par Lisa Dumoulin, CDRE
Le 23 mai 2012, le coordinateur de la lutte contre le terrorisme de l’UE, M. Gilles de Kerchove, a rendu public son dernier discussion paper sur la stratégie à mener en la matière, document de réflexion présenté au Conseil des ministres JAI des 7 et 8 juin.
Tout en se félicitant des progrès réalisés à cet égard, le coordinateur rappelle que la menace terroriste continue d’évoluer rapidement – ce qui implique non seulement une vigilance constante, mais oblige aussi à faire évoluer en permanence les mesures juridiques et pratiques de lutte – et souligne plus spécifiquement l’inquiétant phénomène du « lone actor terrorism » (voir sur ce point son précédent rapport n° 9090/12). Le coordinateur déplore par ailleurs et surtout que, de façon générale, les moyens de lutte contre le terrorisme qui sont à disposition ne soient pas toujours optimisés, ni même parfois utilisés, et qu’une telle pratique « en retrait » conduise à entretenir des situations d’insécurité, terrain propice au développement du terrorisme, voire à favoriser l’émergence de véritables havres de sécurité (« sanctuaries ») pour les terroristes, certes en dehors de l’espace européen, mais à ses portes.
Suivant ces constats préliminaires, le coordinateur expose quelle stratégie il convient de développer, pour mieux répondre à cet état de fait, à travers 7 axes – distincts mais évidemment complémentaires -, dont on donnera ici un rapide aperçu du contenu.
1. Le rôle des agences de l’Union
Eurojust, Europol, Frontex sont les agences – bien connues – actives au plan de la sécurité intérieure (outre le rôle d’IntCen). En tant que telles, elles doivent constamment adapter leur travail et leurs méthodes en fonction de l’évolution – elle-même constante – de la menace terroriste, maximiser le potentiel de l’arsenal juridique qui est le leur, et intensifier la coopération entre elles, afin d’aider les Etats membres à lutter effacement contre le terrorisme, lesquels Etats membres doivent naturellement coopérer en retour avec lesdites agences. Même si les agences précitées poursuivent effectivement leurs missions en tenant compte de ces exigences, le coordinateur pointe du doigt quelques évolutions qui, si elles étaient suivies, permettraient une plus grande efficacité de l’action menée.
La première évolution souhaitée touche ainsi à la coopération entre les agences. Si une telle coopération entre Europol et Eurojust a en effet bien progressé, il conviendrait cependant de la renforcer encore : en associant Eurojust à davantage de réunions opérationnelles d’Europol et en l’associant systématiquement à ses Analytical Work Files traitant de terrorisme (notamment Hydra et Doplhin), par exemple. De même, s’agissant de la coopération entre Europol et Frontex, le coordinateur salue et encourage vivement le projet d’accord opérationnel entre les agences organisant de possibles échanges de données personnelles. Il appelle encore Europol à réaliser -en collaboration avec Frontex et IntCen – un rapport sur les mouvements des Jihadistes européens depuis et vers les camps d’entrainement situés hors de l’espace européen (routes, motus operandi, moyens de transport, hubs…etc.), lequel rapport serait sans doute édifiant à bien des égards.
La seconde évolution souhaitée touche, de façon liée, à la coopération des Etats membres avec les agences précitées. L’efficacité du travail de ces dernières dépend en effet éminemment de la volonté des Etats de leur procurer des informations pertinentes et de les associer aux enquêtes et condamnations, en particulier via les Joint Investigations Teams (équipes communes d’investigation). Or, en l’espèce, le coordinateur souligne les progrès considérables qu’il reste à accomplir en cette direction, constatant, d’une part, que la décision du Conseil 2005/671/JAI reste à être mise en application ici et là, et d’autre part que, lorsqu’elle est mise en œuvre, l’échange d’informations et la coopération en matière de terrorisme prévus par la Décision fait l’objet d’une sous-application critique par les Etats.
Le coordinateur explique cette abstention par une lecture trop restrictive du texte, et spécifiquement de la mention de l’article 2 (3.) selon laquelle sont communiquées les informations relatives aux infractions terroristes qui sont susceptibles d’intéresser « deux Etats membres ou plus »; il appelle donc les Etats, non seulement à mettre en œuvre systématiquement la Décision, mais aussi à considérer que tous les incidents terroristes sur le territoire de l’Union affectent ou sont susceptibles d’affecter deux Etats membres ou plus. Il invite enfin les Etats membres à multiplier les Joint Investigations Teams en matière de terrorisme, et à impliquer plus systématiquement Europol et Eurojust dans ces nouvelles équipes communes d’investigation.
