par Henri Labayle, CDRE
Le prix Nobel de la paix attribué à l’Union l’aura été en vain sur le front intérieur : la guérilla larvée entretenue par le Royaume Uni à l’encontre de l’intégration européenne prend un nouveau tournant. Celui-ci est inquiétant, pour l’avenir de l’Espace de liberté, certes, mais aussi pour l’Union dans son ensemble.
Les déclarations de Theresa May, ministre britannique de l’Intérieur, le 15 octobre dernier, jettent en effet un froid sur l’avenir proche de l’ELSJ. Le ministre y exprime ouvertement l’intention du Royaume Uni d’user en 2014 de la possibilité que lui offrent les traités de se retirer de l’essentiel de la coopération judiciaire et policière, c’est-à-dire en toute simplicité de près de 130 engagements souscrits … Pire, l’un de ses collègues, M. Gove évoque clairement l’hypothèse d’un départ de l’Union dans le cas contraire.
S’inscrivant dans la logique d’un mouvement général d’euroscepticisme impulsé par David Cameron, premier ministre en exercice, cette initiative déclenche au Royaume Uni un débat à la mesure des enjeux soulevés, y compris en allant jusqu’à menacer l’équilibre de la coalition au pouvoir. Au delà des questions de politique intérieure et pour la première fois, l’hypothèse de voir un Etat membre se désengager devient une perspective tangible.
Les données de la querelle
Le diable est dans les détails : le protocole additionnel n° 36 relatif aux dispositions transitoires, dans son titre VII relatif aux dispositions transitoires concernant les actes adoptés avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, ménage la possibilité pendant 5 ans de ne pas se plier au régime institutionnel définitif régissant les attributions de la Cour de justice et de la Commission, concernant principalement le recours en manquement. Ce délai expirera en tout état de cause le 1er décembre 2014.
En situation d’opt-out à l’égard de Schengen et en matière d’asile et d’immigration depuis Amsterdam, le Royaume Uni l’est également en matière de coopération policière et judiciaire depuis Lisbonne. Il a néanmoins pris la peine de négocier une précaution supplémentaire dans l’article 10 §4 du protocole en question : « au plus tard six mois avant l’expiration de la période transitoire visée au paragraphe 3, le Royaume-Uni peut notifier au Conseil qu’il n’accepte pas, en ce qui concerne les actes visés au paragraphe 1, les attributions des institutions visées au paragraphe 1 et telles que prévues par les traités. Au cas où le Royaume-Uni a procédé à cette notification, tous les actes visés au paragraphe 1 cessent de s’appliquer à son égard à compter de la date d’expiration de la période transitoire visée au paragraphe 3. Le présent alinéa ne s’applique pas en ce qui concerne les actes modifiés qui sont applicables au Royaume-Uni conformément à ce qui est indiqué au paragraphe 2 ».
En d’autres termes, au prétexte de son refus de voir les attributions de la Commission et de la Cour de justice être modifiées, le Royaume Uni est aujourd’hui en situation de pouvoir dénoncer l’application de tous les actes relevant de la coopération judiciaire et policière intervenus entre 1992 et 2007 et n’ayant pas été modifiés. Néanmoins et parce que l’imagination des diplomates est sans limites, une possibilité de « back-in » est ouverte par l’article 10 §5 mais en partie sous le contrôle des Etats membres.
One shot, cette possibilité globale d’opt-out en matière de coopération policière et judiciaire a été entourée de garanties par les autres Etats membres. Elle doit avoir lieu six mois avant l’expiration du délai, soit le 1er juin 2014 et elle peut s’accompagner « d’arrangements nécessaires » pris par le Conseil à la majorité qualifiée. Ceux-ci pourraient consister à faire supporter les conséquences financières de ce retrait « découlant nécessairement et inévitablement de la cessation de la participation » britannique, juste retour des choses.
Le positionnement britannique à l’égard de cette échéance était donc attendu, même si, dans les cercles européens, l’inquiétude était relative. D’un coté de la balance en effet, l’enjeu de la lutte contre la grande criminalité et le terrorisme, au sein de laquelle le Royaume Uni joue un rôle important, s’ajoutait au risque de marginalisation politique et technique de cet Etat membre tandis que, de l’autre, le refus presqu’anecdotique du contentieux du manquement ne semblait pas justifier un comportement aussi radical.
