par Amélie Da Fonseca, CDRE
C’est une première. La Cour européenne des droits de l’homme avait, à l’appui d’une jurisprudence bien établie, déjà mis en garde les juridictions nationales contre tout refus arbitraire de renvoyer une question en interprétation au juge de l’Union. Cette fois, elle a franchi le pas et décidé que le constat de l’absence de motivation d’un tel refus emporte violation du droit à un procès équitable.
L’affaire Dhahbi c. Italie, jugée ce 8 avril, concerne un ressortissant aujourd’hui italien mais de nationalité tunisienne à l’époque des faits. Admis sur la base d’un permis de séjour et de travail régulier, le requérant vivait en Italie avec son épouse et leurs quatre enfants, et il occupait un emploi. La loi italienne l’excluait pourtant du bénéfice de l’allocation de foyer familial (allocation pour les familles nombreuses), réservée aux seuls nationaux et ressortissants de l’UE.
Devant les juridictions italiennes, le requérant conteste la différence de traitement dont il fait l’objet et demande à ce que soit posée une question préjudicielle à la Cour de justice, portant sur l’interprétation de l’Accord euro-méditerranéen conclut entre l’Union européenne et la Tunisie, qui proscrit les discriminations à l’égard des travailleurs tunisiens en matière sociale. Demande restée vaine, la Cour de cassation le déboutant sans procéder au renvoi. D’où sa saisine du juge européen de Strasbourg.
Deux questions se posent devant la Cour européenne. Sur le fond d’abord, il s’agit de déterminer si l’exclusion du bénéfice de l’allocation de foyer familial constitue ou non une discrimination fondée sur la nationalité. Sur ce point, pas de surprise a priori puisque la Cour reprend un raisonnement classique de sa jurisprudence pour constater la discrimination. Sur la procédure ensuite, il appartient au juge de la Convention de déterminer si le refus de la Cour de cassation italienne d’opérer un renvoi préjudiciel à la Cour de justice est contraire au droit à un procès équitable. Si rien de nouveau n’apparaît quant à la méthode, puisque la Cour européenne reprend les canons de sa jurisprudence antérieure en la matière, c’est la première fois qu’un tel examen aboutit à une condamnation.
Entre sentiment de déjà – vu et apparence de (r)évolution, les enseignements de l’arrêt Dhahbi c. Italie ne sont pas uniquement là où l’on s’attend à les trouver.
1. Le déjà – vu
Etudiée sous ses deux dimensions – droit à un procès équitable et principe de non discrimination – la décision ne suscite aucun étonnement quant aux méthodes employées ni aux condamnations qui en découlent.
Le refus arbitraire d’une juridiction nationale de poser une question en interprétation à la Cour de justice porte atteinte au droit à un procès équitable.
À tous ceux qui ont suivi les récents développements de la jurisprudence strasbourgeoise, cette affirmation n’apparaît pas surprenante. En effet, le contrôle de la conventionnalité du refus, par une juridiction nationale de dernière instance, de poser une question préjudicielle en interprétation à la Cour de justice n’est pas nouveau. Son principe même découle d’une jurisprudence ancienne de la Cour européenne, et avant elle de la Commission.
Dès 1993, la Commission énonçait la possibilité du contrôle de la motivation de tels refus (Société Divagsa c. Espagne). Plus d’une vingtaine de décisions ont suivi, jusqu’à l’affaire Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique de 2011. Dans cet arrêt, la Cour dépasse le stade de la recevabilité et, faisant preuve d’une grande pédagogie, détaille le raisonnement qui la conduit à considérer que l’absence de motivation de tels refus est contraire au droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la CEDH.
Brièvement, rappelons que le contrôle de la Cour se fonde sur une interprétation dynamique de l’article 6 § 1 de la Convention qui, s’il ne garantit pas en tant que tel un droit au renvoi préjudiciel, impose que l’équité de la procédure soit respectée. Or selon la Cour, l’équité requise met à la charge des juridictions nationales de dernier ressort une obligation de motiver les décisions par lesquelles elles s’abstiennent d’opérer un renvoi préjudiciel en interprétation. L’examen de la Cour concerne ainsi uniquement l’existence de la motivation et non son bien-fondé.
Dans l’arrêt Vergauwen, rendu en avril 2012, le juge de la Convention reprend le sens de sa jurisprudence Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, tout en épargnant au lecteur les détails de la démonstration qu’il avait pris le soin de développer une année plus tôt.
Sans grande difficulté, la Cour européenne se fonde ici sur sa jurisprudence Vergauwen pour constater la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans l’affaire Dhahbi c. Italie. Il lui suffit d’observer qu’au cours de la procédure devant les juridictions de son Etat, le requérant a demandé à ce que soit posée à la Cour de justice une question en interprétation de l’article 65 de l’Accord euro-méditerranéen sans succès jusqu’en dernière instance, la décision de la Cour de cassation italienne ne faisant de surcroît aucune mention de cette demande.
