par Amélie Da Fonseca, CDRE
Dans la construction d’un dialogue entre les juridictions nationales et le juge de l’Union, le mandat d’arrêt européen a le mérite d’avoir conduit trois cours constitutionnelles à interroger la Cour de justice pour la première fois. La Cour d’arbitrage belge, le Tribunal constitutionnel espagnol et enfin le Conseil constitutionnel français ont tour à tour en 2005, 2011 et 2013, saisi les occasions offertes par cet instrument du droit pénal européen pour s’adresser au juge de l’Union via le mécanisme préjudiciel. Le suivi des réponses de la Cour n’est pas sans intérêt, comme ici à propos du Tribunal constitutionnel espagnol.
Le 13 février dernier, soit un an après l’arrêt préjudiciel rendu par la Cour de justice, le Tribunal constitutionnel espagnol, dans sa formation plénière, a rendu sa décision dans l’affaire Melloni (STC 26/2014). Le dialogue entre les deux juridictions semble dès lors établi. Toutefois, si l’essentiel est dans la décision finalement rendue par le Tribunal constitutionnel, dans la mesure où ce dernier applique in fine les prescriptions du juge de l’Union, elle sème le trouble quant à l’état d’esprit de ce dernier. La conclusion selon laquelle le niveau de protection du droit à un procès équitable garanti par la constitution espagnole doit être réduit afin de ne pas entraver l’exécution du mandat d’arrêt européen est le résultat d’un raisonnement juridique pour partie inutile et sans aucun doute lacunaire.
1. L’essentiel : une solution en conformité avec les exigences du droit de l’Union
On se souvient de l’arrêt Melloni (C-399/11) commenté ici par le professeur Mehdi, dans lequel la Cour de justice répondait à trois questions préjudicielles posées par le juge constitutionnel espagnol.
Un bref rappel des faits s’impose : don Stefano Melloni, visé par un mandat d’arrêt européen accompagné d’une ordonnance de la chambre pénale de l’Audiencia Nacional prévoyant sa remise aux autorités italiennes, avait introduit devant le Tribunal un recours d’amparo visant à faire constater la « violation indirecte des exigences absolues découlant du droit à un procès équitable consacré à l’article 24.2 de la constitution espagnole » au motif que le jugement par défaut dont il avait fait l’objet n’était pas susceptible de recours, le droit italien excluant une telle possibilité.
Les deux premières questions adressées à la Cour portaient sur l’interprétation et la validité de l’article 4 bis, paragraphe 1, de la décision-cadre n°2002/584/JAI, et ses réponses ne réservaient aucune surprise. L’intérêt de l’arrêt résidait dans la réponse à la troisième question, qui consistait à déterminer si l’article 53 de la Charte autorise un Etat membre à appliquer, dans le cadre de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen, un niveau plus élevé de protection des droits fondamentaux tiré de sa constitution nationale. En d’autres termes, l’exécution d’un mandat d’arrêt européen peut-elle être entravée par l’application d’un niveau de protection des droits fondamentaux plus élevé que celui prescrit par le droit de l’Union ?
Se fondant sur le principe de primauté, la Cour de justice rappelle qu’un Etat membre ne peut invoquer des dispositions nationales, même d’ordre constitutionnel, pour faire obstacle à l’application du droit de l’Union. L’article 4 bis, paragraphe 1, étant conforme à la Charte, et de surcroît ne laissant aucune marge d’appréciation aux Etats membres, ces derniers ne peuvent en aucun cas entraver l’exécution d’un mandat d’arrêt européen par l’application de leurs standards nationaux.
Sans grande surprise, la solution retenue par le juge constitutionnel espagnol fait application des indications fournies par la Cour dans son arrêt préjudiciel.
La jurisprudence constante selon laquelle les pouvoirs publics espagnols, lorsqu’ils acceptent l’extradition vers des Etats qui autorisent les condamnations par défaut sans possibilité de recours, encourent une violation indirecte du droit à un procès équitable, est abandonnée. Le contenu du droit au procès équitable dans sa projection externe se trouve dorénavant réduit par rapport au contenu que lui confère son interprétation constitutionnelle dans son application interne. Notons que le Tribunal n’hésite pas à employer des expressions fortes, comme pour marteler sa bonne foi à l’égard de la coopération qu’il entame avec le juge de l’Union, dont il indique que la « réponse (…) sera d’une grande utilité à l’heure de déterminer le contenu du droit à un procès équitable lorsqu’il déploie ses effets ad extra » (FJ 2).