En fait le véritable enjeu est ailleurs, dans l’utilisation politique qui peut être faite d’une véritable fenêtre de tir ouverte par les traités au profit d’un Etat membre tenté de dessiner une autre géométrie de son positionnement au sein de l’Union et, accessoirement de donner des gages à une opinion publique hostile. Un « block opt-out » permettrait ainsi aux autorités britanniques de remettre en cause l’ensemble de la législation de l’Union en matière répressive, tout en espérant jouer du « pick and choose » pour revenir dans un second temps autour de la table pour les seules initiatives jugées intéressantes.
L’occasion était donc rêvée pour madame May et les eurosceptiques du parti conservateur de frapper un grand coup et reconquérir ainsi une part de l’opinion publique s’étant détournée d’eux. Cent deux députés conservateurs avaient d’ailleurs appelé cette initiative de leurs vœux, dès février 2012.
Ici les arguments de raison s’effacent devant ceux de la passion, irrationnels.
On pourrait imaginer que la lente progression de l’ELSJ et plus précisément de la coopération policière et judiciaire vers les schémas ordinaires de l’intégration européenne constitue la principale explication de ce coup d’arrêt brutal. Le passage du tout intergouvernemental de Maastricht au maintien de la décision à l’unanimité conservée à Amsterdam ayant été gommés à Lisbonne pourrait peut être l’éclairer. en réalité, la capacité intégrative de ce qui demeure une “coopération” entre Etats dans l’Union demeure relative et l’invocation repoussoir d’un Procureur européen à décider demain se décidera à l’unanimité… Le mal n’est donc pas là.
C’est oublier un peu vite ici la patience des négociateurs de Lisbonne à l’égard des prétentions britanniques. Le protocole n° 36 n’est en effet qu’un avatar ultime de la négociation intergouvernementale, après le rappel express de la prise en compte des traditions juridiques nationales, de la priorité donnée à la reconnaissance mutuelle et de l’instauration d’une clause de « frein accélérateur » destinée à faire capoter toute initiative commune jugée téméraire, toutes contributions britanniques à l’intégration européenne…
Présenté de manière anodine par beaucoup à l’époque, le protocole 36 aurait donc été une simple manœuvre diplomatique, destinée à faciliter le ralliement britannique tout en n’ayant aucune possibilité de jouer. En fait, ce mécanisme révèle ici toute sa perversité, offrant à David Cameron l’opportunité de jouer la seconde mi-temps d’une partie commencée par Tony Blair. Le procédé permet en toute duplicité à un Etat membre de revenir sur sa parole, celle donnée à l’adoption de chacune des législations de l’Union en matière répressive …
Sans rien dissimuler de leur état d’esprit en effet, les autorités britanniques affichent clairement la couleur et désignent l’ennemi. La couleur, c’est celle du refus de l’intégration, l’adversaire désigné étant la Cour de justice de l’Union.
Cette dernière suscite, sans aucun doute, l’hostilité la plus évidente au Royaume Uni, concurrencée seulement par son homologue strasbourgeoise qui rallie autant de critiques. Un ancien ministre de l’Intérieur britannique du gouvernement Major, Timothy Kirkhope, europarlementaire conservateur par ailleurs, l’exprime sans ambages : « accepting the authority of the European Courts would be incompatible with the UK’s Common law system and legal traditions which have been developed over hundreds of years. We simply do not have a legal system which is based on the Napoleonic and Romanic codes, like the rest of Europe ». Tout est dit.
Vécue comme une menace immédiate à l’encontre de la common law et des traditions juridiques britanniques, la jurisprudence de la Cour de justice l’est aussi comme un obstacle politique aux changements de pied qu’apprécie le pragmatisme britannique. Ainsi, tout comme Londres avait en son temps fortement suggéré (en vain) à la CEDH de relire sa jurisprudence en matière de traitement des terroristes, madame May vient-elle de suggérer de remettre en question la jurisprudence de Luxembourg en matière de regroupement familial des ressortissants de l’Union (The Guardian, 22 octobre 2012)…
Le florilège des accusations portées à l’encontre de l’ELSJ est sous-tendu par cette hostilité de principe. Le procès d’intention britannique mené à l’encontre du mandat d’arrêt européen est parfaitement symptomatique de ce point de vue : le MAE est vilipendé à Londres, accusé de lourdeur et de porter atteinte aux droits des citoyens de sa Gracieuse Majesté, quitte à oublier les récentes diatribes à l’encontre des lenteurs de la justice française à l’égard d’un professeur en fugue avec l’une ses élèves mineures … Quitte aussi à passer sous silence la livraison en quelques jours d’Hussein Osmain, poseur de bombe dans le métro londonien quand la France avait du attendre près de dix ans celle de Rachid Ramda, financier de l’attentat de Saint Michel, réfugié à … Londres.
