L’arrestation en Belgique de l’un des responsables des attentats du mois de novembre à Paris, ajouté ce jour aux attentats abominables de Bruxelles, a rejeté au second plan l’accord passé entre l’Union européenne et la Turquie, à la veille du week-end.
Ce dernier était pourtant sous les feux des projecteurs médiatiques, à la fois en raison de la gravité de la crise sur le terrain mais aussi au vu de l’accueil largement négatif réservé par l’opinion publique aux échanges au premier jet du 7 mars. « Sommet d’approfondissement » des 6 points d’accord préalable, la lecture de la Déclaration du Conseil européen qui le conclut, accompagnée de celle des conclusions à proprement parler, n’indique en rien une sortie de crise au vu du contexte dans lequel cet accord s’inscrit.
Le sérieux des questions juridiques qui persistent nourrit les doutes quant à la viabilité de la solution envisagée, sans compter sa traduction opérationnelle sur le terrain. A l’inverse, aucun doute ne plane plus désormais sur la capacité de l’Union à renier ses valeurs et ses engagements. Le marché de « sous-traitance » évoqué ici même il y a une semaine, dont l’image a été largement reprise par les médias, s’est conclu. Marché de dupes, il aura les demandeurs de protection pour victimes s’il se réalise, ce qui demeure à prouver.
1. Un contexte politique décadent
La négociation du premier round du Conseil européen, début mars, avait révélé l’ampleur des failles institutionnelles de l’Union et des désaccords entre Etats. Elles ont été confirmées, tout comme le cynisme du « partenaire » turc, à l’instant où l’approfondissement de l’accord de principe a été nécessaire. L’opposition entre Etats membres, la désunion franco-allemande, la rivalité de leadership entre le président du Conseil européen et la chancelière allemande étaient autant d’obstacles à surmonter pour parvenir à un accord viable. L’enjeu était dessiné au soir du 7 mars : préciser les 6 points de l’accord politique passé avec le Premier ministre turc afin de le sécuriser politiquement et juridiquement.
Ce cadre initial avait pour le moins surpris, tant par la manière dont il avait été proposé à la hussarde par la Chancelière allemande que par son objectif. Tel que prévu au départ et moyennant le même type de concessions que celles retenues en définitive, l’essentiel des tractations préalables était centré sur le contrôle de ses propres frontières par la Turquie et la gestion des migrants irréguliers avant de l’être sur les demandeurs de protection, le tout quitte à sacrifier sans états d’âme la Grèce dans l’opération.
La surprise du 7 mars était donc née de la démarche globale impulsée par l’Allemagne et la présidence néerlandaise, en plein accord avec le premier ministre turc. Ce faisant, la brutalité de ce changement de pied ne pouvait qu’entraîner une politisation du débat et le juridiciser à l’extrême : le renvoi d’un demandeur d’asile vers un pays tel que la Turquie, présenté désormais comme « pays tiers sûr », ne pose évidemment pas les mêmes interrogations que celui d’un immigrant irrégulier.
Plusieurs connexions ont sans doute joué discrètement et permis un accord final une semaine plus tard, qu’il s’agisse de la liaison entre le 1er vice président de la Commission et la présidence néerlandaise ou de celle entre le cabinet du président et la Chancellerie allemande.
La marge de manœuvre était pourtant mince, entre les rodomontades de la partie turque et l’affirmation répétée à l’envi par les Etats membres de leur refus de tout nouvel engagement à l’égard des réfugiés. Aux Etats, les conclusions donnent satisfaction dans leur point 4 : « le Conseil européen rappelle que la déclaration UE-Turquie n’établit pas de nouveaux engagements à l’égard des Etats membres en ce qui concerne la relocalisation et la réinstallation ». Est-il encore besoin de rappeler qu’il est déjà incapable d’assurer l’exécution des engagements déjà souscrits, il y a six mois ?