Ainsi, rien d’étonnant dans cette condamnation, puisque la Cour européenne se contente d’appliquer un principe qu’elle a eu l’occasion de répéter maintes fois depuis le début des années 1990.
Une différence de traitement dans l’attribution d’une allocation familiale, exclusivement fondée sur la nationalité, constitue une discrimination contraire à la Convention.
Rappelons que le requérant, de nationalité tunisienne à l’époque des faits, s’est vu refuser le bénéfice de l’allocation de foyer familial au motif que la loi italienne réserve l’octroi de cette prestation sociale aux ressortissants de l’Union européenne. Afin d’apprécier si, en l’espèce, la différence de traitement est constitutive d’une discrimination contraire à l’article 14, combiné avec l’article 8 de la Convention, la Cour reprend sa méthodologie traditionnelle en la matière.
Toute une série de décisions relatives au principe de non discrimination, rendues dès le début des années 1980, vient en effet asseoir l’argumentation du juge. Des grands principes énoncés aux subtilités de la justification objective et raisonnable, en passant par la qualification de la différence de traitement, tout est repris d’une jurisprudence ancienne et bien établie de la Cour européenne.
C’est donc tout naturellement qu’après avoir constaté la différence de traitement dont le requérant fait l’objet alors qu’il se trouve dans une situation similaire aux ressortissants de l’Union ayant une famille nombreuse, le juge de la Convention cherche à savoir s’il existe une justification objective et raisonnable à cette différence de traitement fondée sur la nationalité. A l’occasion de cet examen, la Cour reconnaît que la protection des intérêts budgétaires de l’Etat, justification avancée par le gouvernement italien, constitue un but légitime.
Ce but ne satisfait cependant pas au test de proportionnalité dès lors qu’en présence de différences de traitement exclusivement fondées sur la nationalité, « seules des considérations très fortes » sont susceptibles de justifier la rupture de l’égalité de traitement au regard du principe de non discrimination garanti par l’article 14 de la Convention.
Là encore, rien de nouveau dans cette condamnation par la Cour de la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
2. La (r)évolution
Le double intérêt de cette affaire, tant prise sous l’angle du droit à un procès équitable que sous celui de l’égalité de traitement, réside dans l’observation des relations entre le droit de la Convention et le droit de l’Union européenne. Bien qu’il ne crée pas la surprise, cet arrêt est riche d’enseignements des deux points de vue.
La Cour européenne condamne un Etat pour absence de motivation du refus de renvoi préjudiciel en interprétation par sa juridiction nationale.
Si elle ne marque certainement pas une révolution, le principe d’une inconventionnalité ayant été consacré par la jurisprudence antérieure de la Cour européenne, on ne peut cependant pas occulter la primeur de cette décision. C’est la première fois que le contrôle opéré par la Cour dans ce cadre aboutit à une condamnation. Le dire est une chose, le faire en est une autre …
Une fois l’effet d’annonce dissipé, remarquons qu’en présence de telles espèces, la Cour de Strasbourg prend le soin de préciser, de manière systématique, que son examen se borne à une exigence formelle réduite à l’existence d’une motivation justifiant le refus. La Cour renvoie à ce titre les juridictions nationales à la jurisprudence Cilfit de la Cour de justice.
En atteste une décision d’irrecevabilité jugée en juin dernier (Stichting mothers of Srebrenica et autres c. Pays Bas), dans laquelle la Cour européenne se satisfait d’une motivation sommaire de la décision de la Cour suprême des Pays-Bas refusant de renvoyer une question préjudicielle. A cette occasion, le juge de la Convention précise que l’exigence de motivation n’implique pas pour la juridiction nationale une obligation de détailler, ni, pour lui-même, une vérification de l’adéquation de la motivation.
En l’espèce, la Cour de cassation italienne n’avait non seulement pas justifié son refus, mais plus encore, elle ne faisait aucune mention de la demande de renvoi préjudiciel formulée par le requérant. Ainsi, seuls les juges nationaux particulièrement distraits qui omettraient toute allusion à l’une des exceptions consacrées par la jurisprudence Cilfit dans leur décision, seront inquiétés. A cet égard, il ne fait aucun doute que les condamnations sur ce fondement demeureront rares. La portée de cette condamnation se révèle donc toute relative.
Au-delà, cette affaire est l’occasion de s’interroger sur les rapports que le juge de la Convention entretient avec le droit de l’Union européenne. En marge d’une adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme, dont le processus demeure pour l’heure au point mort, les ordres juridiques entretiennent des relations étroites, qui obligent les acteurs à composer.
