par Pierre Berthelet, CDRE
Le Professeur Panayotis Soldatos comparait il y a peu l’Union européenne à Prométhée enchaîné par les Etats membres. Ces réflexions mettant en évidence une construction européenne dépendante des États, « dont les élites politiques, écrit-il, se refusent à admettre la réalité de l’obsolescence de la souveraineté nationale », s’illustrent parfaitement avec l’adoption par le Conseil de la stratégie européenne de sécurité intérieure pour la période 2015-2020.
À première vue, la sécurité intérieure vient de franchir un pas supplémentaire dans l’intégration avec l’approbation par le Conseil le 16 juin 2015, de conclusions renouvelant et modernisant pour cinq années à venir la stratégie 2010-2014. Pour autant, il semble bien que les chaînes soient pesantes, car les États conservent la main, et de main ferme pourrait-on dire, le processus d’intégration dans ce domaine.
Ces conclusions entraînent une série de réflexions critiques quant aux conséquences institutionnelles et quant à la manière dont les États décident d’œuvrer dans la construction européenne en matière de sécurité intérieure.
Elles suscitent d’emblée des interrogations concernant l’inclusion du Parlement européen dans le processus décisionnel lié au déroulement du cycle, ainsi que sur la préservation accrue des droits fondamentaux (1). La stratégie ne fait pas véritablement l’impasse sur ces deux questions, car elle les mentionne en soulignant l’importance de ces problématiques. Cependant, l’observateur ne peut que demeurer sur sa faim quant aux modes d’inclusion du Parlement européen, et à la manière dont les droits fondamentaux ont vocation à être davantage pris en compte, alors que le Conseil semble précisément se focaliser davantage sur la sécurité que sur la liberté. Cette stratégie pour la période 2015-2020, justifiée par la permanence des menaces, voire leur accroissement, en premier lieu, le terrorisme et la grande criminalité organisée (p. 2 des conclusions du Conseil du 16 juin), est qualifiée par le Conseil de « globale et réaliste » (p. 5). Son adoption mérite d’être saluée à ce titre, car elle confère une certaine cohérence à une action qui dépasse les frontières de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, pour comprendre des thématiques telles que la gestion de crise, la protection des infrastructures critiques et la cybersécurité. Pour autant, en l’examinant de plus près, cette stratégie pour la période 2015-2020 n’apparaît pas exempte de toutes critiques. Il est vrai qu’elle est bien plus précise concernant les priorités fixées par la stratégie précédente qui avait, par exemple, érigé la « lutte contre la violence en elle-même » en un objectif de sécurité de l’Union.
En revanche, elle l’est moins que le plan d’action venant compléter cette stratégie de 2010 et ce, en raison de l’ambiguïté des objectifs fixés par la stratégie européenne pour la période 2015-2020 (2). Il est même possible de considérer que la stratégie de 2015 est de moins bonne facture que la précédente, car il s’agit à la fois d’un document opérationnel, mais qui n’en est pas réellement un, et d’un document stratégique, mais qui n’en est pas réellement un non plus. De prime abord, elle se positionne à mi-chemin entre d’une part, des conclusions des 4 et 5 décembre 2014 qui énoncent les grands principes, et d’autre part, un plan d’action destiné à lister des mesures concrètes. Néanmoins, sa portée se révèle être bien plus opérationnelle que stratégique, car le plan d’action à venir, visant à mettre en œuvre cette stratégie censée, comme son nom le laisse supposer, être un document de nature stratégique, est réduit à la portion congrue (3).
Si le positionnement de la stratégie est complexe sur le plan normatif, il l’est beaucoup moins sur le plan conceptuel dans la mesure où la stratégie de 2015 demeure, comme celle de 2010, très empreinte d’une idéologie de la sécurité globale (4). Elle révèle certes, le peu d’audace de la part du Conseil concernant les avancées en matière de sécurité, reflétant le double discours habituel des États, très volontaires dans les déclarations d’intention, mais beaucoup moins dans la concrétisation de celles-ci. En revanche, elle suscite des interrogations quant aux relations qu’entretiennent la sécurité intérieure et l’espace pénal européen et ce, en raison de la place faite à la doctrine relative à la sécurité globale (5). L’un et l’autre se construisent de manière séparée et même dans l’ignorance mutuelle. La stratégie révèle à ce propos un monde de la sécurité (police, douane, garde-frontières) dont l’horizon d’action est davantage marqué par une collaboration avec celui de la sécurité et de la défense, qu’avec celui de la justice.