Une pathologie europhobe
Ce positionnement britannique n’est pas une surprise tant les signes annonciateurs d’une crise des relations avec l’Union européenne sont nombreux. Ayant renoncé au thème électoralement porteur du référendum sur la participation du Royaume Uni à l’Union dans ses tractations avec son partenaire Lib-Dem Nick Clegg, David Cameron n’a pas abandonné l’idée d’utiliser ce terrain pour rassembler ses troupes.
La crise ouverte par son opposition frontale au traité budgétaire européen, non signé parce que ne préservant pas les intérêts de la City, et la menace d’une saisine de la Cour de justice, aux vertus curieusement retrouvées pour cette occasion, en furent les symptômes évidents, il y a moins d’un an. Ils se sont poursuivis hier avec les controverses sur la taxe sur les transactions financières et l’Union bancaire et ils se prolongent aujourd’hui avec le refus de participer au redressement de la zone euro (auquel d’autres Etats membres non parties à cette zone collaborent activement pourtant) et la menace récente de bloquer le débat budgétaire sur les perspectives financières de l’Union.
La situation politique intérieure de la Grande Bretagne éclaire largement ce qui apparaît désormais comme un dérèglement diplomatique, voire une véritable pathologie europhobe. Talonné sur sa droite par l’Ukip, petit parti pour « l’indépendance » faisant du retrait de la Grande Bretagne son fonds de commerce, aiguillonné par l’aile droite du parti conservateur, le premier ministre n’a guère de marge de manœuvre, la solidité de sa coalition avec les Libéraux lui interdisant d’aller trop loin.
Sans doute alors poursuit-il un objectif moyen, celui de la renationalisation partielle d’un certain nombre de réalisations de l’Union, au premier rang desquelles les questions JAI se profilent et, au besoin, la définition d’un nouveau partenariat avec l’Union…
Ce désengagement partiel prendrait alors en exemple, souvent cité aux bords de la Tamise, la situation de la Norvège ou de la Suisse au regard de l’Union européenne. Sauf que les fins connaisseurs des questions européennes du parti conservateur ignorent apparemment que, même en n’étant pas parties à l’Union, d’une part ces deux Etats ont intégré volontairement Schengen, et que, d’autre part, la Norvège applique l’essentiel de la législation communautaire …
Du strict point de vue de la coopération policière et judiciaire, l’initiative gouvernementale suscite cependant en Grande Bretagne des réserves affirmées publiquement. D’abord du point de vue des professionnels du droit que peuvent être la très respectée Law Society of Law ou le Bar Council appelant à la prudence, ou encore de celui des professionnels de la police et du renseignement invitant expressément par écrit le gouvernement à reconsidérer son point de vue.
Les conséquences de ce “block opt-out” sont effectivement susceptibles d’être graves du point de vue de la lutte contre le crime, au Royaume Uni comme dans l’Union européenne. La liste des 130 mesures concernées comporte des chapitres majeurs pour l’entraide répressive dans la lutte contre le crime, notamment et y compris en matière de coopération policière puisque telle était la priorité des britanniques à l’inverse du rapprochement des législations. A cet égard, Europol ou les dispositifs de collecte et d’échanges d’informations constituent des pièces maîtresses du dispositif sécuritaire britannique, loin d’y susciter les réactions aussi allergiques que les quelques tentatives d’harmonisation du droit pénal en Europe …
Nick Clegg, partenaire déçu de la coalition gouvernementale, ne semble pas l’entendre de cette oreille, à en croire les déclarations virulentes de certains membres du parti Lib-Dem : « it’s just pandering to the Euroseptics » (The Independant, 15 octobre 2012). Sans aller jusqu’à la rupture, la perspective d’un vote parlementaire sur la décision de se retirer laisse donc augurer de difficultés certaines …
Quoi qu’il en soit, le pari britannique de revenir par la fenêtre après avoir claqué la porte peut laisser le Royaume Uni espérer de conserver, au cas par cas, les seules réalisations les intéressant, faisant le pari que la Commission ne le leur refusera pas, conformément aux traités.
Il n’est pourtant pas prouvé que ce calcul soit le bon. Au delà de son coût technique, le coût politique de la manœuvre est considérable. David Cameron semble l’avoir négligé. L’entraide répressive repose sur un élément essentiel, sans lequel rien n’est possible ni en matière d’échange d’informations ni pour livrer un coupable : la confiance que les partenaires se prêtent. Que restera-t-il demain de celle-ci en Europe à l’égard du Royaume Uni ?