par Henri Labayle, CDRE
La Cour de justice a rendu un arrêt majeur, le 22 mai 2012 dans l’affaire C-348/09, P.I. c. Oberbürgermeisterin der Stadt Remscheid. Interrogée sur le sens à donner aux « raisons impérieuses de sécurité publique » qui permettent d’éloigner un citoyen de l’Union, la Cour de justice choisit de s’appuyer sur les domaines de criminalité particulièrement graves appelant une coopération pénale entre Etats membres dans le cadre de l’ELSJ.
Elle fait ainsi de l’article 83 TFUE un élément de référence pour les Etats membres, empêchant de réduire la sécurité publique aux « menaces pour la sécurité intérieure et extérieure de l’État, comprise comme la pérennité de l’État avec ses institutions et ses services publics essentiels, la survie de la population ainsi que les relations extérieures et la cohabitation pacifique des peuples ».
L’affaire était simple, concernant la possibilité pour un Etat membre d’éloigner un citoyen de l’Union européenne ayant séjourné plus de dix ans sur le territoire de l’État membre d’accueil pour des faits de viol et d’agression sexuelle sur une mineure. L’article 28 §3 de la directive 2004/38 prévoit qu’une telle décision n’est possible dans ce cas que pour des « raisons impérieuses de sécurité publique définies par les Etats membres ». Le législateur a en effet jugé bon en matière d’éloignement des citoyens de l’Union de distinguer, d’une part, les « motifs graves » d’ordre public de l’article 27 §2 opposables à tous les citoyens et, d’autre part les « raisons impérieuses de sécurité publique » concernant les citoyens résidant de longue durée.
En liant l’éloignement du citoyen résidant depuis plus de dix ans à des « raisons impérieuses de sécurité publique », la directive 2004/38 établit ainsi une protection particulièrement renforcée rendant cet éloignement extrêmement difficile. Certes, la directive en laisse la définition aux Etats membres, sous couvert du contrôle effectué par la Cour qui ne saurait laisser l’étendue d’une restriction à la libre circulation des personnes varier d’un Etat à l’autre. Son interprétation était donc un enjeu majeur, impactant directement la capacité souveraine des Etats membres à mettre fin au séjour d’un citoyen de l’Union.
Pour le juge allemand de renvoi, il s’agissait de préciser le sens de cette notion déjà abordée par la Cour dès 2010, dans l’affaire Tsakouridis. Elle y avait jugé que la lutte contre la criminalité liée au trafic de stupéfiants est susceptible de constituer une « raison impérieuse de sécurité publique » justifiant l’éloignement d’un citoyen de l’Union, sous couvert de présenter un « degré particulièrement élevé » pour être identifiée. Le juge allemand s’interrogeait sur le point de savoir si d’autres motifs que ceux liés au trafic de drogue visé par la jurisprudence Tsakouridis étaient susceptibles d’entamer la protection renforcée contre l’éloignement conférée par la directive.
A l’époque, dans des conclusions remarquables, Yves Bot avait mis à profit l’article 3 du TUE pour souligner que « la notion de sécurité publique ne s’entend pas seulement dans un sens étroit de mise en danger de la sécurité intérieure ou extérieure de l’État membre d’accueil ou de la sauvegarde de ses institutions, mais recouvre également les atteintes graves portées à un intérêt fondamental de la société tel que les valeurs essentielles de protection de ses citoyens, individualisées par cet État à travers les infractions érigées par lui pour leur protection ».
La lecture de la Cour était donc attendue, son avocat général s’étant courageusement prononcé dans ses conclusions pour une approche rigoureuse et ambitieuse. A la rigueur correspondait la volonté de ne pas voir banalisées les hypothèses permettant l’éloignement de citoyens de l’Union que le législateur a entendu encadrer spécifiquement. Aussi, de son point de vue, tout comportement criminel, « aussi repoussant soit-il » n’a pas vocation à constituer une telle «raison impérieuse », sous peine de conduire à systématiser la possibilité d’éloigner un citoyen de l’Union, en raison du caractère objectif de l’infraction pénale. Ambitieuse était l’idée très politique (que l’on partagera) d’Yves Bot laquelle « la création d’un espace commun de vie et de circulation impose aussi de prendre en compte dans l’intérêt global de cet espace commun, c’est-à-dire la cohésion sociale de l’Union, le phénomène de la délinquance, quitte à développer les moyens communs de le prévenir et de le combattre. Il nous semble que c’est là la tâche et l’ambition de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Cet espace ne saurait se construire sur la base du renvoi dans l’État membre d’origine de tout délinquant sévèrement puni, sur le seul motif de la sanction ».