1. Une impasse sur le Parlement européen et sur les droits fondamentaux ?
La nouvelle stratégie européenne de sécurité intérieure se caractérise par la prééminence du Conseil sur la Commission et ceci de deux manières distinctes. D’abord, elle charge le Comité de sécurité intérieure du Conseil (Cosi) d’élaborer le document de mise en œuvre comprenant des actions prioritaires identifiées. Certes, ce travail doit être effectué en liaison avec la Commission, mais celle-ci se voit reléguer au second rang. Ensuite, le Conseil se félicite des efforts consentis par la Commission pour tenir compte, dans le Programme européen en matière de sécurité qu’elle a publié le 28 avril 2015, des orientations énoncées dans les conclusions des 4 et 5 décembre 2014 (p. 5). Ce satisfecit ne doit pas masquer le souci du Conseil de travailler avec une Commission parfaitement docile. Il n’en a pas toujours été ainsi puisque celle-ci avait pris certaines libProgramme européen en matière de sécuritéertés dans une communication du 20 avril 2010 relative au plan d’action mettant en œuvre le programme de Stockholm, qui ont fortement déplu au Conseil. Ce dernier remercie donc la Commission pour son obéissance et rappelle par la même occasion qu’il appartient aux États de définir le rythme de la progression de l’Europe de la sécurité intérieure.
La nouvelle stratégie européenne de sécurité intérieure semble se focaliser sur le binôme Commission- Conseil (et à travers lui le Cosi), voire le trinôme Commission-Conseil-SEAE. En revanche, si la stratégie se penche longuement sur l’articulation entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure, elle est beaucoup moins loquace sur le rôle des agences européennes chargées d’assurer la sécurité intérieure. Il est seulement indiqué que celles-ci jouent rôle important (p. 4) et qu’elles ont vocation à contribuer à la sécurité intérieure en participant à l’élaboration du document de mise en œuvre de la stratégie (p. 10) ainsi qu’à l’évaluation à mi-parcours de la stratégie 2015-2020 (p. 11).
Il en est de même concernant le Parlement européen qui s’est plaint à plusieurs reprises de n’être pas suffisamment associé au cycle. Le Conseil a insisté sur la nécessité de prendre en compte les contributions du Parlement européen, sans plus de précision toutefois (p. 11).
Il en est encore de même pour la protection des droits fondamentaux à l’heure où la situation est favorable au renforcement de la sécurité. La Commission a lourdement insisté, dans le programme européen en matière de sécurité, sur la préservation des libertés. Le Conseil a jugé quant à lui « extrêmement important » (p. 4) le plein respect des droits fondamentaux et il a souligné « la nécessité de respecter et de défendre les droits, libertés et principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux » (p. 3). En revanche, il n’a nullement précisé, au-delà des généralités dont le Conseil est habitué sur cette question, comment y parvenir plus concrètement.
Il convient d’attendre à présent l’avis du Parlement européen, mais il y a fortement à parier qu’il remémorera au Conseil l’impératif de passer des grandes déclarations aux actes ainsi que de prendre en compte d’une part, son avis au nom des principes démocratiques, et d’autre part, les libertés fondamentales, au titre du respect de l’État de droit, ainsi qu’il l’a par ailleurs rappelé dans une résolution adoptée la veille du Conseil européen du 12 février 2015.
2. Des priorités marquées par leur ambiguïté
Une lecture superficielle des conclusions conduit à déduire que les conclusions reprennent la proposition de la Commission figurant dans le programme européen en matière de sécurité d’avril 2015, de retenir seulement trois priorités en termes de menace. La stratégie recense en effet la lutte contre le terrorisme, la grande criminalité organisée, et les atteintes à la cybersécurité (p. 6).
La stratégie européenne de sécurité intérieure renouvelée réduit donc, à première vue du moins, le volume de priorités énoncées par le plan d’action de la stratégie de 2010, et qui étaient au nombre de cinq avec, pour rappel : 1. la désorganisation des réseaux criminels internationaux, 2. la prévention du terrorisme et la lutte contre la radicalisation et le recrutement de terroristes, 3. l’augmentation du niveau de sécurité pour les citoyens et les entreprises dans le cyberespace, 4. le renforcement de la sécurité par la gestion des frontières, 5. le renforcement de la résilience de l’Europe aux crises et aux catastrophes.
