par Henri Labayle, CDRE
Tout arrive. Après avoir longtemps manifesté une indifférence souveraine à l’égard du renvoi préjudiciel organisé par le droit de l’Union européenne, le Conseil constitutionnel s’est intelligemment rendu à l’évidence : l’obligation d’y recourir pèse également sur lui. Il s’y rend délibérément dans une décision 2013-314 QPC du 4 avril 2013, M. Jérémy F. rendu à propos du mandat d’arrêt européen.
La petite histoire retiendra que la fuite et l’arrestation en France d’un enseignant britannique accompagné de l’une de ses élèves mineures lui auront donné l’occasion de cette prise de conscience, dans une affaire continuant à défrayer la chronique des tabloïds d’outre-Manche.
L’Histoire, tout court, saura gré au droit de l’ELSJ, une fois encore, de permettre une prise de conscience indispensable. Celle des imperfections du droit interne au regard du formidable bouleversement impulsé par l’intégration européenne, certes, mais celle surtout de l’autisme des acteurs du droit français devant ce bouleversement. Dix ans après en avoir décrit les symptômes (H. Labayle, Le contrôle de la constitutionnalité du droit dérivé de l’Union européenne, L’entraide judiciaire européenne au Palais Royal, RFDA 2003 p. 442), rien ne semble avoir vraiment changé. Découvrir la légèreté avec laquelle la transposition de la décision-cadre instituant le mandat d’arrêt européen s’est opérée en France comme ailleurs laisse pantois.
Une décision de renvoi prenant la forme d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par la Cour de cassation à ce propos a donc conduit le Conseil, le 4 avril, à surseoir à statuer afin d’interroger la Cour de justice de l’Union quant à l’interprétation à donner de la Décision-cadre 2002 584 instituant le mandat d’arrêt européen (MAE). Ce faisant, s’ouvre un champ d’interrogations sérieuses.
1. L’objet du renvoi préjudiciel
a. L’objet des interrogations de la Cour de Cassation était des plus sérieux. Remis à la justice britannique sur la base d’un mandat d’arrêt européen émis pour enlèvement d’enfant, l’enseignant britannique en question, Jeremy Forrest avait été mis en cause pour des faits d’atteinte sexuelle sur mineure.
Arrêté et placé sous écrou en France, l’intéressé avait accepté sa remise aux autorités britanniques, conformément à l’article de la décision-cadre 2002/584 mais sans renoncer au jeu du principe de spécialité comme le même texte l’y autorisait dans son article 13§1.
L’accusation d’enlèvement d’enfant ayant peine à être juridiquement confirmée en raison du caractère volontaire de la fugue de la jeune élève, les autorités britanniques ont alors saisi dans un deuxième temps leurs homologues français d’une demande d’extension des effets de la décision de remise, ce pour des délits « d’activité sexuelle avec une enfant mineure de seize ans », comme, là encore, les articles 27 et 28 de la décision-cadre 2002/584 le permettent.
Là, en revanche et à l’inverse de son consentement initial à être remis, Jeremy Forrest s’est opposé à cette extension, faisant à la fois valoir que les autorités britanniques outrepassaient le strict champ du principe de spécialité et que les faits reprochés ne respectaient pas le principe de double incrimination.
Sollicitée sur ce point, la Chambre de l’instruction de Bordeaux a écarté sa demande dans un arrêt du 15 janvier 2013, immédiatement contesté devant la Cour de Cassation.
Celle-ci s’est trouvée confrontée à une difficulté très particulière, opposant tout à la fois l’ancien, c’est-à-dire les réflexes hérités du droit extraditionnel, et le nouveau, la révolution “copernicienne” du mandat d’arrêt si bien qualifiée par Jean Pradel, mais mettant aussi en perspective les garanties du droit constitutionnel interne et celles du droit de l’Union.
D’où le renvoi de ses interrogations, le 19 février 2013, non pas à la Cour de justice mais au Conseil constitutionnel dans un véritable contre-réflexe de sa jurisprudence Melki. Saisissant aujourd’hui le juge du Palais Royal au lieu de celui du plateau du Kirchberg, elle faisait l’inverse il y a trois ans. On peut débattre de cette opportunité …
b. Transposée de manière hâtive en droit français puisque due à la seule vigilance de certains sénateurs dont l’un siège aujourd’hui au Conseil constitutionnel, (voir le rapport 441 du 24 juillet 2003 de la Commission des Lois p. 36 et surtout l’amendement n° 273 du 30 septembre 2003 déposé en première lecture par Pierre Fauchon) par la loi 2002-204 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi « Perben », la décision-cadre 2002/584 souffre d’un certain nombre d’imperfections que ne masquent pas ses nombreuses qualités et le succès de son application.
L’une de ses faiblesses congénitales tient dans la latitude délibérément laissée par le texte aux Etats membres concernant les contrôles « suffisants » que ceux-ci doivent mettre en place, selon son considérant 8. On devine, qui plus est, qu’elle ne dise mot des possibilités de recours susceptibles d’être exercés à l’encontre d’une décision d’extension.
