sur le territoire duquel l’infraction a été commise a décidé de ne pas engager de poursuites contre la personne visée par le MAE ?
La Supreme Court va répondre à cette question principale relative à l’articulation entre les conflits de compétences répressives et les règles de fonctionnement du MAE. Il est cependant intéressant de relever, à charge d’une prochaine étude sur ce point, que les cinq juges ont considéré dans cette affaire qu’un mandat d’arrêt émis par le juge d’instruction français n’était pas un acte de procédure suffisamment avancé pour permettre la remise par l’Irlande de la personne poursuivie. La rupture se marque avec la décision-cadre de 2002 et l’application jusqu’ici faite du MAE dans l’Union européenne.
La difficulté devient par conséquent celle de la cohérence qui s’affiche comme un objectif de plus en plus lointain dans ce domaine. Rappelons que la reconnaissance mutuelle offre depuis 1999 un mécanisme de libre circulation des décisions répressives entre les Etats membres. A ce titre, chacun des instruments de mise en œuvre de la reconnaissance mutuelle doit s’articuler avec des principes classiques, inhérents au droit pénal extranational. Ainsi, quand la décision-cadre de 2002 prévoit des motifs de refus d’exécution d’un MAE fondés sur la compétence territoriale de l’Etat d’exécution, ou encore la particularité de certaines compétences répressives dites extraterritoriales et non admises par tous les Etats, les conflits de compétences répressives ne doivent pas devenir une limite systématique à la reconnaissance mutuelle.
Or, en l’absence, malgré quelques tentatives avortées, d’un droit européen des conflits de compétences pénales qui harmoniserait les critères de rattachement et/ou proposerait des solutions aux conflits de compétences (juridictionnelles et légales), la réponse se trouve, pour l’instant, dans l’interprétation et l’application de ces dispositions par les juridictions nationales principalement. A ce stade où il devient vraiment possible de mesurer l’ampleur de la marge d’appréciation de ces dernières dans la mise en œuvre du droit pénal européen, l’arrêt du 1er mars 2012 de la Supreme Court révèle l’oscillation entre souci de conformité au droit dérivé européen et protection des intérêts nationaux.
En l’espèce, il semble qu’il faille bien distinguer, à l’instar des cinq jugements individuellement rendus par les juges de la Cour Suprême, entre le motif de refus relatif aux conflits de compétences répressives et le second consistant à pouvoir refuser d’exécuter un MAE lorsqu’une autorité nationale aurait au préalable décidé de ne pas engager des poursuites. Cette distinction est d’autant plus importante que le jugement se positionne ici essentiellement sur les conflits de compétences dans le mécanisme du MAE.
L’appelant argue que selon les termes de l’article 44 de la loi de transposition irlandaise de 2003, reprenant l’article 4§7 de la Décision-cadre de 2002, sa remise à la France doit être refusée. Ces dispositions offrent en effet aux autorités nationales la possibilité de refuser l’exécution d’un MAE émis par un Etat sur le fondement d’une compétence répressive extraterritoriale qui est juridiquement inexistante dans l’Etat destinataire. Ici, la compétence répressive de l’ordre juridique français est basée sur le principe de la personnalité passive inconnu des systèmes de Common law.
La High Court avait considéré que ce motif de refus facultatif ne peut s’appliquer en l’espèce dès lors qu’il supposerait que les faits soient commis hors du territoire de l’Etat d’exécution, autrement dit dans un Etat tiers. La Cour suprême retenant une interprétation divergente des textes, répond, elle, que si les termes de la loi irlandaise ne sont pas suffisamment clairs alors ils doivent être appréhendés à la lumière des travaux préparatoires et négociations pour l’adoption de l’article 4§7 de la décision-cadre. Selon le juge Denham, Chief Justice d’Irlande ( Présidente de la Supreme Court), ce texte est une rémanence du principe de réciprocité de compétences connu de la coopération judiciaire pénale classique.
Ce faisant, et au regard de l’esprit de la Convention d’extradition de 1957, l’Irlande ne connaissant pas le principe de la personnalité passive est en droit refuser d’exécuter le MAE émis par la France. Mais une interprétation de l’article 4§7 à la lumière de la Convention d’extradition de 1957, et des réserves souverainistes opposées par les Etats membres lors des négociations du MAE, est-elle vraiment en adéquation avec l’esprit de la construction de l’espace pénal européen depuis 1999 ? Les principes présidant à la mise en place de la reconnaissance mutuelle en matière pénale ne doivent-ils pas se substituer aux paradigmes de la coopération judiciaire internationale classique ? En toute hypothèse, à chaque nouvelle divergence d’interprétation d’une même disposition entre les juges d’un même Etat, puis entre les Etats membres, le besoin de garantir une cohérence de la répression dans l’ELSJ se fait pressant…