par Romain Foucart, CERIC
Abondamment commenté, encensé ou critiqué, l’avis 2/13 rendu par la Cour de Justice sur le projet d’adhésion de l’Union à la Convention EDH revient sur de nombreux aspects techniques de l’accord et leur compatibilité avec l’ordre juridique de l’Union et ses caractéristiques spécifiques. Ceci est notamment le cas du mécanisme d’implication préalable (ci-après MIP) prévu par le projet d’accord et sur lequel la Cour de Luxembourg revient à partir des paragraphes 236 et suivants de l’avis.
Egalement dénommé procédure de contrôle interne préalable, cet instrument, mentionné à l’article 3 paragraphe 6 du projet d’accord, trouve son origine dans la problématique posée par la logique inhérente au renvoi préjudiciel. On le sait, la Cour de Justice est, dans le cadre de cette procédure, tributaire des questions qui lui sont posées par les juridictions nationales pour se prononcer sur l’interprétation et/ou la validité des actes du droit de l’Union. Or, le fait que ce renvoi ne soit ni automatique ni obligatoire dans tous les cas était susceptible de poser des problèmes à l’horizon d’une adhésion de l’Union à la Convention EDH.
Dans cette perspective, l’éventualité que la Cour de Strasbourg se prononce sur la validité d’un acte de l’Union sans que celui-ci ait fait l’objet d’un renvoi préjudiciel auprès de la Cour de Justice et prive par la même celle-ci de son monopole était tout sauf hypothétique. Il était donc souhaitable, pour reprendre la formulation du point 66 de l’annexe V du projet d’accord, de « mettre en place une procédure interne à l’UE susceptible de garantir que la CJUE a l’opportunité d’examiner la compatibilité de la disposition du droit de l’UE qui est à l’origine de sa participation en tant que codéfenderesse avec les droits en question garantis par la convention ou par les protocoles auxquels l’UE a adhéré ». L’idée est donc, pour reprendre l’explication de l’Avocat Général Kokott, de permettre à la Cour de Justice de statuer sur la compatibilité du droit de l’Union avec la Convention EDH avant que celle ci ne rende sa décision (Prise de position de l’Avocat Général Kokott sur l’avis 2/13, point 30).
Cette volonté explicite du projet d’adhésion de préserver les compétences de l’Union et de sauvegarder les prérogatives de ses institutions, au premier rang desquelles la Cour, est accueillie avec bienveillance dans l’avis 2/13 (CJUE, Avis 2/13, point 237). Pourtant, les modalités pratiques de mise en œuvre du MIP ne vont pas être considérées comme étant suffisamment satisfaisantes au regard des « caractéristiques spécifiques du droit de l’Union ». Deux problèmes principaux, mis en lumière par l’Avocat Général Kokott et repris par la Cour font obstacle à la mise en œuvre pratique du MIP. Ils tiennent autant à son caractère obligatoire (I) qu’à l’étendue de son champ d’application matériel (II).
1. Le caractère obligatoire du recours au MIP
Reprenant la prise de position de l’Avocat Général Kokott, la Cour précise tout d’abord que l’existence même du MIP répond à l’exigence de sauvegarde des compétences des institutions, en particulier des siennes (point 237 de l’avis). Cela ressort notamment des points 238 et 239 de l’avis, dans lesquels l’exclusivité de la compétence de la Cour de Justice pour interpréter le droit de l’Union est rappelée avec insistance. Il faut, pour assurer cette exclusivité, que la Cour EDH soit tenue de respecter l’interprétation de la disposition du droit de l’Union en cause donnée par la Cour au sein de la procédure du MIP.
C’est bien ici que le problème se pose. Comme le pointe justement l’Avocat Général, au point 182 de sa prise de position, « il est néanmoins possible que se présentent des cas limites dans lesquels, bien que la Cour ait déjà examiné la disposition du droit de l’Union en question, l’on ne puisse pas déterminer avec précision si elle s’est déjà exprimée à suffisance de droit sur sa compatibilité avec le droit fondamental garanti par la CEDH dont la violation est alléguée devant la Cour EDH ni si elle a abordé cette compatibilité de manière tout à fait générale sous les mêmes aspects juridiques que ceux qui deviennent à présent pertinents devant la Cour EDH ». Il faut pour assurer l’unité dans l’interprétation du droit de l’Union que la Cour de Strasbourg soit tenue de se conformer à la position rendue par la Cour de Justice dans le cadre du MIP. Il est par conséquent nécessaire pour préserver l’autonomie du droit de l’Union de s’assurer que la procédure du MIP soit automatiquement engagée en cas de doutes de ce type.
Pour la Cour, rien ne permet toutefois de s’assurer que le MIP ne revête pas seulement un caractère facultatif (CJUE, Avis 2/13, Point 240). Ce mécanisme qui s’inscrit en parallèle du renvoi préjudiciel, devrait selon elle se baser sur un dialogue sincère, au sein duquel la Cour EDH devrait tout faire pour communiquer une information « complète et systématique » à la Cour de Justice (CJUE, Avis 2/13, Point 241).