En fait, l’accent mis brusquement sur l’enjeu juridique a contraint à hausser le niveau des exigences, sans que les solutions retenues soient nécessairement convaincantes au plan concret. L’habillage juridique proposé opportunément par la Commission sous forme de « questions/réponses » résumant l’apport d’une Communication, le 16 mars (Com (2016) 166), s’est peut être avéré décisif pour surmonter les critiques convergentes adressées par le HCR, les ONG et nombre de parlementaires européens. Esseulés, le Luxembourg et la Belgique sont longtemps demeurés attachés à la défense des grands principes avant de céder devant l’unanimité inverse. Quitte pour le ministre luxembourgeois des affaires étrangères, en dénonçant l’attitude indicible » de certains Etats membres à constater que l’accord, selon lui tout théorique, est, « au vu la situation de l’UE, quand il s’agit de trouver une solution, déjà en soi remarquable ».
Le cynisme avancé lors de la conférence de presse aura donc dépassé des sommets, de la défense du régime turc par la présidence néerlandaise jusqu’aux perspectives dressées pour une adhésion à laquelle peu se résolvent pourtant. La palme du surréalisme demeurera néanmoins entre les mains de Donald Tusk, jamais en retard d’affirmations tranchées. Après avoir asséné que « this agreement is not based on the money issue », l’écouter aura permis de comprendre que, par son équilibre, cet accord encourage la migration légale : « we agreed that in order to discourage human smugglers and in order to encourage legal migration we needed a balanced approach » … Toutes remarques qui n’allaient pas de soi …
Tout se passe en fait comme si le premier des objectifs poursuivis par l’Union relevait en fait de la communication politique à l’égard des passeurs : les dissuader de poursuivre leur entreprise puisqu’une voie légale d’accès au territoire de l’Union sera ouverte désormais. D’où l’affirmation de la Déclaration du 18 mars : l’ensemble de la construction l’est en vue « de démanteler le modèle économique des passeurs et d’offrir aux migrants une perspective autre que celle de risquer leur vie ». L’avenir dira ce qu’il en est de l’efficacité de ce choix louable …
2. Des problèmes juridiques persistants
La dimension juridique des problèmes à affronter avait été étonnamment minimisée au soir du 7 mars, le projet d’accord étant unanimement présenté comme « solide », sinon même « blindé ». L’examen de ses approximations a rapidement conduit à baisser d’un ton, malgré la Communication de la Commission présentée le 16 mars, manifestement afin de rassurer. Plusieurs questions de divers ordres se posent.
La principale question porte sur le point de savoir si la Turquie vers laquelle l’Union européenne prétend renvoyer des demandeurs d’asile au départ de la Grèce est ou non un « pays tiers sûr », sujet éminemment sensible au plan politique comme juridique. La question est à ce point brûlante, et contestée, qu’elle a été évacuée du texte même de la Déclaration UE/Turquie. On imagine facilement que la Turquie n’apprécie guère les interrogations au sujet de sa sûreté et on voit par ailleurs assez mal l’Union européenne disserter à ce sujet dans une déclaration commune avec ce pays. Ces non-dits expliquent sans doute que le sujet ait été évacué dans les conclusions du Conseil européen qui se limitent « à prendre note de la communication de la Commission intitulée “Prochaines étapes opérationnelles de la coopération UE-Turquie dans le domaine de la migration”, en particulier pour ce qui est de la manière dont une demande d’asile émanant d’un migrant qui part de la Turquie pour gagner la Grèce peut être déclarée irrecevable, sur la base du concept du “premier pays d’asile” ou du “pays tiers sûr”, conformément au droit européen et au droit international ». L’habileté sémantique des chefs d’Etat et de gouvernement à se cacher ainsi derrière la Commission européenne transformée en bureau de consultation juridique ferait sourire si le sujet n’était aussi grave et controversé.
Les certitudes favorables ou défavorables à la question de savoir si la Turquie est un « pays tiers sûr » ont aujourd’hui laissé la place aux interrogations. Les opinions de collègues membres ou proches du Réseau Odysseus sont divisées à ce sujet. En témoignent la controverse entre Daniel Thym et Steve Peers au départ de blogs assortis de commentaires, suivie par des échanges entre Kay Hailbronner et James Hathaway.