Cette réduction fait écho aux demandes du Parlement d’établir des priorités plus ramassées. Pour autant, une lecture plus attentive des conclusions de juin 2015 révèle que les deux priorités restantes du plan d’action de la stratégie de 2010 n’ont pas été occultées, tant s’en faut. Le Conseil préconise, dans ses conclusions de juin 2015, d’améliorer la protection des infrastructures critiques ainsi que le perfectionnement le dispositif de gestion de crises (préparation, résilience et la coordination politique) (p. 7). Il demande également de poursuivre le renforcement et la modernisation du système de gestion intégrée des frontières pour les frontières extérieures.
Il ressort de cette lecture l’impression que les rédacteurs des conclusions ont voulu réduire les priorités figurant dans le plan d’action de la stratégie de 2010, sans pour autant le faire réellement. Au final, l’observateur ne peut avoir que l’étrange sentiment que le Conseil entend restreindre le nombre des priorités, sans pour autant resserrer le périmètre de la stratégie européenne de sécurité intérieure qui continue à englober la gestion des frontières et que la gestion de crise.
Il est vrai que la lecture des textes récents révèle l’indécision des institutions quant à l’inclusion de la gestion des frontières, de la gestion des crises et, au-delà, de la protection civile, au sein des priorités pour 2015-2020. La protection civile et la gestion de crise n’avaient pas été retenues par la Commission, dans son rapport de 2014 sur la stratégie de 2010, comme priorité pour le futur cycle 2015-2020. Dans ses conclusions des 4 et 5 décembre 2014, le Conseil avait réintégré le volet « gestion de crise et protection civile ». En revanche, il n’avait pas retenu la protection des frontières, préférant se concentrer sur les menaces nouvelles et émergentes. Eu égard aux récents évènements qui se sont déroulés en Méditerranée, il est possible de considérer que le Conseil a tourné casaque en choisissant de faire mention de la gestion des frontières, même si, pour l’heure, ces questions sont traitées séparément, dans le cadre établi par le programme européen sur les migrations présenté par la Commission le 13 mai 2015, et par le Plan d’action du 27 mai 2015, en matière de lutte contre l’immigration clandestine. Le Conseil a donc évoqué la gestion intégrée des frontières dans la stratégie de 2015 en rappelant que la modernisation du système de gestion intégrée des frontières pour les frontières extérieures joue un rôle « important du maintien et du renforcement de la sécurité intérieure de l’Union européenne » (p. 7), même s’il a préféré focaliser son attention sur la lutte contre la grande criminalité organisée, sur la cybersécurité et la lutte contre la cybercriminalité, et sur la lutte contre le terrorisme, la radicalisation et le recrutement ainsi que le financement lié au terrorisme.
3. Une stratégie à la portée bien plus opérationnelle que stratégique
La stratégie européenne rénovée en matière de sécurité intérieure s’accompagne de mesures plus ou moins concrètes, parmi lesquelles la protection les personnes, notamment les victimes du terrorisme et de la grande criminalité organisée, le renforcement de la protection des frontières par des contrôles systématiques pour lutter contre le phénomène des combattants étrangers, l’amélioration de la prévention des actes criminels, en portant une attention spécifique sur la confiscation des avoirs d’origine criminelle et sur la criminalité financière organisée.
Néanmoins, la stratégie semble peiner à trouver un juste positionnement. Les mesures sont tantôt très précises. C’est le cas par exemple de l’adoption de la directive PNR, de l’amélioration de la protection des frontières par des contrôles systématiques, ainsi que du renforcement du partage d’informations sur les armes à feu et de l’amélioration du cadre législatif sur les armes à feu, en écho aux dispositions de la déclaration ministérielle commune de Riga des 29 et 30 janvier 2015 et des conclusions du Conseil européen du 12 février 2015. Elles sont tantôt très vagues, par exemple la prévention des attentats terroristes ou encore le développement d’une politique de sécurité industrielle autonome, même si des conclusions du Conseil adoptées en 2013, suggérant la mise en place d’une veille des technologies de sécurité pour la politique de recherche et industrielle dans le domaine de la sécurité intérieure, peuvent donner un aperçu de cette politique autonome.
La stratégie européenne pour la période 2015-2020 ne trouve pas le bon ton, car elle se trouve précisément dans un entre-deux. Elle constitue un document opérationnel, mais elle conserve des accents d’un document stratégique. Elle contient en effet un ensemble de principes, bien qu’elle comporte en parallèle, des mesures concrètes. Elle peine donc à s’articuler avec d’un côté, les conclusions des 4 et 5 décembre 2014 énonçant des lignes directrices et de l’autre, un plan d’action destiné à décliner la stratégie en mesures opérationnelles.
