par Jean-Sylvestre Bergé, EDIEC
La vitalité d’une construction juridique ne se mesure pas seulement à son histoire (ancienne) et ses développements (nourris). Elle se jauge également à sa capacité à se loger dans les intersections du droit.
Un récent arrêt Tecom Mican SL de la CJUE (11 nov. 2015, aff. C-223/14), rendu à propos d’un instrument de l’ELSJ sur la notification des actes judiciaires et extra-judiciaires, permet d’en faire l’observation à propos de trois croisements du droit : international/européen, public/privé, marché intérieur/ELSJ. Explication !
Cet arrêt porte interprétation du règlement (CE) n° 1393/2007 du Parlement européen et du Conseil, du 13 novembre 2007, relatif à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale. Aux trois questions soulevées par une juridiction espagnole dans une affaire relative à une notification transfrontière d’un acte privé de mise en demeure, la Cour de justice répond :
- le règlement vise non seulement les actes établis ou certifiés par une autorité publique ou un officier ministériel, mais également les actes privés dont la transmission formelle à leur destinataire résidant à l’étranger est nécessaire à l’exercice, à la preuve ou à la sauvegarde d’un droit ou d’une prétention juridique en matière civile ou commerciale ;
- le règlement admet une notification extra-judiciaire même lorsque le requérant a déjà réalisé une première signification ou une première notification de cet acte au moyen d’une voie de transmission non prévue par ledit règlement ou d’un autre des moyens de transmission mis en place par celui-ci ;
- le règlement s’applique sans qu’il soit nécessaire de vérifier, au cas par cas, que la signification ou la notification d’un acte extrajudiciaire a une incidence transfrontière et est nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur.
On se dépouillera volontiers ici des habits de l’arrêtiste (pour un excellent et premier commentaire (en anglais) de l’arrêt, voir le billet de notre collègue Pietro Franzina sur le Blog Conflict of Laws), pour se focaliser sur les trois intersections juridiques mobilisées par le juge européen (sur conclusions conformes de l’A.G. Yves Bot) dans sa décision.
Le règlement n° 1393/2007 à l’intersection de « international / européen »
Ainsi que le rappelle l’arrêt, le règlement n° 1393/2007 trouve sa genèse dans un précédent règlement (1348/2000), lequel s’est appuyé sur une convention européenne (convention de 1997 relative à la signification et à la notification dans les États membres de l’Union européenne des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, jamais entrée en vigueur), laquelle, à son tour, s’est inspirée d’une convention internationale (convention de La Haye de 1965 relative à la signification et à la notification à l’étranger des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, non approuvée par l’UE et entrée en vigueur (inégalement compte tenu des nombreuses réserves et déclarations dont elle fait l’objet) dans 27 Etats membres de l’UE).
Ce mille-feuille textuel offre une source d’inspiration que la Cour de justice et l’Avocat général vont mobiliser avec plus ou moins de force pour définir de manière autonome la notion « d’acte extra-judiciaire » qui était au cœur de cette affaire.
Le texte international figure dans l’arrêt au titre du cadre juridique de référence. Cette présence s’explique par le fait que la convention européenne puis les règlements européens ont été construits sur le modèle de la convention internationale, laquelle autorise, si ce n’est par ses travaux préparatoires, mais par son rapport explicatif, une interprétation large des actes extra-judiciaires, incluant les actes privés.
Un premier jeu d’interaction se forme ainsi entre le texte international et les textes européens. Bien que le premier ne fasse pas partie du système juridique auquel appartiennent les seconds, il est de nature à composer la solution du juge qui constate que le droit européen ne s’est pas construit par opposition mais par mimétisme de la solution internationale.
Le règlement n° 1393/2007 à l’intersection « public / privé »
Sur ce deuxième aspect, la question est d’une grande portée pratique. Faut-il limiter le jeu de l’instrument de coopération judiciaire en matière civile (en sens large où l’entend le TFUE : art. 81), en l’occurrence de notification, aux actes établis par les seules autorités publiques (juges, administrations, officiers ministériels) ou faut-il l’étendre aux actes privés ?
Entre ces deux possibilités, la Cour de justice a retenu l’interprétation la plus large, incluant les actes privés.
D’aucuns y verront l’empreinte de la théorie de l’effet utile qui commande qu’entre deux interprétations, celle qui est de nature à produire un effet sur situation en cause (en l’occurrence, il s’agissait de notifier un acte privé de mise en demeure), doit être retenue.
Cette lecture mérite d’être nourrie plus avant.
L’esprit du règlement « notification » ne repose pas, en effet, sur un clivage « public/privé ». Ce qui compte au regard de l’instrument, c’est qu’une coopération s’établisse entre entités nationales (ministères, juges, greffes, huissiers ; pour une énumération des entités compétentes dans les différents Etats membres, voir le document consolidé établi par la Commission) de manière à faciliter une circulation de l’ensemble des actes « nécessaires à l’exercice, à la preuve ou à la sauvegarde d’un droit ou d’une prétention juridique en matière civile ou commerciale ». Peu importe, l’organe qui prend ces actes et leur nature juridique. L’important c’est leur finalité qui dépasse le clivage public/privé.
Le règlement n° 1393/2007 à l’intersection de l’ELSJ et du marché intérieur
L’arrêt contient trois passages intéressants sur les liens entre les deux espaces européens : marché intérieur et ELSJ.
Le premier porte sur ce que la Cour de justice désigne à juste titre comme « le contexte » du règlement (et en particulier de son article 16, objet principal du renvoi préjudiciel). Aux points 36 et 37 de son arrêt, elle précise, en effet, que l’instrument européen s’inscrit dans le contexte des deux espaces : l’ELSJ et le marché intérieur.
Elle réitère cette analyse dans un second passage (point 45 de l’arrêt) quand elle précise que « la transmission transfrontière de tels actes, au moyen du mécanisme de signification et de notification établi par le règlement n° 1393/2007, contribue également à renforcer, dans le domaine de la coopération en matière civile ou commerciale, le bon fonctionnement du marché intérieur et concourt à mettre progressivement en place un espace de liberté, de sécurité et de justice dans l’Union européenne ». Or ces actes sont « les documents établis ou certifiés par une autorité publique ou un officier ministériel et les actes privés dont la transmission formelle à leur destinataire résidant à l’étranger est nécessaire à l’exercice, à la preuve ou à la sauvegarde d’un droit ou d’une prétention juridique en matière civile ou commerciale » (point 46 de l’arrêt), c’est-à-dire les actes qui ont normalement cours dans un espace économique, ici dans l’espace du marché intérieur.
Enfin, la Cour de justice mobilise une dernière fois l’analyse sur la corrélation générale (macro) des deux espaces (points 66 à 68 de l’arrêt) pour écarter l’hypothèse d’un examen au cas par cas (micro) du lien entretenu par eux.
Au vu de ces trois développements (international/européen, public/privé, ELSJ/marché intérieur), on peut se demander si l’ELSJ ne peut pas se targuer d’être l’archétype d’un droit européen de troisième génération, au croisement des clivages juridiques et qui aurait ainsi succédé au droit européen des pères fondateurs et au droit européen pensé comme un bloc systémique, institutionnel et matériel.
De quoi alimenter en tout cas la réflexion sur la manière de présenter la matière aux juristes, aux citoyens en général et à nos étudiants en particulier !