par Jean-sylvestre Bergé, EDIEC
Le cas sous commentaire (CJUE, 5 mai 2015, C-146/13, Espagne c. Parlement et Conseil) intéresse les rapports entre le droit de l’UE et un texte de droit international formellement étranger au système juridique européen. Qu’il s’agisse, en effet, de la convention de Munich de 1973 sur la délivrance du brevet européen (CBE), de l’accord de 2013 relatif à la juridiction unifiée du brevet (JUB), aucun de ces instruments n’a été approuvé par l’UE. Plus encore, seul l’un d’entre eux (convention sur le brevet européen) a été ratifié par l’ensemble des Etats membres de l’UE.
Dans cette affaire, la question s’est, cependant, posée des rapports entre ces textes internationaux et le système juridique de l’UE. La Cour de justice va conclure que le droit formellement international est dissociable d’un acte de droit dérivé européen (un règlement UE) dont la légalité était contestée. Cette solution reflète une réalité d’interaction droit international – droit européen que l’on se propose ici d’expliciter par le prisme de la contrainte (de droit matériel) .
Dans l’affaire Espagne c. Parlement et Conseil, la Cour de justice a refusé de remettre en cause la validité du règlement européen en considération de la nature internationale des textes auxquels il renvoie largement pour définir un régime unitaire de protection d’un titre de propriété intellectuelle. Entre autres arguments, la cour précise qu’elle « n’est pas compétente pour statuer sur la légalité d’un accord international conclu par les Etats membres » (point 101). Alors que la question lui était posée de la légalité des dispositions européennes de renvoi à des textes internationaux ne liant pas l’UE, elle fonde l’irrecevabilité du moyen d’annulation sur son incapacité à apprécier la légalité desdits textes internationaux, dès lors qu’ils sont dissociés du système juridique de l’UE. Il y a là une manœuvre argumentative qui, faute de convaincre véritablement, marque clairement une volonté de la Cour de justice de jouer la carte de la dissociabilité.
Pour essayer d’expliquer cette solution, on peut se demander s’il existe ou s’il n’existe pas ici ce que nous pourrions appeler une contrainte de droit matériel.
Le dispositif européen mis en place pour le brevet européen à effet unitaire (règlement (UE) n° 1257/2012) est matériellement pauvre. L’UE n’est pas parvenue, en effet, à définir un régime juridique européen du brevet popre comme elle l’a fait, par le passé, pour la marque communautaire ou les dessins et modèles communautaires notamment. La définition des conditions d’octroi du brevet a été sous-traitée à l’Office européen des brevets (qui administre la CBE), c’est-à-dire à une organisation paneuropéenne étrangère au système juridique de l’UE. Les droits conférés par le brevet, leurs limitations et leur mise en oeuvre dépendent, quant à eux, soit d’un accord international également étranger au système de l’UE (le traité JUB), soit de l’application d’un droit national dûment désigné par une règle de conflits de lois. Voici en somme un titre « européen » de propriété intellectuelle qui n’a d’européen (au sens UE) que le nom ! Il est surprenant que la Cour de justice n’ait pas sanctionné par la nullité un texte déceptif (deux brevets européens n’auront pas le même régime juridique selon le droit national ou international qui leur sera déclaré applicable), faux sur le plan des principes (comment peut-on écrire cet oxymore que le brevet « européen » à effet unitaire est assimilé à un « brevet national » (art. 7 du règlement (UE) n° 1257/2012) ?) et qui est incapable d’atteindre l’objectif « européen » qu’il se donne (la seule vertue européenne prêtée au brevet européen est l’énoncé, pour chaque brevet, d’un régime juridique applicable de la même manière dans tous les pays parties à la coopération renforcée ; encore faut-il s’assurer que ce régime sera effectivement appliqué partout de manière identique ce qui est loin d’être acquis).
Cet état du droit matériel européen explique, pour partie, le rapport de dissociabilité entretenu par le droit européen avec le droit international. Proposons, en effet, l’équation suivante : le droit européen n’est jamais plus à même de s’inscrire dans une relation étroite avec le droit international qu’il est lui-même suffisament construit pour supporter le poids d’un rapport de force avec son alter ego international ; en revanche quand le droit européen est lacunaire et de faible portée normative, il veille à isoler ses constructions de manière à ce qu’elles conservent une identité propre et ne se retrouvent pas submergées par un environnement international plus imposant qu’elles.
