L’obstacle à une telle réforme déborde, toutefois, le champ de la politique étrangère : tout d’abord, une union politique de l’Europe, de type fédéral, connaîtrait des pouvoirs de politiques communes, superposées et contraignantes dans tous les domaines essentiels de l’actuelle intégration européenne (domaines, aujourd’hui, placés sous une gouvernance mixte, intergouvernementale-supranationale, dont le pilier intergouvernemental demeure prédominant); par ailleurs, elle comporterait de nouveaux champs de politiques fédérales, donc communes, superposées et contraignantes, en matière de politique étrangère, mais aussi de sécurité et de défense, budgétaire, de fiscalité, d’énergie etc., ce qui, de nos jours, se situe «au niveau de l’idéal».- Si une telle gouvernance fédérale est nécessaire pour l’élaboration-mise en œuvre d’une politique étrangère réellement commune et légitime, du point de vue de son processus politico-institutionnel, elle n’y conduirait pas automatiquement, en l’absence d’une vision commune des relations internationales de l’Europe, passant, évidemment, par un long processus préalable d’agrégation des intérêts nationaux et d’ homogénéisation des orientations en politique étrangère, dans le creuset toujours de l’intégration européenne. On comprendra, dès lors, pourquoi la fonction de Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, comme aussi l’avènement, dans la foulée du traité de Lisbonne, d’un service européen pour l’action extérieure n’ont pas su éliminer les frictions et les cacophonies intra-européennes en vue d’un progrès substantiel d’intégration dans ce champ d’activité. L’instrument institutionnel ne crée pas la pleine intégration des politiques, même s’il facilite leur mise en œuvre et leur durée et, en attendant, contribue à des harmonisations préalables : le «quoi faire ?» et le «pourquoi faire?» devraient précéder le «comment faire ?», même si un certain degré d’institutionnalisation accrue en faciliterait le processus.
– Cette convergence d’intérêts nationaux et cette homogénéisation des orientations en politique étrangère se heurtent, aujourd’hui et dans un avenir prévisible, aux fermes oppositions des États membres. En effet, les grands États, pour des raisons à la fois internes et externes, souhaitent conserver leur liberté d’action internationale, entre autres dans ce qui leur reste comme zone géopolitique, géoéconomique et géoculturelle d’influence directe et aussi de tremplin pour un profil international accentué : par exemple, le Royaume-Uni, tient toujours à ses relations spéciales avec les États-Unis, conserve ses canaux traditionnels d’ouverture économico-commerciale et diplomatique globale (le Commonwealth, bien qu’ affaibli, s’inscrit, dans ce schéma) et cultive, parallèlement, ses relations bilatérales diversifiées; la France reste toujours engagée dans les affaires de sa zone africaine et euro-méditerranéenne; l’Allemagne soigne ses relations avec les pays «like minded» du Nord européen et, depuis sa réunification, accentue son intérêt pour le Centre et l’Est européens; l’Italie ne peut ignorer sa proximité historico-culturelle et géopolitique avec le bassin euro-méditerranéen et l’Espagne ses liens avec l’Amérique latine; la Pologne demeure particulièrement sensible aux développements au Centre et à l’ Est de l’Europe (pays baltes, Ukraine, Russie). Quant aux petits États, tout en réalisant leur incapacité d’action internationale autonome et efficace, nourrissent des hésitations dans la voie d’une politique étrangère commune qui les engloutirait dans un rôle «subalterne», de suiveurs de l’action directionnelle des grands États membres.
