par Jean-Sylvestre Bergé, EDIEC
La Cour de justice a délivré une ordonnance (rendue publique sur Internet ce jour) par laquelle elle rejette la question préjudicielle qui lui est posée par une juridiction pénale nationale (CJUE, ord., 19 mars 2015, Sébastien André, C-23/15).
Cette décision sonne comme un rappel à l’ordre : la Cour de justice, quand elle statue à titre préjudiciel en interprétation du droit européen, ne rend pas des avis désincarnés de droit. Explications sur la justice européenne et ses rapports à la justice nationale.
L’affaire, pour ce que l’on en sait, est parfaitement banale : un juge pénal national s’interroge sur la compatibilité de son droit national avec les libertés fondamentales de circulation consacrées par le TFUE (pour un examen systématique de la jurisprudence française sur ce sujet, voir les contributions de B. Thellier de Poncheville in chronique EDIEC de jurisprudence judiciaire française relative au droit de l’Union européenne, RTDE, n° de chaque année, depuis 2012).
Il décide d’en faire l’objet d’une question préjudicielle pour la Cour de justice. Sans plus de précisions, la question est libellée par ce juge de la façon suivante : « Y a-t-il compatibilité de la loi du 15 avril 1958 belge et [de] l’article 8 quinquies de l’arrêté royal du 1er juin 1934 avec les articles 43 CE et 49 CE ? » (sic).
Cette formulation est fausse pour trois principales raisons.
Elle est fausse, tout d’abord, car l’on sait que la Cour de justice, quand elle statue à titre préjudiciel, n’est pas là pour répondre immédiatement de la compatibilité de la loi nationale avec le droit européen. Son office consiste à livrer le sens de la règle européenne qui va permettre alors aux juristes de tirer les conséquences en termes de compatibilité ou non du droit national. La distinction peut paraître subtile. Elle l’est incontestablement. Il faut alors se donner les moyens de la comprendre. On peut formuler la chose ainsi : quand un juriste de droit national envisage de poser une question préjudicielle à la Cour de justice, il doit transformer la question de droit national qu’il se pose (est-ce que la loi nationale est compatible avec le droit européen ?) en question de droit européen (quel sens donner à la règle européenne pour quelle (s) conséquence (s) sur le droit national ?). Cette reformulation de la question montre qu’une réalité complexe est à l’œuvre : on ne pense pas le droit européen de la même manière au niveau national et au niveau européen et le juriste qui veut pouvoir déployer son expertise aux deux niveaux d’analyse n’a d’autre choix que de développer une double culture juridique.
Elle est fausse, ensuite, car l’on sait également que la Cour de justice n’est pas là, quand elle statue à titre préjudiciel en interprétation du droit européen, pour rendre des avis désincarnés de droit. Pourquoi ? Tout simplement parce que la question posée se loge dans le contexte factuel de l’affaire présentée au juge national, contexte que le juge européen ne peut certes discuter mais dont il doit nécessairement tenir compte s’il veut que son interprétation trouve un effet utile pour l’affaire présentée devant le juge de renvoi. C’est cette observation de bon sens que rappelle la Cour de justice dans son ordonnance (pt. 6).
Elle est fausse, enfin, car si l’on donne volontiers aux arrêts de la Cour de justice une « autorité de chose interprétée », encore faut-il que cette interprétation se rapporte à une situation donnée. Sans précision de la situation en cause, on ne peut savoir si l’interprétation délivrée par la juridiction européenne est susceptible de produire un effet sur d’autres… situations…. comparables. Là encore, la Cour de justice le rappelle dans sa décision (pt. 7).
En résumé, le droit (en l’occurrence européen) est une affaire trop sérieuse pour être traitée de manière elliptique. Le droit est d’abord une affaire de pédagogie. Au juge national d’expliquer de manière intelligible la question qu’il pose. Au juge européen de faire de même dans sa réponse. La tâche n’est pas toujours aisée (voir, sur ce blog, le billet de M. Barba sur les conclusions de l’AG Wahl dans une affaire Davide Gullota, C-497/12). Elle déborde l’enceinte des tribunaux. On peut même dire qu’elle commence sur les bancs de l’Université.
A chacun (et à chaque jour)… (suffit) sa peine et… sa vocation.