par Joanna Pétin, CDRE
La France est actuellement en plein processus de réforme de son droit d’asile. Après l’Assemblée nationale à la fin de l’année 2014, c’est au Sénat qu’il revient d’examiner le texte du projet de loi présenté par Manuel Valls et Bernard Cazeneuve. Cette initiative est la bienvenue mais elle ne s’explique pas uniquement par des fondements purement humanistes. Ce processus s’inscrit en effet dans le cadre de l’obligation incombant à la France de transposer dans sa législation interne les instruments de seconde génération du régime d’asile européen commun (RAEC), avant le mois de juillet.
Or, le rapport d’activités de l’OFPRA pour l’année 2014 et un document de la Cour des comptes en date de février 2015 attestent d’un système national d’asile proche de l’embolie. Si ce système national est dit « à bout de souffle », un tel état de fait ne doit pas remettre en question les obligations de la France à assurer un accueil digne aux personnes en quête de protection.
Dans ce contexte, l’accueil des demandeurs vulnérables revêt un intérêt tout particulier car le RAEC entend apporter une réponse spécifique à la prise en charge des demandeurs de protection ayant des besoins particuliers. Il retient en ce sens une acception particulière de la notion de vulnérabilité (commentée sur ce site). Son intégration dans les systèmes nationaux d’asile est un enjeu de taille.
Déjà, en 2007, la Commission européenne regrettait « certaines lacunes […] dans la transposition en ce qui concerne la définition des groupes vulnérables » et soulignait que « la satisfaction des besoins des personnes vulnérables [était] l’un des domaines dans lesquels l’application de la directive est insuffisante » (COM (2007) 745, p. 9). Elle révélait à cette occasion que la France compte parmi les États membres qui ignorent la situation des personnes ayant des besoins particuliers.
La réforme de l’asile engagée aujourd’hui doit donc évaluée au regard de cette défaillance. En ce sens, le projet de loi Valls-Cazeneuve déposé le 23 juillet 2014, voté par l’Assemblée nationale et en discussion au Sénat, introduit une disposition spécifique relative à l’évaluation des besoins particuliers des demandeurs de protection, à savoir un article L 744-6 du CESEDA. Cette nouvelle disposition répond-elle à l’ambition d’une prise en charge spécifique des demandeurs d’asile ayant des besoins particuliers ?
1. De la sémantique
L’article L.744-6 alinéa 2 énumère les demandeurs de protection méritant une attention particulière du fait de leur particulière vulnérabilité. Cet alinéa reprend la liste des personnes vulnérables établie à l’article 21 de la directive 2013/33/UE. Aucun ajout de demandeurs pouvant être considérés comme vulnérables de jure n’est à signaler. La France reprend ainsi purement et simplement le texte de la directive de l’UE.
Une nuance doit toutefois être mise en évidence. Alors que la directive 2013/33/UE utilise l’expression « telles que » pour introduire l’énumération des personnes vulnérables nécessitant une attention particulière, le projet de loi utilise quant à lui les termes « en particulier ». La formulation est en effet la suivante : « l’examen de la vulnérabilité vise, en particulier, à identifier les mineurs, les mineurs non accompagnés […] ». Si cette différence peut être pour certains purement sémantique, il est bien connu qu’en droit chaque mot a son importance.
La formulation retenue dans la directive de l’UE, au travers l’expression « telles que », souligne que la liste de personnes vulnérables établie est une liste non-exhaustive, permettant la prise en compte d’autres personnes nécessitant une attention particulière du fait de l’existence de besoins particuliers. La volonté sous-jacente du législateur européen est alors celle d’inclusion. Cependant, il nous semble que l’expression « en particulier » retenue par le législateur français ne revêt pas exactement le même sens. Certes, l’article L. 744-6 alinéa 2 dresse toujours une liste non-exhaustive, mais l’utilisation des termes « en particulier » peut induire l’effet pervers de ne porter attention qu’aux personnes listées dans cette disposition. Les autorités pourraient alors détourner l’esprit de l’article 21 de la directive 2013/33/UE en ne portant finalement attention qu’aux personnes listées sous l’article L. 744-6 alinéa 2 CESEDA. Cette hypothèse pourrait porter préjudice à certains demandeurs de protection qui nécessiteraient une attention particulière, à l’image des demandeurs de protection homosexuels ou encore transgenres. Ainsi, à l’inclusion théorique risque de s’opposer l’exclusion en pratique.