Le droit français a donné corps à cette simple allusion en ouvrant jusqu’à la cassation la possibilité de contester une décision de remise à laquelle la personne intéressée n’aurait pas consentie, hypothèse dans laquelle la décision est alors « irrévocable » selon l’article 695-31 du Code de procédure pénale et l’article 13 §4 de la décision-cadre.
Aussi, en France, l’arrêt de la chambre de l’instruction peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation de la part du procureur général ou de la personne concernée. Les délais du pourvoi ont été limités au regard du droit commun afin de s’inscrire dans ceux exigés par la décision-cadre : le délai pour agir a été ramené de cinq à trois jours et la Chambre criminelle doit statuer dans les quarante jours.
Pour ce qui est de la décision autorisant une poursuite éventuelle pour d’autres infractions, régie par l’article 27 de la décision-cadre, le législateur français a pris en revanche sur lui, dans l’article 695-46 du CPP, de préciser dans son quatrième alinéa que cette décision d’extension est insusceptible de recours. La chambre de l’instruction statue dans ce cas « sans recours », après avoir opéré les vérifications nécessaires, ce à quoi le juge judiciaire a déjà donné application.
Noter que, pour la seule année 2011 en France, 448 MAE ont donné lieu à remises consenties tandis que 308 ont fait l’objet d’un refus permet de mesurer que la question de l’accès au juge n’est indifférente ni dans un cas ni dans l’autre.
Car c’est le coeur du litige ouvert par l’affaire Forrest. Ayant consenti à sa remise pour le strict motif de l’accusation « d’enlèvement d’enfant », ce dernier était dans l’impossibilité de contester la décision initiale de remise comme la décision ultérieure d’élargir le champ des poursuites.
L’atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif, garanti à la fois au plan constitutionnel et européen, est patente. A l’évidence, priver le justiciable de tout accès au juge, par principe et de manière absolue, dans une matière aussi grave que celle en cause pose un problème majeur. Portée par la Cour de Cassation devant le juge constitutionnel, la question pose à la fois un problème de constitutionnalité et de conventionnalité.
Au regard du droit de l’Union, laisser à l’appréciation souveraine de chaque Etat membre le règlement de cette difficulté est évidemment choquant. Explicable par les limites de la coopération intergouvernementale qui prévalait en 2002, le problème n’a pas été véritablement pointé depuis par les différentes évaluations relatives au MAE.
A l’instant où l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux garantit le droit à une protection juridictionnelle effective, l’intervention de la Cour de justice sur ce terrain est particulièrement bienvenue. On la doit au Conseil Constitutionnel.
2. Le principe du renvoi préjudiciel
La chose paraissait réglée : les interrogations du juge judiciaire avaient toutes chances de se régler sur le terrain de la constitutionnalité, et il l’avait manifestement senti ainsi.
a. Le considérant 20 de la fameuse décision 2006-540 DC du 27 juillet 2006 l’indique : « devant statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la question préjudicielle prévue par l’article 234 du traité instituant la Communauté européenne ».
De plus, le délai de trois mois dans lequel le Conseil doit statuer en matière de question prioritaire de constitutionnalité en vertu de l’article 23-10 de l’ordonnance de 1958 rendait peu plausible un revirement de cette position.
Le droit interne fournissait néanmoins nombre de pistes à explorer pour remédier à ce qui constitue incontestablement une anormalité, l’absence d’accès au juge. Parmi les premiers grands arrêts enseignés aux étudiants de droit administratif ne figurent-ils pas ceux (CE, Ass. 7 février 1947, D’Aillères, Lebon p. 50 ; CE, Ass. 17 février 1950, dame Lamotte, Lebon p. 110) où le juge fait la preuve de son indépendance de vue en dégageant un principe d’accès au juge dont Bruno Genevois a souligné qu’il ne se limite pas à l’action des juridictions administratives dans sa magnifique contribution à l’étude des principes généraux du droit au Répertoire de contentieux administratif ?
Ayant déjà indiqué il y a déjà un demi-siècle que lorsque le législateur écrit « n’est susceptible d’aucun recours », cela signifie en réalité que le recours en cassation n’est pas écarté pour autant, le juge interne pouvait reprendre ici à son compte cette technique. D’autant que les arguments du législateur de 2003 brillaient par leur pauvreté, se bornant à appliquer à la matière du MAE un raisonnement du passé déduit du droit extraditionnel auquel, précisément, le MAE entend tourner le dos.
Le terreau constitutionnel paraissait particulièrement fécond pour en juger, le commentaire « autorisé » de la décision 2013-314 QPC faisant la preuve de la richesse du fond de principes à disposition.
b. Ces derniers n’ont pourtant pas été mis à contribution et, par une démarche très politique, le Conseil constitutionnel a exploré une autre voie dont on saluera à la fois l’opportunité et l’intelligence.
Comme nombre de juridictions constitutionnelles au sein de l’Union, le Conseil constitutionnel actionne en effet l’article 267 du TFUE pour saisir la Cour de justice à titre préjudiciel. Son objectif est clair : identifier la source du dysfonctionnement conduisant à une atteinte au droit à une protection juridictionnelle effective, qui peut être due au manque de clarté de la décision-cadre comme à l’usage négligent de son autonomie institutionnelle et procédurale par le législateur français.