Tel que le dirait Pangloss en de pareilles circonstances, « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » : le juge constitutionnel espagnol, face à une difficulté relative à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen, a sollicité la Cour de justice. Cette dernière a répondu aux questions qui lui étaient posées, et enfin le Tribunal a rendu sa décision à la lumière des prescriptions de la Cour. Pourtant, si la solution paraît satisfaisante de ce point de vue, de sérieux doutes quant aux intentions du juge espagnol apparaissent à l’examen des fondements juridiques de la décision.
2. L’inutile : les éléments inappropriés à la résolution de l’affaire
Pour aboutir à la révision de son interprétation du contenu du droit à un procès équitable, le Tribunal constitutionnel espagnol emprunte des sentiers sinon inattendus, à tout le moins incohérents. Si tous les chemins mènent au respect du droit de l’Union européenne, il en est qu’il n’est pas raisonnable d’emprunter à l’heure où la subsidiarité juridictionnelle organise une répartition des compétences des juridictions nationales et européennes qui ne laisse aucune place aux vanités nationales.
Trois points attirent notre attention. En premier lieu, le Tribunal invoque la nécessité de « compléter » la réponse de la Cour de justice avec la doctrine établie dans sa déclaration du 13 décembre 2004 (DTC 1/2004) relative au TECE (FJ 3). Dans cette déclaration, le juge constitutionnel revient sur les fondements de la participation de l’Espagne à l’Union en insistant particulièrement sur les limites de l’intégration européenne.
La reprise de cette déclaration est à la fois inutile et inappropriée. Inutile, car son contenu est sans rapport avec l’espèce. En effet, quel est l’intérêt de consacrer tout un fondement juridique à reprendre le contenu d’une déclaration se bornant à souligner le rôle ultime de la juridiction constitutionnelle dans la préservation de la souveraineté du peuple espagnol en cas d’inconciliabilité entre le droit de l’Union et la constitution espagnole, lorsqu’en l’espèce il n’existe aucun doute de cette nature ? Inapproprié ensuite, car en s’octroyant la compétence de « compléter » l’arrêt préjudiciel Melloni, le Tribunal constitutionnel se permet d’évaluer la qualité de la décision rendue par le juge de l’Union.
Or il n’appartient pas au juge national, fut-il constitutionnel, de porter une appréciation sur la jurisprudence de la Cour de justice. Il ne devrait plus être besoin de rappeler que cette dernière jouit, en vertu du Traité, d’une compétence d’attribution, qui lui est exclusive, pour interpréter et apprécier la validité du droit de l’Union. A chaque juge ses normes de références. La fonction de la subsidiarité juridictionnelle, au fondement de la construction européenne, repose également sur l’équilibre qui découle du respect par chaque juge de ses attributions. En s’arrogeant un pouvoir qu’il ne détient d’aucune norme, le Tribunal instille le doute quant à sa bonne volonté dans la collaboration qu’il a lui-même initiée avec la Cour de justice.
Le Tribunal articule ensuite son raisonnement autour de l’analyse de la jurisprudence internationale relative au droit à un procès équitable (FJ 4). Après la mention de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans un premier temps, puis du contenu de l’arrêt préjudiciel de la Cour de justice, le Tribunal constitutionnel déclare que les deux jurisprudences coïncident.
Il opère ainsi un contrôle, à peine déguisé, de la conventionnalité de la jurisprudence de la Cour de justice et particulièrement de son arrêt Melloni. C’est d’autant plus malvenu qu’habituellement les juridictions nationales évitent autant que possible les situations inconfortables dans lesquelles elles seraient prises en étau entre les exigences de la Convention et celles de l’Union. Le juge constitutionnel espagnol se place volontairement au cœur d’un trilogue artificiellement créé, dont il donne l’illusion de maîtriser le jeu.
Manipulation inutile puisque la Cour de justice n’a non seulement pas attendu l’entrée en vigueur de la Charte pour prendre en compte la jurisprudence de la Cour européenne, mais continue d’en faire application en vertu de l’obligation prévue par l’article 53 de la Charte. A fortiori dans un contexte où les négociations de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme ne rencontrent que des difficultés d’ordre technique et non plus politique, la confrontation intentionnelle des jurisprudences des deux Cours conduit à s’interroger sur les intentions du Tribunal constitutionnel espagnol.
Enfin, en abordant le droit de l’Union et la jurisprudence de son juge comme de simples éléments du droit international classique, le juge constitutionnel espagnol semble perdre de vue un aspect essentiel de sa mission : la protection des droits fondamentaux.
Pour s’en convaincre, reprenons l’arrêt préjudiciel Melloni. La décision prescrit que lors de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen, un Etat membre ne peut invoquer un niveau de protection du droit à un procès équitable plus élevé que celui qui est préconisé par le droit de l’Union. Or le Tribunal, modifiant sa jurisprudence antérieure – qu’il a pris le soin de longuement détailler (FJ 4) – abaisse son standard de protection du droit à un procès équitable dans sa projection ad extra. Ne tenant pas compte de l’originalité de l’ordre juridique de l’Union européenne ni de la spécificité du mandat d’arrêt européen, et encore moins du rayonnement limité à l’Union de la jurisprudence de la Cour, le revirement opéré par le juge espagnol concerne l’ensemble des remises d’individus, quel que soit l’Etat d’émission de la demande.
