par Simon Labayle, CERIC
Mariage d’amour, mariage d’argent… L’Union européenne a vu se marier toutes sortes de partenaires. Des noces enthousiastes, lorsque la Grèce, le Portugal ou l’Espagne rejoignaient les démocraties déjà membres des Communautés au nom de démocraties au nom de la promotion de l’Etat de droit. Des mariages de raison, lorsque la Suède ou le Danemark la rejoignaient sans ferveur, en cédant à des impératifs essentiellement économiques. Les différentes vagues d’élargissement qui ont façonné le visage de l’Union contemporaine n’ont donc pas provoqué une liesse comparable. Chacune d’entre elle révélait pourtant la volonté de s’unir à ses voisins européens.
L’histoire politique et juridique de l’Union européenne appelle cependant aujourd’hui à réfléchir au sens comme à la force de cet engagement. Un nouvel épisode tiré de la relation tourmentée qu’entretiennent la Hongrie et l’Union sert ici de toile de fond à une réflexion plus globale. On sait en effet les crises qui troublent régulièrement leurs rapports depuis l’investiture de Viktor Orban en tant que Premier ministre suite aux élections législatives d’avril 2010. La dernière en date relance un débat que l’on pensait clos sur la peine de mort.
1. L’Union européenne et la peine de mort
Il convient, avant toute autre chose, de rappeler que la peine de mort est expressément proscrite par le droit de l’Union européenne. L’article 2 de la Charte des droits fondamentaux ne laisse planer aucune ambigüité : « 1. Toute personne a droit à la vie. 2. Nul ne peut être condamné à la peine de mort, ni exécuté ». L’article 19 de la Charte précise d’ailleurs même que « Nul ne peut être éloigné, expulsé ou extradé vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Ce rappel d’une jurisprudence connue de la CourEDH constitue donc un indicateur non négligeable du statut particulier dont jouit cette interdiction au sein de l’Union.
Parallèlement, et au-delà du droit primaire, l’Union européenne a également adopté des orientations contre la peine de mort en 1998, révisées en 2008 et 2013, selon lesquelles « l’UE considère que l’abolition de la peine de mort contribue au renforcement de la dignité humaine et au développement progressif des droits de l’homme … », tandis que ses principales personnalités politiques multiplient les déclarations en ce sens avec une régularité métronomique. Les présidents Van Rompuy et Barroso l’ont par exemple rappelé à l’occasion du discours le plus symbolique qu’ils prononcèrent au cours de leurs mandats respectifs : celui de leur acceptation du prix Nobel de la paix prononcé le 11 décembre 2012. Plus récemment, en toute logique, l’actuel Président du Conseil européen Donald Tusk a également dénoncé la condamnation à mort médiatisée du ressortissant français Serge Atlaoui par l’Indonésie.
L’Union européenne ne se borne donc pas à proscrire la peine de mort sur son sol. Elle a engagé un véritable combat à son encontre et elle s’impose même comme le premier donateur mondial dans la lutte contre la peine capitale. Cette interdiction dessine donc l’un des marqueurs symboliques de l’identité de l’Union. Il est bon de rappeler aussi que la peine de mort est parallèlement proscrite dans les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, que les articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ont été interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme comme interdisant celle-ci en toutes circonstances (arrêt Al Saadoon et Mufdhi c. Royaume Uni du 2 mars 2010, § 120), tandis que deux protocoles de la Convention prévoient son abolition (Protocoles 6 et 13). Individuellement, les Etats membres de l’Union sont donc liés par cette obligation, la Hongrie y compris.
Il n’est donc nul besoin de démontrer que cette lutte constitue un pivot essentiel de la singularité européenne sur la scène internationale. Ce que Viktor Orban ne pouvait évidemment ignorer.
2. Une nouvelle « affaire » hongroise ?
L’origine de cette nouvelle passe d’armes entre l’Union et la Hongrie suffit donc à ne pas la reléguer au rang de sinistre anecdote. Surfant sur un thème décidément en vogue à la droite de la droite européenne, le Premier ministre hongrois s’est ainsi fendu d’une déclaration envisageant rien moins que le rétablissement de la peine de mort le 28 avril dernier: « la question de la peine de mort devrait être examinée en Hongrie ». Réagissant ainsi à un meurtre tragique, il précisait ensuite qu’il était nécessaire de « dire clairement aux criminels que la Hongrie ne recule devant rien quand il s’agit de protéger ses citoyens ».
Si Viktor Orban est certes revenu ensuite sur sa position, le 30 avril, par l’intermédiaire de son porte-parole, la fermeté des réactions qu’elle a provoquées confère toutefois un intérêt certain à cet épisode. Elle offre également l’occasion de rappeler l’arsenal dont dispose l’Union européenne pour protéger les valeurs qui la fondent, en cas d’atteinte ou de risque d’atteinte à leur intégrité, lorsque celle-ci s’avère imputable à l’un de ses propres Etats membres (article 7 TUE).
Le Premier ministre hongrois a donc tiré une nouvelle bordée contre des éléments essentiels de l’appartenance à l’Union. Ce comportement a suscité des réactions dont la virulence mérite d’être notée. Elle tranche avec les atermoiements qui avaient jusqu’alors caractérisé la désolante litanie de crispations et de crises les opposant et dont il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler brièvement les principaux aspects (pour un résumé, voir : D. Simon, « Hongrie : valeurs de l’Union versus identité constitutionnelle des Etats membres », Europe, Août-Septembre 2013).