2. De la procédure française d’examen de la vulnérabilité
L’apport majeur de la réforme de l’asile quant à la prise en compte de la vulnérabilité tient à la mise en place d’une procédure d’évaluation des besoins particuliers. L’article 22 de la directive 2013/33/UE prévoit en effet cette obligation à la charge des États membres, ce qui n’était qu’implicite en 2003. Cela explique que peu d’États membres aient pris le soin d’établir une telle procédure dans leur législation nationale. Or, « l’identification des demandeurs d’asile vulnérables est un élément essentiel sans lequel les dispositions de la directive concernant le traitement spécial à réserver à ces personnes perdraient tout leur sens » (COM (2007) 745, p.9).
Le projet de loi Valls-Cazeneuve entend confier l’évaluation de la vulnérabilité, et partant des besoins particuliers, à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). L’OFII sera chargé, dans un délai raisonnable suivant le dépôt d’une demande d’asile, de procéder à un examen de la vulnérabilité afin de déterminer, le cas échéant, les besoins particuliers d’un demandeur de protection. Si les besoins particuliers d’un demandeur apparaissent à un stade ultérieur de la procédure d’examen, ces derniers seront également pris en considération. Notons toutefois qu’il ne sera pas procédé à un nouvel examen de la vulnérabilité du demandeur de protection.
Suivant les dispositions européennes (article 22 §1, alinéa 2 directive Accueil), la formulation retenue par le projet souligne simplement que « les besoins particuliers sont également pris en compte s’ils deviennent manifestes à une étape ultérieure de la procédure d’asile ». En outre, afin de se conformer à l’article 18 de la directive Procédures 2013/32/UE, l’article L. 744-6 alinéa 4 prévoit que le demandeur de protection doit être informé de la possibilité de bénéficier d’un examen de santé, gratuit même s’il ne s’agissait pas là d’une obligation européenne.
a. Remarques d’ordre institutionnel
L’OFII sera donc en charge de l’examen précoce de la vulnérabilité. Cette attribution de compétence pose questions, sur plusieurs points. Tout d’abord, ce système entraine une tâche supplémentaire pour l’OFII, qui implique que sa prise en charge financière soit discutée, à l’heure d’une embolie du système d’accueil français. L’indépendance des agents de l’OFII peut également être mise en doute. L’OFII étant sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur, l’indépendance et l’impartialité de ses agents sont en question. De plus, comme le relève judicieusement M. Denys Robiliard de la Commission des affaires sociales lors des discussions sur le projet de loi, si l’OFII a une certaine prétention à procéder à l’examen de vulnérabilité, l’OFPRA aussi. L’OFPRA connait en effet la situation de chaque pays et les traumatismes qu’ont pu traverser les demandeurs d’asile. L’OFPRA serait donc à même d’identifier la vulnérabilité lors d’un entretien préliminaire avec le demandeur d’asile.
D’autant que l’évaluation de la vulnérabilité d’un individu n’est pas une mince affaire. Se pose alors la question de la formation des agents de l’OFII ? Si le projet de loi prend le soin de préciser que « l’examen de la vulnérabilité du demandeur est effectuée par des agents de l’Office […] ayant reçu une formation spécifique à cette fin », il reste à savoir s’il s’agira de médecins, de travailleurs sociaux ou autres. Certaines vulnérabilités sont en effet patentes, à l’instar du cas des mineurs, des personnes âgées ou encore des personnes handicapées. En revanche, l’identification d’une victime de torture, de traite des êtres humains ou encore d’une personne souffrant de troubles mentaux n’est pas aisée. C’est pourquoi, « Médecins du monde » a notamment insisté sur l’importance des problématiques de santé mentale et des troubles post-traumatiques. Un examen préliminaire expéditif pouvant être préjudiciable pour le demandeur d’asile, l’ONG ACAT et le COMEDE plaident en faveur d’une appréciation de la vulnérabilité au terme d’un bilan de santé complet et approfondi conduit par des professionnels.