La solution livrée par la Cour, ne valant naturellement que dans les relations entre les Etats membres de l’Union à l’occasion de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen, se trouve projetée par le juge constitutionnel aux relations de l’Etat espagnol avec des Etats tiers lorsqu’est en cause une procédure d’extradition. Est-il nécessaire de souligner que tous les Etats du monde ne partagent pas la même conception des droits fondamentaux que celle qui prévaut dans l’Union européenne ?
De l’absence de distinction du droit de l’Union dans la sphère du droit international général découle une confusion qui aurait pu être évitée. Le Tribunal constitutionnel espagnol prête ainsi à l’arrêt préjudiciel Melloni un effet dépassant les frontières européennes qui n’est pas désiré par la Cour autant qu’il n’est pas désirable. Pour reprendre les termes du juge Ollero dans son opinion dissidente, « il ne me semble pas que la meilleure manière d’inaugurer ce qui se présente comme un laborieux ‘dialogue des juges’ entre le juge constitutionnel espagnol et le juge de l’Union, soit de lui prêter inutilement un air de monologue avec assentiment obligatoire » (point 2).
3. L’absent : les lacunes de la décision
La première lacune de la décision du juge espagnol réside dans l’absence d’argumentaire accompagnant l’abandon de sa jurisprudence antérieure relative aux violations indirectes du droit à un procès équitable dans sa dimension externe (FJ 4).
Le Tribunal n’explique pas les raisons qui le conduisent à ce changement radical, il se contente de reconsidérer sa position. En effet, l’utilisation des « canons de contrôle » internationaux – parmi lesquels apparait l’arrêt Melloni – ne vient pas directement servir la justification du changement. Le juge constitutionnel emploie la jurisprudence européenne en tant que simple critère au service de l’interprétation du contenu du droit à un procès équitable tel que garanti par la constitution espagnole. Or il est évident que ce revirement est commandé par la singularité de l’instrument de coopération pénale que constitue le mandat d’arrêt européen.
Le second grand absent de la décision Melloni est l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Alors même que cette disposition a fait l’objet de la troisième question préjudicielle, donnant lieu à une réponse fournie de la Cour de justice, les débats autour de l’article 53 de la Charte sont précieusement occultés par le Tribunal constitutionnel espagnol.
Rappelons que ledit article prévoit qu’ « aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales, dans leur champ d’application respectif, par (…) les constitutions des Etats membres ».
Dans son arrêt, le juge de l’Union en livre une interprétation radicalement contraire à celle présentée par le juge espagnol, à savoir que cette disposition « ne permet pas à un Etat membre de subordonner la remise d’une personne condamnée par défaut à la condition que la condamnation puisse être révisée dans l’Etat membre d’émission, afin d’éviter une atteinte au droit à un procès équitable et aux droits de la défense garantis par sa constitution ». A l’appui de son raisonnement, la Cour de justice invoque les principes de primauté, d’unité et d’effectivité du droit de l’Union, l’uniformité du standard de protection des droits fondamentaux défini dans la décision-cadre et résultat d’un consensus, ainsi que les principes de confiance et de reconnaissance mutuelle.
Mais le Tribunal constitutionnel ne se contente pas d’éviter soigneusement de revenir sur cette question. Rappelons qu’il fonde largement sa décision sur la déclaration 1/2004, dans laquelle il fait valoir une interprétation de l’article 53 de la Charte identique à celle qu’il a reproduite dans la question préjudicielle qu’il a renvoyée devant la Cour et totalement contraire aux prescriptions de cette dernière. Le silence du Tribunal trahit une résistance implicite à l’arrêt rendu par la Cour sur ce point. Plus largement, le sentiment de déception vient de l’impression de gâchis face au constat d’une occasion manquée de donner corps à un « constitutionnalisme européen partagé » (opinion dissidente du juge Asua, point 1), en posant les jalons d’un véritable dialogue coopératif.
Ainsi, le juge constitutionnel espagnol n’assume pas totalement son rôle de juge européen de droit commun, puisqu’à l’heure d’appliquer les droits fondamentaux issus de la Charte, ce dernier choisit de se replier sur sa constitution nationale. Plus largement, cette décision illustre les limites posées à l’intégration européenne par le principe de subsidiarité juridictionnelle, dont l’efficacité dépend d’un fragile équilibre reposant sur la volonté de tous les acteurs de jouer le jeu.