La question qui pouvait paraître simple au premier abord s’avère en réalité assez complexe. Le principal point d’achoppement est de savoir comment interpréter la cinquième exigence de l’article 38 §1er de la directive « procédures d’asile » selon lequel les demandeurs d’asile concernés doivent, pour que le pays tiers en question puisse être considéré comme sûr, « pouvoir solliciter la reconnaissance du statut de réfugié et, si ce statut est accordé, bénéficier d’une protection conformément à la convention de Genève ».
Sachant que la Turquie n’offre qu’une forme de protection temporaire aux demandeurs d’asile non-européens en raison du fait qu’elle a maintenu une réserve d’ordre géographique à la Convention de Genève qu’elle a ratifiée, la Commission considère qu’une protection « équivalente » à la Convention de Genève suffit pour satisfaire à cette exigence. D’autres considèrent au contraire qu’une protection conforme à la Convention de Genève exige que ce soit bien le « statut » de réfugié et tous les droits qui s’y rattachent qui doivent être octroyé. La différence de rédaction entre l’article 38 et l’article 39 relatif aux pays tiers européens sûrs (communément qualifiés de pays « super sûrs ») qui exige littéralement la ratification de la Convention de Genève sans aucune limitation géographique et le respect de ses dispositions en pratique accroît la difficulté d’interprétation.
Dès lors que même les travaux préparatoires peuvent être invoqués en sens divers, on ne voit guère que le juge pour trancher une telle question. Une question préjudicielle sur ce point serait d’autant plus intéressante qu’elle pourrait forcer la Cour de justice à s’exprimer sur la portée de l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE selon lequel « le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ». Si l’on pouvait s’interroger sur le libellé quelque peu mystérieux de cette disposition dès lors qu’elle exige que le droit d’asile soit mis en oeuvre conformément à la Convention de Genève, il semble bien que la pratique comblera ici une fois de plus les voeux des juristes en quête de cas d’école…
On remarquera accessoirement que le débat s’inscrit dans une actualité jurisprudentielle qui a, paradoxalement, permis le 17 mars 2016 à la Cour de justice de se prononcer sur les liens existants entre la notion de pays tiers sûr au titre de la directive « procédures » et le règlement Dublin, dans une PPU concernant la Hongrie et la Serbie (CJUE, Mirza, C‑695/15 PPU). La Cour y reconnaît que le règlement Dublin III permet aux États membres d’envoyer un demandeur de protection internationale vers un pays tiers sûr, indépendamment qu’il s’agisse de l’État membre responsable du traitement de la demande ou d’un autre État membre.
Au delà de cet aspect, la mise en œuvre de la déclaration UE/Turquie devrait aussi soulever en pratique de délicates questions. Tout d’abord, on ne peut que s’interroger quant à la réponse de la Commission relative à la base juridique à partir de laquelle les migrants irréguliers seront renvoyés de la Grèce vers la Turquie. La Commission invoque à cet égard l’accord de réadmission entre la Grèce et la Turquie et, à partir du 1er juin, l’accord de réadmission avec l’Union européenne qui le remplacera. C’est faire peu de cas de la directive « retour », escamotée, dont le respect s’impose pourtant dès lors qu’un accord de réadmission n’est qu’un accord technique visant à mettre en oeuvre une décision de retour qui constitue la véritable base juridique à partir de laquelle une personne peut être éloignée du territoire grec.