On ne peut s’empêcher de mentionner ici les inquiétudes exprimées par Juliane Kokott au point 136 de sa prise de position concernant le protocole additionnel n° 16 de la Convention EDH, qui crée une procédure inspirée du renvoi préjudiciel (David Szymczak, « Convention européenne des droits de l’Homme et questions préjudicielles », AJDA, 2015, n° 5, p. 268) devant la Cour de Strasbourg. Dans ce cadre, les juridictions nationales pourraient être amenées à renvoyer à Strasbourg plutôt qu’à Luxembourg, ce qui pourrait être à l’origine d’une concurrence préjudicielle néfaste dans la mesure où les questions posées pourraient être identiques (Prise de position de l’Avocat Général Kokott sur l’Avis 2/13, point 140). Le caractère obligatoire du renvoi de l’examen de la question de la Cour EDH à la Cour de Justice via le MIP revêt par conséquent une importance cruciale afin de limiter l’étendue de la future compétence de la Cour EDH. Or, rien ne permet dans les dispositions de l’accord d’adhésion relatives au mécanisme en cause d’assurer que la Cour EDH soit liée par l’interprétation donnée par le juge de Luxembourg, qui verrait ainsi le caractère exclusif et définitif de son interprétation du droit de l’Union totalement remise en cause.
Après cette sanction du MIP du fait de son caractère non obligatoire, la Cour s’intéresse à l’étendue de son champ d’application matériel, pour arriver à la même conclusion : celui-ci n’est pas compatible avec les caractères spécifiques du droit de l’Union.
2. L’étendue du champ d’application matériel du MIP
L’étendue de l’interprétation du droit de l’Union par la Cour de Justice au sein du MIP pose elle aussi des problèmes. Le mécanisme prévoit, comme le rappelle la Cour, la possibilité pour elle de se prononcer sur la validité du droit dérivé et sur l’interprétation du droit primaire par rapport aux droits fondamentaux garantis par la Convention. Encore une fois, un risque d’ingérence réel dans le pré carré de l’interprétation du droit de l’Union doit être considéré comme une limite infranchissable à l’adhésion. La Cour de Justice observe en effet que le droit dérivé devrait pouvoir faire l’objet d’une interprétation avec les « engagements découlant de son adhésion à la CEDH ».
Dans le cas contraire, c’est à dire dans le cas où l’interprétation définitive du droit dérivé découlant du Traité n’appartiendrait pas à la Cour de Justice, mais si la Cour EDH avait le choix entre plusieurs interprétations de conformité entre le droit de l’Union et la CEDH, la Cour de Kirchberg ne serait plus compétente pour interpréter le droit de l’Union. Cela aurait pour effet que « le principe de la compétence exclusive de la Cour dans l’interprétation définitive du droit de l’Union serait assurément méconnu» (CJUE, Avis 2/13, point 246), ce qui ne saurait être accepté pour les raisons que nous avons déjà exposées, comme il est précisé au point 247 de l’avis. La Cour de Justice demeure l’interprète définitif du droit de l’Union, et l’interprétation du droit dérivé ne peut être exclue du champ d’application matériel du MIP.
L’Avocat Général Kokott conclut en ce qui concerne le champ d’application matériel du MIP de la manière suivante : la procédure pourrait être compatible avec le droit de l’Union à la condition que les dispositions nécessaires de droit dérivé puissent être interprétées dans la procédure d’implication préalable au même titre que le droit primaire. « La Cour de devrait déclarer le projet d’accord compatible avec les traités qu’à la condition qu’une telle mise au point soit faite » (Prise de position de l’Avocat Général Kokott sur l’Avis 2/13, point 135).
La Cour de Justice ne dit pas autre chose au point 247 de l’avis : « la limitation de la portée de la procédure de l’implication préalable, en ce qui concerne le droit dérivé, aux seules questions de validité porte atteinte aux compétences de l’Union et aux attributions de la Cour ». En définitive, elle répond aux deux problèmes posés par le MIP au point suivant de l’avis en considérant que « les modalités de fonctionnement du mécanisme ne permettent pas de préserver les caractéristiques de l’Union et de son droit ». On a du mal à voir comment il aurait pu en aller autrement.
Les éléments de réponse apportés à la Cour par son Avocat Général sur les modifications à opérer dans l’accord afin de garantir le double objectif de l’adhésion et de la sauvegarde des caractéristiques spécifiques essentielles du droit de l’Union ne sont pas repris dans l’avis 2/13. Celui-ci se borne en effet à déclarer que les modalités de fonctionnement du MIP ne sont pas compatibles avec l’ordre juridique de l’Union sans nous renseigner davantage sur les aménagements qui auraient permis de trouver un terrain d’entente entre deux impératifs difficiles à concilier.
La position retenue par la Cour concernant le MIP, tout comme l’avis 2/13 dans son ensemble, laisse aux observateurs une impression mitigée (Jean-Paul Jacqué, « CJUE – CEDH : 2-0 », RTDE, 2014, n°4., pp. 823-832, p.825 ; Henri Labayle, « La guerre des juges n’aura pas lieu. Tant mieux ? Libres propos sur l’avis de la Cour de Justice relatif à l’adhésion de l’Union à la CEDH », GDR-ELSJ, 22 décembre 2014, p. 10). Cette position de la Cour pouvait être déduite de sa jurisprudence bien connue sur son monopole d’interprétation du droit de l’Union découlant de l’arrêt Foto-Frost, en plus d’un certain rigorisme dans sa jurisprudence récente relative aux droits fondamentaux, comme l’affaire Melloni a pu le montrer. Néanmoins, le sort réservé au MIP est d’autant plus regrettable que la Cour ne précise pas vraiment, contrairement à son Avocat Général, comment assurer sa pleine compatibilité avec les caractéristiques spécifiques du droit de l’Union. Cela aurait pu être utile dans la perspective d’une nouvelle négociation d’un accord d’adhésion, qui semble de plus en plus hypothétique. Dit autrement, la Cour ne prend nul soin d’assortir son analyse d’éventuelles réserves d’interprétation. Ce faisant, elle paraît vouloir clore le débat.