Pour preuve l’immixtion, prudente et mesurée en l’espèce, de la Cour européenne dans le dialogue que les juridictions nationales cultivent avec la Cour de justice au travers de l’utilisation de cette procédure emblématique de l’Union européenne qu’est le renvoi préjudiciel. Avec bienveillance, la Cour européenne tient compte de la jurisprudence de la Cour de justice et de la particularité de l’ordre juridique de l’Union en insistant sur la singularité de la procédure préjudicielle telle que prévue par l’article 267 TFUE.
Entre impératif de protection des droits contenus dans la Convention, respect de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union et coopération avec la Cour de justice, la Cour de Strasbourg tente de remplir sa mission sans empiéter sur celle de son homologue luxembourgeoise.
Face à un tel enjeu, c’est à la faveur d’un exercice d’équilibriste parfaitement maitrisé que la Cour embrasse la pondération nécessaire au succès de son action.
La Cour européenne condamne une discrimination fondée sur la nationalité à l’égard d’un ressortissant d’un Etat tiers, par rapport aux ressortissants de l’Union européenne.
Sous l’angle du principe de non discrimination, l’intérêt de cette affaire ne réside pas dans la solution qui a consisté pour la Cour à condamner les discriminations en raison de la nationalité, mais dans le fait que la discrimination subie par le ressortissant d’un Etat tiers est observée à l’égard des ressortissants de l’Union européenne et non des nationaux italiens.
Alors même que la Cour européenne se borne à constater la différence de traitement telle qu’elle apparaît dans la législation nationale, l’observation de cet arrêt, combiné à d’autres décisions rendues récemment en la matière, conduit à s’intéresser à la notion de l’égalité de traitement telle qu’elle est conçue dans le cadre de l’Union européenne.
Pour comprendre, il faut dans un premier temps rappeler que la Cour de Strasbourg est amenée, lorsqu’elle tranche les litiges, à observer les lois nationales. Cela implique qu’en présence d’une affaire dans laquelle est en cause l’égalité de traitement en matière d’attribution d’allocations sociales, la Cour s’en réfère au contenu de la loi utile de l’Etat en cause.
En l’espèce, les dispositions de la loi italienne applicable octroient le bénéfice de l’allocation de foyer familial aux nationaux et aux travailleurs ressortissants de l’Union européenne. Les étrangers en provenance d’Etats tiers en sont totalement exclus. De fait, lorsque la Cour européenne cherche à savoir si le requérant, qui occupe un emploi, fait l’objet d’un traitement différent, elle étudie sa situation non pas au regard des nationaux mais à l’égard des ressortissants de l’Union.
Dans un second temps, il convient de mettre en perspective l’affaire Dhahbi c. Italie avec d’autres décisions rendues récemment par la Cour européenne. Si l’on s’attarde sur les jurisprudences Saidoun c. Grèce de 2010 et Ponomaryovi c. Bulgarie de 2011, on remarque qu’il n’est pas non plus question de la discrimination d’un étranger par rapport aux nationaux, mais bien par rapport aux ressortissants de l’Union européenne.
Dans les deux premiers cas, la discrimination est constatée à l’égard de deux réfugiées libanaise et syrienne et concerne l’attribution d’une allocation pour les familles nombreuses. Dans l’affaire Ponomaryovi, il était question d’une discrimination à l’encontre de deux enfants russes pour le bénéfice de la scolarité gratuite en Bulgarie. Ainsi, on remarque une assimilation des ressortissants de l’Union européenne aux nationaux dans les législations nationales pour le bénéfice de droits divers.
De toute évidence, le changement de perspective dans la jurisprudence strasbourgeoise n’est que le reflet de l’évolution des législations nationales, induite par le droit de l’Union lui-même, dans le sens d’une garantie de l’égalité de traitement entre ressortissants de l’Union et les nationaux.
Ce glissement des législations nationales s’est produit sous l’impulsion du droit de l’Union européenne, et plus particulièrement, pour l’affaire qui nous intéresse, du principe de la libre circulation des travailleurs. En effet, la directive 2004/38/CE, et avant elle le règlement n°1612/68 du Conseil, garantissent l’égalité de traitement des travailleurs européens quant à l’accès aux prestations sociales.
Dès lors, l’équation semble avoir changé : dans les Etats membres de l’Union, les discriminations ne jouent plus qu’envers les ressortissants des Etats tiers, le sort des ressortissants de l’Union étant dorénavant aligné sur celui des nationaux. L’assimilation n’est toutefois pas parfaite, puisque seules des catégories de personnes et des droits particuliers sont concernés. Le statut de citoyen de l’Union européenne, malgré la jurisprudence Grzelczyk de la Cour de justice (C-184/99), ne parvient pas à percer. En effet, le citoyen européen ne se confond pas avec les ressortissants nationaux. Il n’est assimilé à ces derniers que de manière ponctuelle, selon les casquettes qu’il revêt, la plus protectrice demeurant celle de l’individu « économiquement actif ».
Le chemin semble donc encore long jusqu’à la révolution.