Ensuite, comment assurer que les décisions de retour qui devraient être prises par les autorités grecques seront suffisamment individualisées au regard de la jurisprudence condamnant les expulsions collectives sur la base de l’article 4 du Protocole n° 4 à la CEDH. Le dernier arrêt Khlaifia et autres c. Italie de la Cour européenne des droits de l’homme, déjà commenté, est en effet extrêmement sévère. Il amène à s’interroger sur la manière dont il convient de procéder et de libeller les décisions pour échapper à la censure du juge. On retiendra de l’affaire Khlaifia à ce stade – la décision a en effet été renvoyée devant la grande chambre – que les décisions individuelles d’identification des personnes concernées préalables aux décisions de retour n’ont pas convaincu les juges de Strasbourg de leur individualisation, alors même que les personnes vulnérables ont été identifiées en tant que telles et traitées adéquatement. Quelle que soit la décision de la Grande chambre, peut-on faire le pari qu’elle révisera à la baisse de telles exigences ?
Enfin, en raison du fait que les procédures d’asile et de retour prennent nécessairement du temps, le sort réservé aux personnes qui y seront soumises risque de poser la problématique de leur détention. Sauf à laisser les personnes concernées en liberté dans des îles devenues des prisons naturelles, les hot spots sont presqu’immanquablement amenés à se transformer en centres de détention où l’on voit mal comment les garanties prévues par la directive retour pourront être appliquées. Immédiatement, la réaction du Haut Commissariat aux réfugiés, ce 22 mars 2016, a marqué sa désapprobation et suspendu sa coopération en des termes très durs : « UNHCR has till now been supporting the authorities in the so‐called “hotspots” on the Greek islands, where refugees and migrants were received, assisted, and registered. Under the new provisions, these sites have now become detention facilities. Accordingly, and in line with our policy on opposing mandatory detention, we have suspended some of our activities at all closed centres on the islands. This includes provision of transport to and from these sites. However, UNHCR will maintain a presence to carry out protection monitoring to ensure that refugee and human rights standards are upheld, and to provide information on the rights and procedures to seek asylum ».
Reste une interrogation, fondamentale mais curieusement passée sous silence, au sujet du « droit de quitter tout pays ». Comme nous le soulignons ci-dessous, l’objectif réel poursuivi par l’Union européenne est évidemment que les autorités turques empêchent des migrants à partir de leurs côtes en direction de la Grèce. Les premières images de bateaux remplis de malheureux candidats au départ repoussés par les garde-côtes turcs dans les eaux territoriales de ce pays commencent à circuler. Or, l’article 2 du Protocole n°4 à la CEDH que « toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien ». La question du respect de cette disposition est dès lors ouverte.
Il est vrai que le droit de quitter n’est pas absolu, puisqu’il est prévu dans le paragraphe suivant de la même disposition que « l’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». L’appréciation du respect de cette disposition est d’autant plus difficile à porter qu’il convient de déterminer si la Turquie protège ses propres intérêts ou ceux de la Grèce en tant que pays voisin.
La Cour de Justice s’est déjà exprimée sur ce point dans son arrêt Jipa du 10 juillet 2008 (C-33/07) portant sur la limitation du droit d’un citoyen roumain à quitter son pays d’origine où il avait été renvoyé par la Belgique pour séjour illégal sur son territoire. La Cour a considéré dans cette décision qu’une « mesure limitant l’exercice du droit à la libre circulation doit être prise à la lumière de considérations propres à la protection de l’ordre public ou de la sécurité publique de l’État membre qui adopte cette mesure. Celle-ci ne saurait ainsi être fondée exclusivement sur des motifs invoqués par un autre État membre afin de justifier, comme dans l’affaire au principal, une décision d’éloignement d’un ressortissant communautaire du territoire de ce dernier État, une telle considération n’excluant toutefois pas que de tels motifs puissent être pris en compte dans le cadre de l’appréciation effectuée par les autorités nationales compétentes pour adopter la mesure restrictive de la libre circulation ». On voit à quel point l’appréciation portée est nuancée, de sorte que la réponse à la question posée n’est guère évidente.