La stratégie de 2015 est confrontée à un dilemme. Si les mesures sont très précises, le texte empiète sur le document destiné à compléter la stratégie. Si elles sont trop vagues, il tend à faire redondance avec les conclusions de décembre 2014, en dupliquant les grands axes de la stratégie qui y sont exposés.
La solution pour sortir de ce dilemme aurait été de ne pas adopter de stratégie, en se contentant de ces conclusions de décembre 2014 et du Programme européen de sécurité d’avril 2015. En effet, il est possible de considérer qu’au regard de la lecture des conclusions de décembre 2014, le Conseil se passe purement et simplement de nouvelles conclusions, en se limitant à valider les propositions de la Commission figurant dans le programme de sécurité. Au lieu de cela, le Conseil a préféré la voie d’un document hybride, qui contient des principes, au risque de faire double emploi avec les conclusions de décembre 2014, ainsi que des mesures dont le caractère concret est, au demeurant, variable d’une mesure à l’autre. Ce document stratégique possède donc une forte dimension opérationnelle eu égard au nombre de mesures qui y figure. Toutefois, la portée opérationnelle est mal définie du fait de l’imprécision de certaines d’entre elles. La stratégie de 2015 a vocation à être complétée, par conséquent, par un plan de mise en œuvre au périmètre très limité, qualifié de « ciblé » (p. 10). Ce plan d’action est un document supplémentaire qui vient s’ajouter à des textes relatifs à la sécurité intérieure déjà nombreux. Son caractère ramassé s’explique par l’existence de cette stratégie dont le positionnement n’est pas clair. Il traduit surtout une certaine frilosité des États membres pour progresser dans la construction d’une Europe de la sécurité qu’ils appellent pourtant de leurs vœux.
4. Le peu d’audace d’un texte empreint de l’idéologie de la sécurité globale
La malédiction de l’espace de liberté, de sécurité et de justice semble se perpétuer avec la stratégie européenne de sécurité intérieure renouvelée. Les ambitions du programme de Tampere de 1999 se sont érodées au fil du temps et des documents quinquennaux. La stratégie européenne de sécurité intérieure illustre cette tendance à l’intégration à reculons dans le sillage des programmes de La Haye de 2004, et de Stockholm de 2009, mettant en lumière les contradictions des États en matière de sécurité : une ferme volonté de s’engager dans ce domaine par l’entremise de documents programmatifs, et l’absence corrélative de signes juridiques concrets manifestant ce volontarisme politique.
À cet égard, la stratégie est marquée globalement par un certain conservatisme. Elle ne fait que reprendre des principes déjà établis depuis 2010 et demander aux États de mettre en œuvre des textes censés être appliqués par eux (p. 7). Le texte ne comporte pas de grandes innovations, soit au regard de la stratégie de 2010, soit à la lumière des documents adoptés à la suite des attaques de Paris de 2015. Il contient de surcroît une série de dispositions qu’il est possible de qualifier de « grands classiques » des textes européens relatifs à la sécurité, par exemple le fait qu’il importe pour l’Union de respecter le principe de subsidiarité ou que la sécurité nationale demeure de la seule responsabilité de chaque État membre. Ces dispositions répétitives issues des dispositions du droit primaire apparaissent comme conjuratoires. Il s’agit de rappeler l’ancrage de la sécurité de la sphère des compétences de l’État, alors que la stratégie comporte une dimension intégratrice en préconisant une sécurité intérieure européenne. D’ailleurs, il est intéressant de noter que les conclusions précisent non seulement « qu’il importe d’appliquer les principes de subsidiarité et de proportionnalité », mais, qui plus est, « qu’il est nécessaire, au niveau européen, de se concentrer sur les actions apportant une valeur ajoutée indéniable aux efforts actuellement déployés par les États membres » (p. 3). Deux précautions valent mieux qu’une et les Etats tentent de garantir à travers la multiplication des références à la subsidiarité, le respect des compétences nationales dans ce domaine.
