L’Espace de liberté, sécurité et justice n’échappe pas au rite des anniversaires. Il y vingt ans, à Maastricht, la naissance d’un « troisième pilier » dédié à la « coopération en matière de justice et d’affaires intérieures » engageait l’Union européenne sur des voies alors inconnues. Elle semble aujourd’hui l’avoir assumé, à lire un traité de Lisbonne banalisant la chose.
Ce choix de mettre en commun des préoccupations gérées jusque là jalousement par les souverainetés nationales a pourtant été sous-estimé par ses auteurs. Les observateurs de la construction européenne ne l’ont pas mieux évalué.
Quelques constats
Sécurisés par leur cadre de travail, une coopération intergouvernementale verrouillée par la règle de l’unanimité et garantie par la mise à l’écart des acteurs communautaires, les Etats membres n’imaginaient sans doute pas l’impact réel de leur démarche. Conscients de leur impuissance à faire face individuellement aux défis migratoires ou sécuritaires, ils étaient loin de deviner les implications de leur choix. Allant au plus pressé, ce déni de la réalité a masqué à leurs yeux l’enjeu véritable d’une telle démarche, celui de la construction d’un modèle européen à la mesure des défis assaillant le sous-continent européen.
L’Histoire leur a donné tort. Lorsque le puissant allié américain a subi sur son sol ce que la plupart des Etats européens connaissaient depuis près d’un demi siècle, la violence terroriste aveugle et barbare, s’est posée alors la question du modèle. Répondre à l’agression par le droit ou endosser un discours empreint de références militaires pour, précisément, écarter le droit, s’est avéré un défi majeur, révélant le rôle central des valeurs et du modèle européen de civilisation juridique.
Les observateurs que nous sommes n’y ont pas prêté une attention suffisante. L’oeuvre du Conseil de l’Europe dans ces domaines, le formidable travail d’intégration juridique réalisé par le juge de la Convention européenne des droits de l’Homme nous ont suggéré inconsciemment qu’il n’y avait là qu’une variété nouvelle de rapprochement des sociétés juridiques nationales. Pour les uns, souvent civilistes ou pénalistes, les angles de vues sont donc demeurés ceux du droit international classique. Pour les autres, communautaristes ou publicistes, le mythe de l’intégration a laissé croire à l’existence d’un projet politique commun, unifié à terme par la législation. N’est resté que le plaisir de céder à la tentation préférée de la doctrine, celui de rompre sans fin des lances dans des joutes idéologiques sans vainqueurs. Intégristes de la méthode communautaire y ont affronté les défenseurs de la vraie croix, celle de la souveraineté nationale, à chaque étape de la construction, de Maastricht à Lisbonne. Pour un profit douteux, si l’on regarde d’un peu près l’état de la législation commune.
Ce faisant, nous ne nous sommes pas vraiment interrogés sur une question intrigante. Cet espace nouveau est-il bien, en définitive, soluble dans un modèle préexistant ? Est-il réductible à ces cadres préétablis et capable de s’y dissoudre ? Ne porterait-il pas plutôt sa propre logique ? Examiner ces vingt années passées pousse à y réfléchir.
Quelques questions
L’entrée en vigueur du traité de Lisbonne ouvre plusieurs possibilités. L’une est celle du mouvement, un long fleuve tranquille conduisant l’Union vers l’efficacité et l’équilibre. L’autre est celle de l’immobilisme, de la conservation de l’essentiel par les souverainetés nationales.
La thèse de la jeunesse de l’ELSJ pousse à croire qu’il n’y a là que transition, passage vers une destination finale connue à l’avance. Le mouvement de fond, du tout intergouvernemental de Maastricht au partage d’Amsterdam avant la disparition des « piliers » de Lisbonne, l’accréditerait. La montée en puissance des parlements et du juge la conforterait, la place faite aux droits fondamentaux la cimenterait. Pourtant l’observation de ce dernier traité met à jour un « trompe l’œil » qui ne doit pas abuser et oblige à la prudence.
La thèse de la maturité est toute autre. Elle repose sur des constats objectifs. Les schémas de « coopération » sont durablement implantés au coeur de la construction de l’Union européenne. Ils sont revendiqués en tant que tels dans trois chapitres sur quatre du TFUE, structurés par la reconnaissance mutuelle et la nécessité de faire la preuve d’un besoin pour aller plus avant, bornés par le respect de l’histoire et des traditions nationales. Mieux, ces schémas font désormais école, par exemple lorsque les Etats ressuscitent l’esprit de Schengen pour imaginer un « mécanisme européen de stabilité » en matière financière. Ils laissent croire qu’au moyen de la coopération nous garderions la maîtrise finale des options politiques qui s’arrêtent tout en obtenant l’efficacité dans les réponses. En d’autres termes, au mieux, l’intégration serait servie par les Etats membres et, au pire, elle serait une impasse, la coopération étant plus indiquée.
Rien n’est moins rassurant. Si le dispositif actuel de l’ELSJ est effectivement celui qui affrontera le temps, force est de s’inquiéter. Quand a été avalisé de manière transparente et démocratique le virage de la « sécurité intérieure » opéré sans dire mot par l’Union européenne au point que le contrôle des frontières s’y arrime ? Quand ont été débattus et actés les déséquilibres persistants des politiques d’asile et d’immigration ? Après quel débat politique et technique a-t-on décidé de céder à la loi de l’imitation en important dans l’Union le modèle nord américain du « Homeland Security » dont l’impact sur nos modèles nationaux sera considérable ? La division de la Commission en deux portefeuilles distincts relatifs aux « Affaires intérieures » et à la « Justice » signifierait-elle que les choses sérieuses, celles de la lutte contre le terrorisme ou le crime organisé, relèvent des premières alors que le traité les rattache expressément à la coopération “judiciaire” en matière pénale ?
Autant d’interrogations qui poussent au doute. Malgré des progrès institutionnels incontestables, du parlement restauré au juge accepté et de la convention internationale abandonnée à la directive adoptée à la majorité qualifiée, le malaise est permis à l’observation des pratiques et du bilan de l’Union, au vu de son absence de leadership.
Ne serions nous pas revenus à l’esprit de Maastricht quand nous espérions être portés par celui de Lisbonne ?