Si la jurisprudence de la Cour de justice sur ce point ne s’applique évidemment pas à la Turquie, la question du droit de quitter n’importe quel pays peut néanmoins se poser au départ de l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, libellé de manière semblable à l’article 2 de la CEDH. La question de son respect se pose évidemment avant toute autre chose à la Turquie mais l’Union européenne qui prétend respecter les droits de l’homme dans sa politique de relations extérieures devrait également s’en soucier, d’autant plus que ce droit est de plus en plus souvent remis en cause par l’externalisation du contrôle des migrations.
3. Une défaillance morale
L’avenir dira quelle type de postérité mérite l’accord conclu entre l’Union européenne et la Turquie, dans l’histoire du droit international des réfugiés. Il est évident qu’il ne s’inscrira pas dans la ligne des solutions trouvées dans le passé, face à des crises d’ampleur comparable à l’actuel exode des réfugiés de Syrie. On garde en particulier en mémoire le plan d’action global qui permit, dans les années 80, de réinstaller des centaines de milliers de réfugiés indochinois au départ de pays de premier asile vers l’Occident
Rien de tel aujourd’hui. Loin de s’inscrire dans la recherche d’une solution globale, simplement soucieux d’intérêts européens à court terme, l’accord UE-Turquie ne mérite aucune approbation. Il n’est que la tentative désespérée d’un continent riche, animé en dernier recours du souci d’éviter d’être contraint à accueillir plus de réfugiés que ceux qu’il a reçus tant bien que mal dans le plus grand désordre. Le tout en prétendant hypocritement construire un système européen commun d’asile …
Personne n’est dupe des prétextes de l’Union européenne et de la Turquie émaillant leur Déclaration, placée sous leur volonté de « démanteler le modèle économique des passeurs et d’offrir aux migrants une perspective autre que celle de risquer leur vie ». L’objectif réellement poursuivi par l’UE est d’obtenir de la Turquie que celle-ci retienne sur son territoire les personnes qui tentent de rejoindre l’Union européenne, y compris les demandeurs d’asile figurant à coté de migrants irréguliers dans ce qu’il est convenu d’appeler des « flux mixtes ».
Le mode de construction du mécanisme de réinstallation en apporte la preuve. Après avoir plafonné leur engagement à 72.000 personnes, la Déclaration prévoit que si le nombre de retours de la Grèce vers la Turquie devait dépasser ce maximum, le mécanisme « 1 pour 1 » sera interrompu. Autrement dit, si la Turquie n’endigue pas le nombre de demandeurs d’asile parvenant en Grèce de façon à ne pas dépasser 72.000 personnes, l’accord sera caduc et l’Union européenne cessera de procéder à des réinstallations. En toute logique, cela pourrait conduire la Turquie à ne plus bloquer les départs de son territoire, autrement dit à devrait permettre aux passeurs de reprendre leur commerce mortel …
On savait déjà que les Etats membres ne parviennent pas à s’entendre pour répartir (« relocaliser » dans le jargon européen) équitablement entre eux les demandeurs d’asile arrivant sur le continent européen. Il n’est guère étonnant que l’Union se refuse à faire preuve d’une solidarité quelconque à l’égard d’un pays tiers comme la Turquie. Le plafonnement du mécanisme de réinstallation « 1 pour 1 », outre qu’il est purement arbitraire, n’est en effet rien d’autre qu’une addition mesquine. Celle des 19.000 places de réinstallation programmées en 2015 restant à attribuer ajoutées aux 54.000 places de relocalisation dont la Hongrie n’a pas voulu bénéficier, parce qu’opposée à toute forme de solidarité. Ce total est évidemment sans commune mesure avec le défi auquel la Turquie est confrontée, accueillant sur son territoire environ 2,7 millions de migrants irréguliers dont une majorité de réfugiés.