Rassemblant tout à la fois un ancien commissaire de l’Union en charge de la JAI, Jacques Barrot, un militant infatigable de l’intégration répressive européenne, Hubert Haenel, et les connaisseurs avertis de la sensibilité technique et politique des modes d’entraide répressive que furent par fonction Renaud Denoix de Saint Marc et Guy Canivet, on comprendra que le choix du Conseil est à la fois fondé et nourri.
En premier lieu et avant toute autre réflexion, sauvegarder le marbre de la décision IVG en refusant tout contrôle de conventionnalité de la loi de transposition du MAE a vraisemblablement été la priorité animant le juge constitutionnel.
Imputer la paternité de la violation du droit au juge était donc indispensable pour y parvenir, ce qui ne coulait pas de source. En ce sens, la conviction du juge judiciaire quant à la responsabilité du législateur semblait à la fois faite et acceptable. Le texte de la décision-cadre est, on l’a vu, malheureusement silencieux sur ce point, quitte à nourrir l’incertitude.
Que le juge constitutionnel fasse mine de ne pas la partager entièrement et semble éprouver des doutes intellectuels justifiant d’aller au delà en s’interrogeant sur le sens à donner à la règle européenne transposée relève alors sans doute du calcul et de la stratégie.
Cette dernière porte un nom et elle n’est pas qu’un mot : le dialogue des juges. Après les jurisprudences que l’on sait et qui ont largement pacifiées les relations entre le droit interne et le droit de l’Union, il restait à encore concrétiser la collaboration juridictionnelle que le renvoi préjudiciel traduit.
C’est chose faite et on ne peut que se féliciter de « l’avènement des rapports de systèmes » (B. Bonnet, Repenser les rapports entre rapports juridiques, Lextenso, 2013 p.65) qui s’en renforce encore.
Courageusement, le juge de la question prioritaire de constitutionnalité assume donc la fonction qui est la sienne et place ainsi, dans un jeu subtil, la CJUE devant ses responsabilités. Revendiquer celles-ci, comme elle l’a fait dans l’affaire Melki lorsqu’elle a souligné l’obligation de renvoi préjudiciel, suppose en effet qu’on les exerce. Le silence de la décision-cadre sur l’obligation de prévoir des voies de recours n’est-il pas en définitive aussi coupable que l’exclusion prononcée par le législateur interne ?
On peut alors espérer que la Cour de justice saura utilement saisir la possibilité que lui offre ainsi le Conseil constitutionnel de donner corps à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux dont le premier alinéa rappelle que « toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés à droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article ». N’a-t-elle pas dit pour droit dans une affaire célèbre que le « principe de protection juridictionnelle effective constitue un principe général du droit communautaire, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la convention européenne des droits de l’homme, ce principe ayant d’ailleurs été réaffirmé à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne » (CJUE, 3 septembre 2008, Kadi, C-402/05 P et C-415/05 P, Rec. 2008 p. I-06351) ?
Répondre ne sera pas simple au plan technique. La décision-cadre 2002/584 assigne un délai de trente jours pour examiner une demande de MAE et son silence quant aux voies de recours laisse subsister des interrogations sur les obligations pesant sur les Etats membres en cas d’exercice de ces derniers. D’autres affaires, dont celle d’Aurore Martin commentée en ces lieux, ont déjà ouvert le champ du débat.
Ici, le respect des délais fixés par la décision-cadre sera difficilement tenable en cas de recours contre la décision d’extension. Cela pose à l’évidence un problème dont la Cour de justice devra éclairer la solution, quand bien même la République français serait loin d’être la plus mauvaise élève de l’Union comme en atteste une récente évaluation du MAE au sein de l’Union (9200/7/12 REV 7 du 15 janvier 2013). Au pire, le délai de la législation française pour traiter de la QPC sera la victime collatérale du débat en cas de renvoi préjudiciel…
Cette conscience de l’urgence des délais explique alors que le juge du Palais Royal ait fait le choix usage de la procédure dite de PPU (Procédure préjudicielle d’urgence) dont le délai moyen de règlement est de deux mois et demi.
Instituée depuis 2008, le moins que l’on puisse en dire est que le juge national et le juge de l’Union ne lui ont guère donné l’occasion de prospérer : 3 ont abouti en 2008, 1 en 2009 et aucune depuis en 2010 et 2011 en matière de coopération judiciaire pénale. Rapportée à près de 20.000 MAE exécutés entre 2005 et 2011, cette modération extrême du juge national et ce malthusianisme de la Cour pour en traiter ne seront pas vraiment compensés par ce nouveau volontarisme du Conseil …
Quoi qu’il en soit, avant une étude plus approfondie à paraître à la Revue française de droit administratif et sans prendre pour autant le Conseil constitutionnel pour un célèbre agent secret britannique comme le suggère le titre de ce billet, la décision 2013-314 QPC marque une étape importante : celle de la participation pleine et intelligente du Conseil constitutionnel à un dialogue des juges qui s’ordonne enfin.