La Cour ne se rend pas à cette vision intégrée de l’Espace de liberté, sans être pusillanime pour autant. Refusant toute définition unilatérale des Etats, le juge de l’Union prend appui de façon novatrice sur l’article 83 §1 TFUE qui énumère les domaines de criminalité particulièrement graves revêtant une dimension transfrontalière dans lesquels le législateur de l’Union peut intervenir. Il est donc désormais « loisible aux États membres de considérer que des infractions pénales telles que celles figurant à l’article 83 §1 TFUE constituent une atteinte particulièrement grave à un intérêt fondamental de la société, susceptible de représenter une menace directe pour la tranquillité et la sécurité physique de la population, et, partant, de relever de la notion de «raisons impérieuses de sécurité publique» pouvant justifier une mesure d’éloignement » (point 28).
Ce n’est pas pour autant un recul ou un blanc seing donné aux Etats désireux de ramener les citoyens de l’Union à une catégorie ordinaire d’étrangers. Si les « valeurs propres à l’ordre juridique de l’Etat membre » permettent aux juridictions nationales d’opérer les constatations conduisant éventuellement à une mesure d’éloignement, en raison d’une « menace directe pour la tranquillité et la sécurité physique de la population », elles ne peuvent pourtant conduire mécaniquement à cet éloignement (point 29).
L’ELSJ permet donc de dessiner un périmètre à l’intérieur duquel la Cour propose une grille de lecture qui a vocation à jouer. De manière très classique, il va d’abord ainsi de soi qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier que la commission de telles infractions présente des caractéristiques particulièrement graves dans chaque espèce. Cependant, et ce n’est pas le moins intéressant de l’arrêt, la Cour indique la limite des compétences consenties aux Etats membres par la législation de l’Union, dans leur évaluation souveraine des besoins de leur sécurité publique ou la défense de leur ordre public. Si l’on en doutait, l’article 27 §2 de la directive 2004/38 suffit : en matière d’éloignement, le comportement de la personne concernée doit représenter une menace « réelle et actuelle pour un intérêt fondamental de la société ou de l’État membre d’accueil ».
Il s’y ajoute l’ensemble des paramètres nourrissant la règle de l’examen particulier des circonstances, ciblés eux par l’article 28 §1 de la même directive. La Cour souligne de plus que si l’éloignement est adopté à titre de peine ou de mesure accessoire, il importe de vérifier l’actualité et la réalité de la menace à l’instant de son exécution et « d’évaluer si un changement matériel des circonstances est intervenu depuis le moment où la décision d’éloignement avait été prise » (point 31).
Pour intéressant qu’il soit, ce positionnement de la Cour demeure cependant en deça de l’interprétation que proposait Yves Bot. Partisan de confronter « la philosophie de la directive 2004/38…. à la réalité et à la spécificité du droit pénal », ce dernier l’incitait à distinguer l’atteinte à l’ordre public de celle à la sécurité publique pour une raison particulière : « si la nature du comportement crée un danger tel qu’il existe donc des raisons impérieuses de l’éloigner pour le conjurer, les conditions de l’article 28, paragraphe 3, de la directive 2004/38 seront réunies ». Sous-entendu, dans le cas contraire, ces conditions ne le sont pas, ce qui lui semblait être le cas en l’espèce.
En revanche, suivant en cela l’opinion du gouvernement néerlandais, il proposait de mettre en avant les facteurs « qualitatifs » qui sous-tendent la citoyenneté de l’Union. Le délinquant aurait dénoté, par son comportement, « une absence totale de volonté d’intégration dans la société où il se trouve et dont il a si consciencieusement méprisé, pendant des années, certaines des valeurs fondamentales », se situant de ce fait hors de la protection de la directive 2004/38. De façon très novatrice, il considérait alors que les « valeurs » sur lesquelles repose la citoyenneté de l’Union se heurteraient à un abus de droit, au fait que l’intéressé puisse tirer bénéfice du droit de l’Union pour éviter les conséquences de son comportement criminel.
Cette lecture intégrée de la citoyenneté de l’Union au sein de l’Espace de liberté constitue sans doute le premier lien effectué aussi nettement entre les objectifs du traité, la législation dérivée et les droits liés à la citoyenneté. Sans doute est-ce pour cela qu’il était encore trop tôt pour en assumer la signification profonde.