Comment l’Union pourrait-elle d’ailleurs témoigner à l’égard de la Turquie une solidarité qu’elle se refuse à mettre en œuvre entre ses Etats membres ? Ceux-ci n’ont-ils pas oublié leur choix constitutionnel de faire du partage équitable des réfugiés une obligation inscrite dans les traités fondateurs à l’article 80 TFUE ? En droit international des réfugiés, une base juridique ferme fait en effet défaut à la « solidarité » qui figure dans le préambule mais non dans le corps du texte de la Convention de Genève. Elle est donc jusqu’ici restée un vœu pieux. Ce qui donne malheureusement l’occasion de souligner qu’il ne convient pas d’accabler l’Union européenne quand les autres continents, que ce soit l’Amérique du Nord ou l’Océanie, ne font guère preuve de plus de solidarité dans le cadre de la crise des réfugiés syriens … Sauf à donner de l’argent à l’occasion de conférences internationales durant lesquelles la solidarité physique sous forme de réinstallation est quasiment oubliée. Est-ce parce que le moteur de la solidarité à l’époque, l’accueil des victimes du communisme triomphant au Viet-Nam, a disparu ?
Certains rétorqueront que les européens se sont engagés à verser d’ici 2018 non plus 3 mais finalement 6 milliards d’Euros à la Turquie pour améliorer les capacités d’asile de cet Etat. Si la programmation de cette aide financière peut être considérée comme une forme de solidarité financière, est-elle une compensation équitable face aux millions de réfugiés que la Turquie à elle seule a commencé à accueillir progressivement depuis 2011 ?
Ceux qui tenter de compenser par une solidarité en argent la limitation de la solidarité physique de l’UE, sous forme de réinstallation, seront in fine renvoyés à un sordide marchandage où s’ajoute l’abrogation de l’obligation de visa par l’UE au profit des citoyens turcs. Celle-ci constitue pour les pays tiers un élément fondamental dans leurs relations avec l’Union européenne, au point que certains Etats candidats cèdent à la tentation de la présenter comme une étape du processus d’élargissement, comme on a pu l’observer dans les Etats candidats des Balkans. On comprend alors l’instrumentalisation de cette concession par le gouvernement turc, sans se pencher encore sur la réalité de sa concrétisation. Du reste, comment les Etats de l’Union peuvent oser encore faire mine de s’engager à « progresser dans un processus d’élargissement » auquel plus personne ne croit, pas même le gouvernement turc qui feint de penser qu’une telle promesse peut être sérieuse alors qu’elle n’engage que ceux qui, comme les béguines, veulent encore prétendre y croire. C’est dire si l’avenir des relations entre l’UE et la Turquie est lourd de malentendus et de déceptions à venir quand l’opinion turque comprendra une fois de plus que l’UE ne tient pas ses promesses.
Le droit international des réfugiés a donc, plus que jamais, besoin d’être refondé sur un paradigme nouveau. L’établissement d’une voie légale permettant aux demandeurs d’asile d’obtenir l’asile dans l’Union européenne sans devoir voyager au péril de leur vie pourrait contribuer à cette évolution. Un mécanisme de réinstallation de la Turquie vers l’Union européenne conclu dans un véritable esprit de solidarité entre deux partenaires soucieux du sort des réfugiés aurait pu constituer un pas en ce sens, quand bien même les limites de la solidarité physique des uns auraient été compensées par une forme de solidarité financière au profit des autres.
L’accord conclu le 18 mars n’est rien de tout cela. Pour l’Union, il symbolise l’abandon du soft power basé sur le droit, la moralité et les droits de l’homme qu’elle prétend incarner dans ses traités fondateurs. Même la générosité à l’allemande d’Angela Merkel a ses limites. Celles qu’une Union européenne impose en limitant le droit de chercher asile de la Déclaration universelle des droits de l’homme à ceux qui parviennent jusqu’à son territoire, en faisant tout pour les empêcher d’y arriver. Curieuse époque que celle où on réfléchit en droit international à l’établissement d’une forme de responsabilité de protéger, qui donnerait jusqu’au pouvoir de pénétrer sur le territoire d’un Etat pour accéder aux victimes afin de les assister, alors même que ne leur est pas reconnu le droit de quitter ce territoire et de venir jusqu’à nous pour bénéficier de l’assistance que nous prétendons vouloir leur offrir…