La formation des agents entrant en contact avec les demandeurs de protection est donc primordiale. Diverses initiatives méritent attention, et pourquoi pas, d’être exploitées en vue de la formation des agents de l’OFII. Au niveau de l’UE, le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) dans le cadre de ses missions d’établissements de programmes de formations européens (art.6 du règlement (UE) n°439/2010 du 19 mai 2010) a développé un module spécifique intitulé « entretien avec des personnes vulnérables ». Ce module a vocation à sensibiliser les agents instructeurs à la vulnérabilité de certains demandeurs de protection, en les dotant des « connaissances et compétences nécessaires pour identifier et aborder les besoins procéduraux spéciaux [des] personnes vulnérables » (v. programme de formation de l’EASO, Mars 2014, p.15). Les agents de l’OFPRA ont d’ores et déjà pu bénéficier de cette formation. Aussi, pourrait-il en être de même pour les agents de l’OFII. France Terre d’Asile, aux côtés de Parcours d’exil, entendent également assurer des formations spécifiques relatives à l’identification des victimes de torture et à la protection des demandeurs vulnérables. Ces formations sont à destination de tout public en contact avec des demandeurs de protection et ne demandent qu’à être mobilisées. Les pouvoirs publics doivent ainsi profiter du panel de formations disponibles pour s’assurer que les agents prochainement en charge de l’évaluation de la vulnérabilité d’un demandeur soient dûment sensibilisés aux problématiques qui y sont relatives.
b. Remarques d’ordre procédural
– la conduite d’un entretien personnalisé
Alors que l’organisation par l’OFII d’un entretien visant à examiner la vulnérabilité n’était pas prévue par le projet de loi dans sa version initiale du 23 juillet 2014, les députés ont intégré un amendement en ce sens. L’article L.744-6 du projet de loi modifié oblige en effet à ce qu’un entretien personnalisé systématique soit conduit.
Roger Karoutchi dans son avis présenté au Sénat le 8 avril dernier relève que « même si l’objectif poursuivi diffère, cet entretien personnel doublonne l’entretien réalisé par l’OFPRA dans le cadre de l’instruction de la demande» (avis n°394, p.25). Rien dans la directive Accueil n’interdit que l’évaluation de la vulnérabilité ne soit conduite par les agents instructeurs de l’OFPRA, puisque il y est précisé que « cette évaluation […] peut être intégrée aux procédures nationales existantes» (art.22§1 alinéa 2). En outre, alors que les révélations tenant à un passé traumatique peuvent être victimisantes pour certains demandeurs vulnérables, exiger que les demandeurs racontent deux fois à deux interlocuteurs différents leur histoire peut entrainer une victimisation secondaire, ce qui est contraire à l’objectif de prise en compte de la vulnérabilité pour veiller au rétablissement des demandeurs. Enfin, afin de justifier le rejet de l’amendement porté par l’Assemblée nationale, M. Roger Karoutchi soutient que la directive Accueil n’impose pas un tel entretien et prévoit même au titre de son article 22§2 que cet examen n’a pas à prendre la forme d’une procédure administrative.
Ces propos sont aujourd’hui à relativiser. Un rectificatif à la directive 2013/33/UE a en effet été adopté le 17 avril dernier modifiant précisément cette disposition. L’article 22 §2 de la directive Accueil doit aujourd’hui être lu comme suit : « L’évaluation visée au paragraphe 1 ne doit pas nécessairement revêtir la forme d’une procédure administrative ». Un entretien contradictoire est donc possible.
Toutefois, si la conduite d’un entretien contradictoire est possible, il fait courir le risque d’un alourdissement des procédures d’examen. On assisterait à un phénomène de « procédure dans la procédure » qui rallongerait encore un peu plus la durée d’examen de la demande. Cet entretien obligatoire fait contre-emploi avec l’objectif de célérité de la procédure d’asile. En outre, la tenue de cet entretien obligatoire visant à évaluer la vulnérabilité ouvre la voie à une multiplication des recours. Si est mis en place un entretien personnalisé obligatoire, il faudra en effet veiller à ce que tous les demandeurs d’asile y aient accès. À défaut, un demandeur de protection n’ayant pas été entendu dans le cadre de cet entretien pourra former un recours et donc retarder son passage devant l’OFPRA.
Si l’initiative d’instauration d’un entretien personnalisé est louable en vue d’un examen attentif de la situation et de la vulnérabilité potentielle du demandeur de protection, elle implique une charge de travail supplémentaire considérable pour l’OFII et des risques d’alourdissement de la procédure.