– Cette absence de vraie politique étrangère commune dans le domaine géopolitique et géostratégique affecte l’élaboration-mise en œuvre réussie de politiques sectorielles communes vis-à-vis de l’étranger, dans des domaines tels que ceux de la sécurité et de la défense, de l’énergie, de l’environnement, de l’immigration. Sur ce dernier point, nous avons eu l’ illustration de l’absence de réponse européenne efficace et intégrée face aux tragiques événements de la catastrophe humanitaire de la toute récente période, provoquée par l’intensification des flux migratoires Sud-Nord vers l’espace de l’Union européenne : la réunion extraordinaire du Conseil européen, du 23 avril dernier, y afférant, n’a abouti qu’à des réaménagements, avec une augmentation des ressources financières déployées et des promesses de contributions volontaires des États membres (niveau des forces maritimes et de leur équipement; niveau des personnes à accueillir, avec une opposition à l’idée de quota obligatoires de partage des réfugiés; etc.), illustrant l’incapacité, même dans cette grave crise, de procéder à une plus grande intégration, en la matière, notamment par une vraie politique européenne d’immigration et d’asile. À ce propos, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a pris acte du refus des États membres, représentés à la réunion du Conseil européen du 23 avril, de donner immédiatement suite à sa proposition en vue d’une révision de la politique européenne de l’immigration, dans le sens de sa profonde intégration, en confirmant ainsi, dans ce secteur, notre thèse du «Prométhée enchaîné».
Notons, du reste, que cette catastrophe humanitaire en Méditerranée comme aussi d’autres conflits mentionnés puisent leurs sources dans l’échec des politiques de développement des États membres dans les régions en crise ainsi que dans leurs interventions militaires antérieures (cas, par exemple, de la Libye), déconnectées du cadre de politique étrangère et de sécurité commune de l’Union et obéissant à des liens et politiques d’intérêt national tournés vers les régions en conflit.
– Un autre domaine d’échec récent, lié aux mêmes considérations d’incapacité d’arriver à une vraie politique étrangère commune, est celui de la politique de sécurité et de défense commune: le plan d’une armée européenne du président Juncker, qui contribuerait, à terme, à la réalisation de l’objectif d’une vraie politique étrangère et de sécurité commune, a été accueilli avec un grand scepticisme par de nombreux États membres de l’UE: il se heurte à l’asymétrie de capacité militaire des États membres, à la volonté d’action autonome en la matière des Grands de l’Union et, dirions-nous surtout, à une vieille et toujours présente difficulté, source de contradiction structurelle et de politiques, celle de pouvoir concilier une politique de sécurité et de défense commune digne de ce nom (autonome) avec l’appartenance à l’OTAN; pareille coexistence harmonisée, même dans une forme d’action européenne de suppléance –subsidiarité, semble relever de la quadrature du cercle.
En somme, toute politique internationale réellement intégrée de l’Union européenne passe par son prérequis fondamental d’une vision commune de la politique étrangère dans son ensemble et cette vision dans une Europe d’États, aux appartenances et sensibilités historico-politiques, géopolitiques, géostratégiques, géoéconomiques et géoculturelles multiples, relève, aujourd’hui, du rêve. À cet égard, on a pensé que l’économique et le monétaire (UEM-zone euro) serviraient, en dehors de leur valeur ajoutée économique, comme levier politique pour un rapprochement ultérieur au sein de l’Union dans des domaines hautement politisés («high politics»), ce qui s’est, toutefois, avéré illusoire : les traditions de politiques étrangères nationales demeurent fort ancrées dans un long passé historique aux liens et intérêts nombreux, diversifiés, complexes et d’une permanence longue dans le temps. Il n’empêche que l’Union européenne devrait continuer à se préoccuper de ce défi de convergence-agrégation des politiques étrangères nationales, tout en faisant des pas institutionnels vers l’union politique. Le principe et pari de création des Communautés européennes des années 50, «l’institutionnel, d’abord, l’économique après, le politique ultérieurement» conserve, malgré les manifestations d’essoufflement au sein de l’Union européenne, plutôt qu’une pertinence d’agencement d’étapes intégratives, sa valeur normative, d’objectif impératif à atteindre, si l’on veut que, dans le monde globalisé et de plus en plus orienté par la nouvelle constellation de Grandes Puissances (États-Unis, Chine, Inde), l’Europe, Prométhée enchaîné, ne succombe, non pas à la vengeance des dieux mais aux courants politico-culturels d’idéologies souverainistes au sein d’États européens en déclin structurel-fonctionnel, pourtant irréversible.
(*) professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 (EDIEC)