Cette première approche, centrée sur les réalisations matérielles européennes, doit être complétée par une approche plus globale qui s’efforce de mesurer l’état d’enchevêtrement normatif qui est susceptible d’exister entre le droit européen et le droit international.
Cette seconde grille de lecture est importante. Elle complète la première : nous l’avons dit, le droit européen ne peut connaître un état d’enchevêtrement avec le droit international que s’il existe substantiellement. Mais elle la dépasse également : c’est cet état d’enchevêtrement qui justifie la manière dont le juge européen caractérise une indissociabilité entre le droit européen et le droit international et, inversement, c’est son absence qui permet d’expliquer un état de dissociabilité.
Dans le contexte du cas Espagne c. Parlement et Conseil, l’UE n’est pas en mesure de prendre part au processus juridique à l’œuvre dans les enceintes de droit international auxquelles renvoie le règlement (UE) sur le brevet européen à effet unitaire. Qu’il s’agisse, en effet, de la CBE portée par l’Office européen des brevets ou de l’accord JUB, l’UE ne dispose d’aucun moyen, ne serait-ce qu’indirect, d’action. L’explication tient au fait que le droit européen lui-même est une coquille (presque) vide. Comme nous l’avons déjà indiqué, il ne livre pas les outils qui permettent à la Cour de justice de manœuvrer le rapport d’indissociabilité au droit international.
Cette situation est le résultat de l’histoire européenne. L’incapacité des Communautés européennes, puis de l’Union européenne, à définir un régime véritablement « communautaire » de protection du brevet (à l’instar de ce qui existe pour la marque ou le dessin ou modèle communautaire), le refus obstiné de la Cour de justice de voir émerger une juridiction internationale autre, susceptible de contribuer, mieux qu’elle ne saurait le faire elle-même, à la définition d’un régime juridique véritablement uniforme (avis 1/09 du 8 mars 2011, Accord portant création d’un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets) expliquent cette vacuité européenne. Celle-ci provoque une réelle incapacité de l’UE à peser dans les choix et solutions qui sont formés hors de son enceinte, au sein de l’OEB ou de la future Juridiction unifiée du brevet (qui, pour rappel, se présente non comme une juridiction internationale mais comme une juriction nationale spécialisée).
Naturellement, la situation n’est pas figée et peut évoluer. Dans une vision très optimiste de la construction européenne (qui n’est pas encouragée par l’actualité politique, il faut bien le dire), on peut escompter que, dans le futur, la réglementation européenne s’étoffe, de sorte qu’elle se nourrisse d’un jeu d’interaction avec le droit international environnant. De manière plus immédiate, on peut également estimer que, sur des sujets précis, d’ores et déjà réglementés au niveau de l’UE (inventions biotechnologiques ou certificats complémentaires de protection), des rapprochements s’opèrent avec ce droit international et national du brevet qui forme l’essentielle de la matrice du brevet européen à effet unitaire.
Au final, on peut considérer que la Cour de justice n’est pas dans la recherche d’une posture vis-à-vis du droit international. Elle cherche, plus modestement mais plus sûrement, à tirer les conséquences, sur le plan juridique, d’un état des lieux global qui conduit l’UE à se placer ici dans un état de dissociabilité par rapport au droit international.
Il n’est pas alors inintéressant de rapprocher cette analyse de l’avis 2/13 de la Cour de justice. Si, comme nous le croyons, l’état d’imbrication matérielle entre les sources internationales et européennes commande en large partie les rapports entre le droit de l’UE et les sources de droit international qui lui sont formellement étrangères, la Cour de justice a rendu, avec son avis 2/13, une décision parfaitement artificielle qui ne rend pas compte des liens très forts qui existent depuis longtemps entre le droit de l’UE et la CEDH. Cette posture en appellera probablement d’autres de la part de juridictions supérieures nationales, notamment constitutionnelles, ou de la part de la CEDH elle-même (on attend avec une certaine impatience la solution et sans doute, surtout, la motivation de l’arrêt de Gde ch. dans l’affaire Avotins c. Lettonie). Et le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas nature à faire grandir le projet européen. A suivre…
Pour une analyse plus complète de la question, voir Les rapports droit international et droit européen : entre dissociabilité et indissociabilité, in chronique « Interactions du droit international et européen » en collaboration avec S. Touzé, Journal du droit international 2015/3, à paraître.