Parmi les grands classiques présents figure également la volonté d’une sécurité organisée autour des mesures préventives, reposant sur une approche multidisciplinaire et intégrée. Les formules sont aujourd’hui très familières des textes européens relatifs à la sécurité intérieure, mais elles révèlent la portée conceptuelle de cette dernière : une action fondée sur les politiques préventives d’une part, et sur une approche globale de sécurité d’autre part. D’un côté, la stratégie confirme l’ancrage de l’Union en faveur d’une action basée sur l’anticipation. D’ailleurs, les conclusions confirment cet ancrage en préconisant le recours à l’approche proactive axée sur le renseignement en matière pénale (p. 4). De l’autre, la stratégie énonce la volonté d’une vision horizontale et intégrée, au sens où la sécurité est prise en compte dans l’ensemble des actions de l’Union (p. 6). Cette culture institutionnelle d’une sécurité fondée sur l’anticipation et sur la transsectorialité fait écho à la doctrine relative à la sécurité globale qui préconise la remise en cause des cloisonnements traditionnels, notamment entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. Les conclusions du Conseil précisent même que les deux sont « de plus en plus liées » (p. 8). Le phénomène des « combattants étrangers » étrangers illustre ce décloisonnement de la sécurité et le dépassement du clivage interne/externe. Il met en évidence la nécessité de rapprocher le monde de la sécurité extérieure de celui de la sécurité intérieure, et vice versa. La formulation choisie par le Conseil « de plus en plus liées » souligne l’imbrication étroite entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. Elle vise à parvenir à une approche intégrée et complémentaire en vue d’empêcher le phénomène de doubles emplois (p. 8). Si des progrès substantiels ont déjà été réalisés à cet égard, les conclusions de juin 2015 montrent bien que le travail est inachevé. Il suffit pour s’en convaincre de constater le nombre de mesures à réaliser par la stratégie dans ce domaine. Cependant, le volume et la précision de celles-ci sont symptomatiques d’une volonté des États de progresser à cet égard, notamment en matière de coordination des activités du Comité de sécurité intérieure et du Service européen d’action extérieure.
5. Une articulation délicate avec l’espace pénal européen
La nouvelle stratégie européenne de sécurité intérieure donne beaucoup d’informations par ce qu’elle dit, par exemple la volonté de mieux articuler la sécurité extérieure et la sécurité intérieure. Elle est intéressante aussi par ce qu’elle ne dit pas, en l’occurrence l’amélioration des rapports entre la sécurité intérieure et l’espace pénal européen.
Les conclusions de juin 2015 ont une lecture très instrumentale du volet judiciaire, caractéristique, au demeurant, de la doctrine relative à la sécurité globale. Elles soulignent certes, l’importance de la coopération judiciaire en matière pénale. Elles précisent, par exemple, qu’il importe d’avoir recours davantage aux équipes communes d’enquête ainsi qu’aux outils fondés sur le principe de reconnaissance mutuelle (p. 10). Cette disposition rappelle celle de la stratégie de 2010 qui estime essentiel que les autorités judiciaires des États membres collaborent de manière plus étroite.
Pour autant, la dimension pénale de la sécurité intérieure demeure limitée à la fois pour des raisons conceptuelles et pour des raisons institutionnelles. Pour des raisons conceptuelles d’abord, les limites de la collaboration tiennent au fait que la coopération judiciaire en matière pénale relève de l’espace pénal européen qui se développe avec ses propres règles, peu compatibles avec celles de la sécurité intérieure. Par exemple, les conclusions rappellent qu’il est « extrêmement important » d’adopter une approche souple et opérationnelle dans le cadre de la stratégie 2015-2020 (p. 5). Et cette vision de souplesse, qui requiert l’adoption de textes de droit mou et la modification fréquente du droit au gré des mutations des menaces, s’avère peu compatible avec l’esprit qui préside à l’édification de l’espace pénal, notamment l’importance faite à la sécurité juridique découlant de la prévisibilité de la sanction, conformément à la pensée de Beccaria. De même, l’approche anticipatrice préconisée par la stratégie rénovée est de nature à susciter des questionnements de la part des pénalistes soucieux du respect du principe de légalité.
Pour des raisons institutionnelles ensuite, car l’espace pénal européen possède sa propre logique et suit également des temporalités qui lui sont spécifiques. Il est difficile pour la stratégie de s’immiscer dans l’agenda de l’espace pénal en imposant un ensemble de mesures au monde de la justice, soucieux de son indépendance et dont les participants tendent à collaborer entre eux à travers des agences spécifiques (Eurojust et le RJE par exemple). Cette difficulté d’articulation n’est pas isolée. Elle rappelle la complexité des relations entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure, cette dernière possédant, elle aussi, une structuration institutionnelle qui lui est propre autour d’organes comme le Haut représentant, le COPS et le SEAE. Elle est néanmoins révélatrice d’une fracture de plus en plus importante au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, entre un monde de la justice œuvrant de manière autonome au sein d’un projet d’intégration original, l’espace pénal européen, et un monde de la police, désireux de collaborer davantage avec celui de la sécurité et de la défense, qu’avec celui de la justice.