par Maxime Barba, EDIEC
L’arrêt ERSTE Bank Hungary Zrt c/ Attila Sugar (C-32/14) a fait, à notre sens, l’objet d’une critique sévère (v. Marjolaine ROCCATI, « Justice et clauses abusives : le rôle du notaire en question (européenne) », publié le 23 octobre 2015 sur ce même blog).
Le présent billet n’est pas destiné à démontrer que la jurisprudence ERSTE est exempte de tous griefs. La décision souffre sans doute certains maux. En revanche, l’arrêt n’en a pas moins quelques mérites. Le principal : il marque un coup d’arrêt bienvenu au « grignotage » de l’autonomie procédurale des Etats membres, lequel n’en finissait plus en matière de clauses abusives. En cela, il emporte déjà l’adhésion. Au surplus, la décision nous semble plus équilibrée qu’il n’y paraît.
Il faut le concéder : l’arrêt ERSTE prête spontanément le flanc à la réprobation. Comme il a été dit, dans un tout autre contexte, un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Or, selon toute vraisemblance, et sans s’aventurer dans les arcanes des procédures d’exécution hongroises, le notaire s’y voit reconnaître un « grand pouvoir », celui d’apposer la formule exécutoire dans certains cas limitativement considérés (pt. 36). Quid de sa responsabilité ? Il n’aurait dans l’exercice de son pouvoir, ni l’obligation d’opérer ex officio le contrôle des clauses abusives, ni celui de contrôler a posteriori l’existence de telles clauses infectant le contrat de consommation. En bref, le notaire hongrois échapperait à l’adage, se voyant accorder le privilège du pouvoir sans le fardeau du devoir. Et la critique consisterait à voir la Cour de Justice, dans son arrêt ERSTE, entériner le dispositif au regard du droit européen des clauses abusives, incarné dans la directive n°93/13/CEE. Cette critique est compréhensible. Au vu de l’attitude classique du juge européen sur ces questions, l’arrêt ERSTE est même surprenant.
Dans cette affaire, le juge européen fait preuve d’une retenue inhabituelle s’agissant de clauses abusives. La trace du paternalisme semble avoir disparu, au profit d’une certaine sévérité vis-à-vis du consommateur qui s’illustrerait par sa passivité (pt. 63 et ss). Cette jurisprudence doit être doublement approuvée, non seulement par rapport aux positions traditionnelles dans ce domaine mais également au regard du contexte précis de l’affaire considérée. L’arrêt nous paraît méritant, non seulement car il marque un retour, même très circonscrit, au principe d’autonomie procédurale, mais également car il se recommande d’une appréciation globale du système national en cause, ce qui est marque d’équilibre.
Il a été dit que, dans cette affaire ERSTE, la Cour de Justice s’abriterait derrière le principe d’autonomie procédurale. Ce serait une première en matière de clauses abusives ! La jurisprudence européenne rendue sur la base de la directive n°93/13 est classiquement citée afin d’illustrer… le refoulement constant de l’autonomie procédurale. En la matière, le principe d’effectivité atteint un paroxysme inquiétant. Il y occupe, par exemple, une fonction subversive des principes gouvernant l’office du juge (v. not. CJCE, 30 mai 2013, Asbreek Brusse, C-488/13 ; en matière d’arbitrage également : CJCE, 26 oct. 2006, Claro, C-168/05 ; CJCE, 6 oct. 2009, Asturcom, C-40/08). D’une simple limite au principe d’autonomie procédurale, il serait devenu la norme, à tel point qu’on évoque aujourd’hui plus volontiers l’idée connotée d’ « encadrement procédural », et ce bien qu’une partie de la doctrine tente de décrire un mouvement inverse (P. GIRERD, Les principes d’équivalence et d’effectivité : encadrement ou désencadrement de l’autonomie procédurale des Etats membres ?, RTDE 2002.75). Cette érosion du principe d’autonomie procédurale a même conduit certains auteurs à proposer un renversement du paradigme, faisant du principe d’effectivité le nouveau « pivot de répartition des compétences procédurales entre les Etats membres et l’Union européenne » (F. CAULET, Le principe d’effectivité comme pivot de répartition des compétences procédurales entre les Etats membres et l’Union européenne, RTDE 2012.594-29). La jurisprudence en question a fait l’objet d’une critique doctrinale constante, inépuisable. Le paternalisme juridique, désormais substantiel et processuel, devait encore trouver une limite. Celle-ci apparaît dans l’affaire ERSTE. Si l’on se réjouit de cette limite, encore faut-il vérifier qu’elle se justifie. Tel est, à notre avis, le cas.