2. Le partage d’informations
L’information est, à l’évidence, un élément majeur pour prévenir et lutter contre le terrorisme ; dans cette perspective, le coordinateur souligne que les Etats membres ont développé – au fil des années et de concert avec les tiers concernés -, des instruments de collecte, d’analyse et d’échange d’informations qui se veulent à la fois pertinents, efficaces, et respectueux des Droits de l’homme (notamment en ce qui concerne la protection des données).
Pour autant, le coordinateur insiste sur la nécessité de fournir de plus grands efforts, en matière de coordination entre les autorités concernées d’une part, et en ce qui concerne l’usage effectif de l’information disponible (communication aux Etats/sollicitation par les Etats) d’autre part.
Il rappelle aussi que l’Europe est en train de réviser son régime de protection des données – pour l’adapter notamment à la société nouvelle, caractérisée par les changements technologiques et l’absence de frontières – et fonde de réels espoirs sur la future communication relative à un European Information Exchange Model (demande de la Commission dans le cadre du programme de Stockholm). Il le fait sous réserve que son contenu soit dicté par un certain nombre de principes au rang desquels : partir de la réalité et des besoins sans se limiter à quelques instruments ou rester obligatoirement dans les champs législatifs déjà explorés, rompre avec les habitudes de travail isolé des autorités concernées, chercher à faire des propositions aux Etats en vue de l’élaboration d’une politique cohérente et d’un modèle multidisciplinaire d’échange des informations servant la sécurité intérieure, tout en préservant les données personnelles et la sécurité des données, ré-aborder enfin ces questions au niveau européen, dans le respect des objectifs précités.
3. La dimension internationale et l’examen de la stratégie de lutte contre le terrorisme des Nations Unies
L’objectif poursuivi est de rendre la stratégie des Nations Unies en matière de lutte contre le terrorisme plus efficace encore, et plus équilibrée, sans pour autant entrer dans un lourd processus de révision de cette stratégie. A cet égard, G. de Kerchove estime que, d’un point de vue organisationnel d’abord, la nomination d’un coordinateur de la lutte contre le terrorisme au niveau des Nations Unies serait sans doute un bon moyen de rendre plus centrale et plus lisible la lutte antiterroriste au sein même des Nations Unies, qui, sinon, s’éparpille entre les mains d’entités multiples, aux objectifs eux-mêmes pluriels. D’autre part, il conviendrait sans doute qu’à l’instar des travaux et actions entreprises au niveau européen, les Nations Unies dépassent le cadre de la « simple » production normative et du contrôle de l’application de ces textes, pour apporter aussi des réponses d’un autre type en ce qui concerne « les conditions propices à la propagation du terrorisme ».
L’Europe peut d’ailleurs être une sorte de référence à cet égard, tant en ce qui concerne les actions menées en matière de prévention et de lutte contre la radicalisation violente, qu’en ce qui concerne la promotion et la protection des Droits de l’homme dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, considérant d’ailleurs que ces dernières notions ne sauraient être dissociées et qu’elles se renforcent mutuellement.
4. La prévention générale et de la radicalisation
Plusieurs points négatifs sont à déplorer en cette matière centrale, selon le coordinateur.
D’une part, alors que la prévention effectuée par les Etats membres à l’interne devrait conduire à une expertise en la matière, elle-même utilisée afin de prévenir et lutter contre la radicalisation et le recrutement dans les pays tiers, cela n’est pas (ou peu) le cas. D’autre part, lorsque l’Union Européenne lance un programme « externe », comme cela a été le cas en direction de la corne de l’Afrique, du Sahel ou du Pakistan, l’approche en question manque cruellement de structuration et de caractère global, nuisant alors à son effectivité.
Enfin et surtout, le lien entre Sécurité et Développement n’est pas reconnu, ce qui constitue un non-sens du point de vue des politiques de prévention qu’il convient de mener. En effet, à cet égard, le coordinateur expose très clairement qu’il ne saurait y avoir de prévention efficace sans connaissance des zones et populations vulnérables, et sans moyens de développement accordés à ces populations, pour leur éviter toute radicalisation ; il en conclue qu’il est ainsi essentiel que la prévention s’inscrive dans le cadre des programme d’Aide Extérieure de l’Union Européenne.