Un outil d’identification rapide et précoce de vulnérabilité pourrait venir au soutien des agents, en évitant les écueils d’un entretien personnalisé obligatoire. Il s’agit du questionnaire PROTECT élaboré dans le cadre d’un projet financé par l’Union européenne. Ce document contenant dix questions vise à faciliter la procédure d’accueil des demandeurs de protection vulnérables, tels que les victimes de torture ou de violences physiques et/ou psychologiques. Dans ce contexte spécifique, le Protocole d’Istanbul permettant d’enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants doit également retenir l’attention des pouvoirs publics. Ces derniers devront tenir compte de ces outils à l’heure de l’adoption du décret en Conseil d’État visant à établir les modalités d’évaluation des besoins particuliers des demandeurs vulnérables (art. L. 744-6 dernier alinéa).
– la transmission des informations à l’OFPRA
À l’issue de l’examen de la vulnérabilité d’un demandeur de protection, l’OFII doit transmettre à l’OFPRA « les informations attestant d’une situation particulière de vulnérabilité, après accord du demandeur d’asile » (art. L-744-6 alinéa 5). Cette formulation appelle deux remarques.
La première tient au fait que l’OFII doit simplement transmettre les informations pertinentes à l’OFPRA. Le projet de loi ne parle à aucun moment d’une décision particulière. Quels sont alors les effets juridiques d’une telle transmission d’informations ? L’OFPRA est-il juridiquement lié par ces informations ? Rien dans le texte du projet de loi ne semble contraindre explicitement l’OFPRA à tenir compte des informations qui lui sont transmises et adapter en conséquence sa procédure. Plus encore, le projet de loi modifié précise que « l’examen de la vulnérabilité par [l’OFII] ne préjuge pas de l’appréciation par [l’OFPRA] de la vulnérabilité du demandeur » (art.L.744-6 alinéa 5). Mme Chantal Guittet affirme également que l’OFPRA « disposera d’un pouvoir d’appréciation sur les besoins en matière d’aménagement des modalités d’examen des demandes, ainsi que sur la forme que cet aménagement prendra » (avis n°2357). Dès lors, si l’OFPRA reste seul juge de l’opportunité d’une adaptation de la procédure d’examen, en quoi l’intervention de l’OFII est-elle utile. La pertinence d’un examen de la vulnérabilité effectué par l’OFII peut à nouveau être remise en question.
La seconde remarque tient en ce que le texte de l’article L.744-6 alinéa 5 du projet de loi rend nécessaire le consentement du demandeur de protection à la transmission des informations relatives à sa vulnérabilité particulière. Pourquoi une telle précaution, puisque cette transmission d’informations a vocation à créer un environnement juste et équitable au profit du demandeur vulnérable ? Cette exigence laisse présager des dérives. L’insertion de cette disposition pourra jouer en défaveur du demandeur de protection. Si l’agent de l’OFII ne prend en effet pas la peine d’expliquer clairement les raisons d’une telle transmission d’informations à l’OFPRA, on peut tout à fait imaginer des situations dans lesquelles les demandeurs seront réticents à donner leur consentement. Il est évident par exemple que des demandeurs persécutés du fait de leur identité de genre ou de leur orientation sexuelle resteront prudents quant à la divulgation de leur passé et de leur intimité. Le consentement du demandeur à la transmission des informations à l’OFPRA est donc superflu.
En conclusion, au regard du projet de loi actuel, il est à craindre que le système national ne brille pas par son efficacité. Une des défaillances majeures du dispositif est le fait que l’OFPRA n’est pas lié par les constatations de l’OFII. L’OFPRA reste finalement le seul juge de l’opportunité de l’adaptation de la procédure d’examen. De plus, l’examen de la vulnérabilité par les agents de l’OFII alourdit la procédure, et en l’état actuel de la réforme, fait courir le risque d’allongement des délais d’examen. Il semble en effet plus judicieux d’attribuer directement la compétence de l’évaluation de la vulnérabilité des demandeurs de protection à l’OFPRA au cours d’un entretien préliminaire. Ainsi, espérons que les discussions au Sénat soulèveront les incohérences existantes afin de répondre aux attentes des demandeurs.