Le principe d’autonomie procédurale n’a, à l’évidence, pas vocation à s’arrêter aux portes des prétoires. Il peut naturellement se déployer que la procédure se déroule devant un juge ou, comme au cas présent, un notaire. La référence au principe d’autonomie n’est donc absolument pas déplacée d’un point de vue technique. Comment donc accepter que le notaire, investi d’un pouvoir similaire à celui d’un juge, ne se trouve pas astreint au même devoir vis-à-vis de la législation sur les clauses abusives ? Au contraire de ce qui a été affirmé, l’arrêt ERSTE ne nous semble pas fondé sur une distinction excessive mais sur une distinction suffisante entre les fonctions notariales et juridictionnelles. Or cette distinction justifie de ne pas faire application de la jurisprudence dérogatoire de la Cour de justice en matière de clauses abusives – où prévaut une conception maximaliste de l’effectivité – et d’en revenir à une stricte observance du principe d’autonomie procédurale.
Non seulement le notaire n’est-il pas le juge mais, au surplus, ce dernier peut tout à fait être saisi par le consommateur diligent afin de restreindre ou annuler la décision du premier. A condition, toutefois, que le consommateur ne fasse pas preuve d’une passivité blâmable (pt. 63). On ne peut pas suppléer toutes les carences… La décision ERSTE nous paraît équilibrée selon ces deux points de vue.
Même s’il se voit reconnaître un pouvoir approchant, le notaire n’est pas le juge. Ce point avait été développé dans les conclusions de l’avocat général Cruz Villalón (Concl. présentées le 25 juin 2015 dans l’affaire C-32/14, pts. 66 et ss.). Il avait été notamment relevé l’inaptitude du notaire à provoquer devant lui une contradiction acceptable sur la question (idem). Cela étant, le notaire est… le notaire. Ainsi, sur la base des informations transmises, la Cour de Justice n’exclut pas que le professionnel opère, dans le cadre même de son devoir général de conseil, un contrôle des clauses abusives et refuse, sur ce fondement, l’apposition de la formule exécutoire (pt. 57). Mais la procédure décrite apparaît – admettons-le – défavorable à une telle issue car elle est 1°) unilatérale, la décision étant rendue sur la foi des seuls éléments apportés par le créancier (pt. 36) et 2°) fondée sur un contrôle prima facie (pt. 31). Cela étant, la chose n’a rien d’exceptionnel. Bien que ne se situant pas sur un même plan, la procédure d’injonction de payer européenne mobilise une mécanique similaire, de contentieux inversé, de contradictoire différé (v. le Règlement n°1896/2006) La procédure n’est donc pas objectivement choquante. Et quant à l’appréciation du caractère abusif d’une clause dans le cadre d’un contrôle formel, il est bon de relever que le droit français de l’arbitrage international considère que la détermination du caractère abusif d’une clause réclame une analyse d’une subtilité particulière, insoluble au sein d’un contrôle prima facie (CA Paris, 28 avr. 2004, Mattei e.a.). Dans ces circonstances, si l’on ne doit pas exclure tout contrôle de la part du notaire au titre de son devoir de conseil, il ne faut pas non plus l’astreindre à une rigueur anormale, à défaut de quoi la procédure s’en trouverait tout simplement dénaturée. Aucun de ces excès n’est souhaitable. Surtout que l’existence d’un recours juridictionnel en droit hongrois permet, pour le consommateur, d’obtenir, sinon gain de cause, au moins cette rigueur procédurale destinée à le protéger.
Dans l’hypothèse ERSTE, seule une atteinte au principe d’effectivité pouvait raisonnablement permettre un renversement du principe d’autonomie procédurale, la question du traitement équivalent étant relativement délaissée (pt. 50). Or le principe d’effectivité ne se satisfait pas d’une approche sectorielle : seule une considération globale, systématique, permet de conclure quant au point de savoir si l’exercice d’un droit tiré de l’ordre juridique de l’Union est rendu pratiquement impossible ou excessivement difficile par la procédure en présence (pt. 52). Cette précision – de bonne méthode – est fondamentale. En effet, le système hongrois prévoit un recours juridictionnel à l’encontre de la décision d’exécution forcée notariale. Il en découle que le consommateur pourra ultimement obtenir les rigueurs processuelles qu’il mérite en matière de clauses abusives, certes pas du notaire, mais bien du juge (pts. 59 et ss). C’est ici que la jurisprudence commentée trouve son point d’équilibre véritable. Il est bon de noter que, dans le domaine de l’arbitrage, l’existence d’un recours juridictionnel est également jugée salutaire par la Cour de justice (CJCE, 1er juin 1999, Eco Swiss, C-126/97).
En conclusion, si l’arrêt ERSTE n’est pas à l’abri de la critique, justement articulée, celle-ci doit être relativisée. Outre qu’il marque un retour exceptionnel au principe d’autonomie procédurale, dans un domaine abreuvé d’effectivité, la décision est globalement très équilibrée. Le point central de cette jurisprudence : le notaire n’est, quoi qu’on en dise, pas le juge. Et celui-ci peut toujours contrôler le travail de celui-là, à condition d’être dûment saisi par le consommateur. L’objectif de protection est dès lors respecté : l’intervention du juge réclamée par la partie faible à l’encontre de la partie forte se conformera alors à cette doctrine de paternalisme judiciaire dans l’air du temps européen.