Insistant sur le fait qu’en matière de prévention, il est impossible de dresser une « check list de ce qui marche ou pas » – étant donné l’importance du contexte sur la réussite des mesures de prévention et la multiplicité des contextes en cause -, le coordinateur effectue bon nombre de recommandations d’ordre général, parmi lesquelles : définition au niveau européen d’un cadre stratégique relatif à la prévention dans les pays tiers, intégration des experts de la lutte contre le terrorisme dans les discussions relatives à la programmation et aux comités de financement compétents, réalisation systématique d’études de terrain avant tout lancement d’une action de prévention, développement de partenariats avec les individus et les entités relevant de la société civile dans les zones concernées afin de coordonner les programmes de prévention appliqués de part et d’autre, essai de faire coïncider au maximum les efforts de prévention fournis par l’Union Européenne avec les priorités définies par les autorités des Etats concernés, plus généralement échange et partage des « bonnes pratiques » entre Union Européenne et pays tiers en matière de lutte contre la radicalisation et assistance des experts européens aux pays tiers. L‘attention est également attirée sur l’importance d’une évaluation du travail réalisé et de l’efficacité des actions de prévention entreprises.
5. La lutte contre le terrorisme et les Droits de l’Homme
Pour donner un caractère plus équilibré à la mise en œuvre de la stratégie des Nations Unies, les Droits de l’homme sont un facteur clef, outre qu’ils sont essentiels au succès à long terme de la lutte contre le terrorisme. Il est donc nécessaire que Lutte antiterroriste et Droits de l’homme fonctionnent de pair, souligne le coordinateur, notamment dans le cadre des politiques stratégiques menées et du dialogue entretenu avec les pays tiers. Ces efforts faits en direction des Droits de l’homme et de l’Etat de droit sont en effet essentiels en termes de prévention contre la radicalisation (la radicalisation et le recrutement des futurs terroristes prennent appui sur le sentiment populaire que les politiques antiterroristes sont injustes et discriminatoires), mais aussi en termes de mise en place et de renforcement de la coopération internationale.
Il est donc important que les Droits de l’homme soient au cœur des discussions que peut avoir la Commission avec les pays tiers, sur les questions de Justice, de Liberté et de Sécurité. Et ces affirmations ne doivent pas rester théoriques : le respect des Droits de l’homme et de l’Etat de droit doit en effet être une véritable composante de l’assistance contre le terrorisme à l’international : en ce sens, et notamment sur des aspects spécifiques comme en matière de justice pénale (enquête, détention, extradition…), le coordinateur insiste sur l’intérêt qu’il y a à développer et à diffuser des « bonnes pratiques » et des guides aidant à ce respect, en marge du cadre légal.
6. Sécurité et Développement
Le Conseil de l’Union a, depuis 2007, souligné le lien manifeste entre Sécurité et Développement, et invité l’UE à établir ses stratégies et ses politiques en considération même de ce lien. L’Agenda for change de la Commission reconnait plus globalement – mais dans le même esprit – que les objectifs de Développement, de Démocratie, de Droits de l’homme, de bonne Gouvernance et de Sécurité sont intimement liés, et affirme également que l’Union Européenne doit intensifier son approche liée de la Sécurité et de la Pauvreté, y compris en adaptant son arsenal législatif et les procédures applicables. D’autres institutions partagent d’ailleurs ce point de vue et travaillent en ce sens (la Banque mondiale, par exemple).
Cependant, en dépit de ces affirmations, le coordinateur regrette que l’Union Européenne n’utilise pas complètement tout son potentiel en ce sens. En effet, il observe que, par rapport aux instruments traditionnels de Développement, les instruments visant à la Stabilité (touchant à la lutte contre le terrorisme et à l’assistance pour les questions de sécurité intérieure) et ceux touchant à la promotion de la Démocratie et les Droits de l’homme dans le monde font l’objet d’un financement très réduit. Or, si l’Union Européenne veut réellement promouvoir des stratégies intégrées pour aider les pays en proie à l’instabilité et l’insécurité, cela implique de mobiliser l’argent du Développement. Remettant en cause l’argument selon lequel cette approche ne correspondrait pas à une bonne utilisation de l’Aide au Développement, le coordinateur justifie son point de vue, et appelle ainsi à l’application sans complexe de cette Aide à la sphère de la prévention contre le terrorisme.
7. Un regard particulier sur l’Afrique
Le coordinateur note enfin que l’Afrique est le lieu où, plus qu’ailleurs, le besoin de sécurité et de développement à la fois est le plus grand. Certaines zones se détériorent continuellement, et, outre que cette situation déborde sur celle d’autres pays, elle impacte aussi directement l’Union Européenne, en terme de sécurité. Par conséquent, il est urgent d’aider les pays de cette zone à résister aux attraits du terrorisme, sans pour autant prendre le risque de faire empirer la situation (répression excessive, tensions ethniques ravivées…). Des recommandations spécifiques sont ainsi faites en direction de quatre zones, dont les problèmes sont clairement identifiés : Mali, Sahel, Nigeria et corme de l’Afrique.