par Henri Labayle, CDRE
En ne donnant pas suite à la demande de renvoi de l’affaire Abu Qatada devant la Grande chambre de la Cour européenne des droits d el’Homme, le 9 mai 2012, le collège de 5 juges de la Grande chambre met un terme à un feuilleton autant médiatique que juridique. L’affaire avait provoqué un tollé dans l’opinion publique britannique, en raison de sa portée symbolique en matière de lutte contre le terrorisme.
Pire, elle coïncidait avec les débats liés à l’ouverture de la Conférence de Brighton relative à l’avenir de la CEDH, facilitant ainsi critiques et amalgames.
Ressortissant jordanien, convaincu d’activités terroristes en Jordanie, M. Othman (Abu Qatada) est un prédicateur islamiste radical réfugié à Londres depuis 1994. Il y appelait au Jihad comme au meurtre bien avant le 11 septembre 2001. Arrêté en 2000, il fit l’objet d’une demande d’extradition en provenance de Jordanie, successivement validée par les différentes autorités judiciaires britanniques, à la réserve près que certaines preuves l’accusant en Jordanie posaient un problème juridique majeur à son éloignement, ayant vraisemblablement été obtenues sous la torture.
On sait en effet que, jusqu’alors, l’article 6 de la CEDH n’avait jamais été utilisé pour faire obstacle à une mesure d’éloignement ou d’extradition (voir notre étude sur l’impact de la jurisprudence de la CEDH). La Chambre des Lords n’ayant pas estimé qu’il y avait là un « déni de justice flagrant », à l’inverse du juge d’appel britannique, la Cour européenne des droits de l’Homme avait été saisie, acceptant de surcroît la demande de mesures provisoires de l’intéressé.
La Cour européenne des droits de l’Homme invalide cette opinion, par un arrêt rendu en chambre le 17 janvier 2012. Tout en considérant que le risque de mauvais traitements est écarté par les « assurances diplomatiques » données par les autorités jordaniennes au Royaume Uni, elle estime néanmoins que l’extradition d’Abu Qatada contreviendrait à l’article 6 de la CEDH. Pour elle, l’utilisation de preuves obtenues sous la torture est contraire à « l’intégrité du processus judiciaire » (§ 180), à la fois en raison du manque de fiabilité de telles preuves et de l’encouragement à en user qui en résulterait. Faute d’assurances jordaniennes sur ce point, il n’est donc pas possible d’avaliser la mesure d’éloignement.
Après avoir hésité à porter elles-mêmes l’affaire devant la Grande Chambre en raison du tollé public provoqué par l’arrêt, les autorités britanniques ont préféré s’assurer de l’attitude conciliante des autorités jordaniennes, avec succès. Le 17 avril, 3 mois après l’arrêt, la ministre de l’Intérieur, l’annonçait donc publiquement. Tous les éléments d’une « Abu Qatada deportation farce » (Daily Mail, 18 avril 2012) étaient alors réunis. Les conseils du requérant saisirent en effet immédiatement la Cour européenne d’une demande de renvoi devant la grande chambre, alléguant que la Chambre avait mal apprécié les risques de torture pesant sur Abu Qatada en cas de retour forcé en Jordanie. Ce, le 17 avril à 23 heures, heure de Strasbourg.
D’où une bataille juridique portant sur le sens à donner à l’article 43 §1 de la CEDH qui commande la recevabilité des demandes de renvoi devant la Grande chambre. Ce dernier dispose que « dans un délai de trois mois à compter de la date de l’arrêt d’une chambre, toute partie à l’affaire peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de l’affaire devant la Grande chambre ». L’arrêt ayant été rendu le 17 janvier, l’expiration du délai était-elle fixée au 16 avril à minuit, comme les autorités britanniques l’estimaient, ou bien le 17 avril selon les conseils du requérant ?
La décision du collège de 5 juges, rendue le 9 mai, est sans appel et elle donne effectivement tort à l’argumentaire britannique : « the request had been submitted within the three month time-limit for such requests. However, it considered that the request should be refused » (N. Hervieux, CDH). L’Etat défendeur espérait y trouver un écho des lignes directrices dessinées par la Cour elle même dans sa description de la pratique de la Cour : « le délai de trois mois dans lequel le renvoi peut être sollicité commence à courir à la date du prononcé de l’arrêt, même si la partie concernée en a eu connaissance à une date ultérieure. Ce délai expire trois mois calendaires plus tard et n’est pas interrompu par les jours fériés ou les vacances judiciaires. La demande de renvoi doit parvenir au greffe de la Cour avant l’expiration de ce délai (voir Kovačić et autres c. Slovénie [GC], nos 44574/98, 45133/98 et 48316/99, § 197, 3 octobre 2008) ». En vain. La Cour a préféré s’orienter vers un cadrage méthodologique, à partir de « lignes directrices » certes éclairantes mais dont le positiviste sait bien qu’en réalité elles permettent au juge européen d’en faire, à son gré, l’usage qu’il entend…
Non motivée, selon l’article 73 §2 du règlement de la Cour, la décision du collège sonne la clôture définitive de l’affaire. On peut le regretter du moins quant à la forme. Certes, l’article 45 de la Convention tel qu’il résulte de la révision opérée par le Protocole n° 11 ne prévoit de motivation que pour les arrêts et les décisions de recevabilité ou d’irrecevabilité. Il n’en reste pas moins que, sur le plan de la bonne administration de la justice comme sur celui de l’efficacité, cette option aurait gagnée à être inversée. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre en effet que la transparence exigée du juge national y trouverait un écho européen et que, peut-être, nombre de décisions répétitives pourraient ainsi être évitées.
Il reste le fond. Faute de motivation, il faut donc en conclure que l’article 43 §2 de la Convention a trouvé matière à application : il n’y aurait pas de question grave d’interprétation ou d’application de la Convention justifiant le renvoi. Soit, même si la question mise à jour dans ce cas d’espèce méritait une réponse d’une autre solidité que celle d’un arrêt de chambre. Les liens entre les procédés d’éloignement des étrangers et le jeu de l’article 6 de la CEDH sont suffisamment complexes pour que l’on ne satisfasse pas d’une solution aussi particulière. En toute clarté, ceux ci mériteraient d’être cadrés.
Au delà, la pratique des renvois en Grande chambre révèle des tendances lourdes, depuis 1998. Plus de 2000 demandes de renvoi, émanant à 40% des Etats défendeurs et pour le reste des requérants ou des deux parties. Un taux d’acceptation très bas, à peine plus de 5 %, qui est logique, au vu du caractère exceptionnel que la Convention a entendu donner cette technique. En perspective, on peut noter d’ailleurs que le dessaisissement volontaire des chambres est un peu inférieur en volume, à peine 47 % de l’activité de la Grande chambre. Il est peu vraisemblable, les aurait-il connus, que ces chiffres auraient dissuadé Abu Qatada de tenter sa chance…