Les institutions de l’Union ont d’abord reproché à la Hongrie un certain nombre de manquements à l’article 2 TUE qui énonce les valeurs fondatrices de l’Union. Ce mécontentement généralisé s’est manifesté en empruntant des canaux divers. Trois procédures d’infraction accélérées ont notamment été lancées contre l’Etat hongrois le 17 janvier 2012 par la Commission. Parallèlement, le Parlement a demandé la rédaction, puis adopté récemment un rapport qui énonce clairement une liste de griefs à l’encontre de la Hongrie, sans écarter l’hypothèse d’un recours éventuel à la procédure de sanction prévue par l’article 7 TUE. Chacun garde en mémoire la virulence des joutes oratoires qui opposèrent Viktor Orban et Daniel Cohn-Bendit à cette occasion.
Si les institutions de l’Union avaient donc fait montre d’une certaine fermeté, l’attitude timorée adoptée par les personnalités politiques pourtant chargées de les incarner tranchait regrettablement avec cette détermination. Tandis que le président Van Rompuy ne mentionnait, par exemple, ni les droits fondamentaux, ni l’Etat de droit, ni les valeurs parmi les « problèmes évoqués » à l’occasion de sa rencontre avec le Premier ministre hongrois en février 2013, le président Barroso qui avait initialement affirmé être prêt à « utiliser tous ses pouvoirs » pour que la Hongrie respecte le droit de l’Union, s’est en pratique essentiellement borné à regretter l’aspect « nucléaire » de l’article 7 TUE qui en rendait l’usage éminemment complexe.
Au regard des épisodes passés, l’immédiateté comme la fermeté de la réaction de Jean-Claude Juncker méritent d’être soulignés. Les propos suivants furent en effet tenus dès le surlendemain de la déclaration du Premier ministre hongrois : « nous n’avons pas besoin de discuter de choses évidentes. Pour de nombreuses raisons, je suis un fervent opposant à la peine de mort. La Charte des droits fondamentaux de l’UE l’interdit, et M. Orbán devrait immédiatement clarifier que ce n’est pas son intention. Si c’est son intention, alors il y aura une bataille ». L’une des porte-parole de la Commission, Natacha Berthaud ajoutait d’ailleurs à leur suite que « l’article 7 sera[it] utilisé en dernier ressort pour résoudre une crise et s’assurer du respect des valeurs européennes ».
Le président Juncker a, à l’occasion de cette affaire, agi avec cohérence. Il affirmait en effet devant le Parlement européen comme dans les orientations pour la Commission publiées aux premières heures de son mandat ( http://www.euractiv.com/files/pg_fr.pdf ) que « notre Union européenne est bien plus qu’un vaste marché commun. C’est aussi une Union de valeurs partagées, consacrées dans les traités et dans la Charte des droits fondamentaux », et qu’il entendait « user des prérogatives de la Commission pour faire respecter, dans notre champ de compétences, nos valeurs communes, l’État de droit et les droits fondamentaux, tout en tenant dûment compte de la diversité des contextes constitutionnels et culturels des 28 États membres ». L’usage déterminera évidemment la sincérité de cette profession de foi mais l’attitude de Jean-Claude Junker au cours de cette nouvelle « affaire » hongroise semble témoigner d’une volonté réelle d’honorer ses engagements.
3. L’illustration d’un malaise généralisé
Noyé dans une longue et désolante série, ce nouveau faux-pas de Viktor Orban conduit enfin à une réflexion globale. Il traduit la généralisation malheureuse d’un mouvement de transgressions des éléments qui constituent pourtant l’essence et le cœur même de l’intégration européenne. Si toutes ne revêtent évidemment pas la gravité ni la dimension symbolique qui s’attachent au débat sur la peine de mort, leur conjugaison provoque, malgré tout, l’inquiétude.
S’y inscrit, par exemple, toujours en Hongrie, la virulence des propos tenus par le même Premier ministre à l’encontre du Parlement, et établissant une comparaison malsaine entre L’Union européenne et l’URSS (voir D. Simon, précit.). Relèvent du même mouvement, également, la manière dont la Grèce a curieusement formulé sa demande de réparations de guerre à l’Allemagne, ou son attitude équivoque vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine à l’heure où celle-ci démontrait justement le peu de cas qu’elle faisait actuellement des valeurs qui fondent l’Union. On peut également citer « l’attitude schizophrénique » des Etats membres de l’Union lorsque le respect de ces valeurs appellerait pourtant à « respecter les règles d’un jeu qu’ils ont eux-mêmes institué » pour sauver les vies et les navires qui s’abîment dans le cimetières contemporain qu’est devenue la Méditerranée. N’oublions pas, enfin, la remise en cause de la CEDH par le Royaume-Uni …
Ce phénomène de remise en cause du socle qui fonde l’Union européenne et s’est développé durant plus d’un demi-siècle interroge et inquiète. La forme d’inconséquence qu’il traduit engendre même une forme d’agacement. Les critères d’adhésion à l’Union sont en effet limpides (article 49 TUE), et les Etats membres possèdent même la faculté de s’en retirer en cas de désaccord irréconciliable (article 50 TUE). Ils ont donc scellé leur engagement en toute connaissance de cause, jusqu’à rédiger une déclaration en faveur de la promotion des valeurs de l’Union européenne avant de la rejoindre pour le dernier adhérent. Certains d’entre eux parjurent donc tristement un signature qu’ils ont librement consentie.
Confrontée à ce climat délétère, l’Union souffre aujourd’hui dans des proportions jamais connues. Par les hommes décriée, par les dieux contrariée, la noce continue… et vive la mariée… Combien de temps encore ?