L’arrêt Meroni (CJUE (1ère ch.), 25 mai 2016, Rudolfs Meroni, C-559/14), faisant suite aux arrêts P c. Q (CJUE (4ème ch.), 19 nov. 2015, P. c. Q., C-455/15 PPU) et – surtout – Diageo Brands (CJUE (1ère ch.), 16 juill. 2015, Diageo Brands, C-681/13 ), avant même que la Cour ne se prononce prochainement dans des circonstances proches dans une affaire Emmanuel Lebek (Conclusions de l’AG Kokott, 7 avr. 2016, C-70/15), vient confirmer le véritable bouleversement dont sont l’objet les conditions dans lesquelles un jugement en matière civile (au sens large) ou commerciale pourra être reconnu et/ou exécuté dans l’espace intra-européen.
La Cour de justice a tout simplement réécrit les règlements « Bruxelles I » et – partant – « Bruxelles I bis », mais aussi « Bruxelles II bis » mais encore et probablement tous les autres textes qui s’en inspirent (« aliments », « successions »…) selon une perspective que la Commission européenne ne reniera pas, elle qui avait dû déchanter il y a quelques mois en voyant sa proposition de suppression de la procédure d’exequatur à l’occasion de la refonte du règlement « Bruxelles I » fustigée tant par les Etats membres que par le Parlement européen. Ainsi, assiste-t-on, pour la première fois dans la matière de la coopération judiciaire civile au prononcé de ce que l’on hésitera pas à appeler un « grand arrêt », témoignant – s’il en était besoin – de ce qu’enfin, dans ce domaine où la Cour avançait jusque-là à pas comptés, elle est aussi capable de développer une jurisprudence conquérante, dynamique et pour tout dire une véritable « légisprudence ».
Brièvement, les faits de l’espèce renvoient à cette figure procédurale assez originale connue des anglo-saxons qu’est le freezing order, c’est-à-dire une ordonnance de gel prononcée à l’encontre d’un particulier par le juge anglais. Cette ordonnance concernait, au cas précis, notamment les droits d’actionnaire détenus indirectement, à travers une première société, dans une seconde société établie en Lettonie. M. Meroni, qui donne son nom à l’arrêt, est à la fois gestionnaire du patrimoine de la personne visée par l’ordonnance de gel. Il exerce donc en son nom les droits d’actionnaire directs ou indirects dans la seconde société. Mais il est aussi directeur de la première société. L’ordonnance de gel est présentée à l’exequatur en Lettonie et c’est en tant que tiers qu’il va se manifester. L’exequatur n’est que partiellement accordé en première instance en application du règlement « Bruxelles I ». En appel, il sera entièrement accordé, la Cour considérant « infondées les objections de M. Meroni, selon lesquelles l’ordonnance litigieuse lésait les intérêts des tierces personnes qui n’étaient pas parties à l’action engagée devant la juridiction du Royaume-Uni » (pt. 29 de l’arrêt). Un pourvoi est alors formé, dont les moyens sont quasi identiques au grief déjà exprimé en appel. Une question préjudicielle est alors posée.
En substance cette question préjudicielle vise à savoir si « la reconnaissance et l’exécution d’une ordonnance rendue par une juridiction d’un Etat membre, qui a été prononcée sans qu’un tiers dont les droits sont susceptibles d’être affectés par cette ordonnance ait été entendu, doivent être considérées comme manifestement contraires à l’ordre public de l’Etat membre requis et au droit à un procès équitable » au sens de l’article 34§1 du règlement « Bruxelles I » lu à la lumière de l’article 47 de la Charte des Droits fondamentaux de l’UE.
Pour répondre, la Cour de Justice s’appuie sur certaines données bien acquises. Mais elle va aussi poursuivre dans l’innovation en s’appuyant sur ses deux précédents arrêts Diageo Brands et P. c. Q., confinant donc que l’on est bien en présence d’une véritable ligne jurisprudentielle assumée.
Au titre des données acquises, la Cour procède à divers rappels tenant au jeu et à la portée de la clause d’ordre public international incarnée dans le règlement « Bruxelles I » par l’article 34 § 1 intéressant l’exécution. En réalité, trois rappels. Tout d’abord, cette disposition est d’interprétation stricte. Ensuite, si la détermination de son contenu relève avant tout de la liberté des Etats membres, elle ne signifie pas pour autant un pouvoir discrétionnaire laissé au juge de l’Etat requis puisqu’un contrôle de la Cour de Justice s’impose quant au maniement judiciaire de la clause. C’est la figure célèbre de l’ « encadrement » mis en lumière de longue date. Enfin, il est rappelé que cette clause ne peut ni ne doit conduire à une révision au fond de la solution retenue par le juge de l’Etat requérant par le juge de l’Etat requis. Et en synthèse la Cour peut donc dire qu’ « un recours à l’exception d’ordre public […] n’est concevable que dans l’hypothèse où la reconnaissance ou l’exécution de la décision rendue dans un autre Etat membre heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’Etat membre requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental » (pt. 42), atteinte qui « devrait constituer une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’Etat membre requis ou d’un droit connu comme fondamental dans cet ordre juridique » (idem). On se situe bien dans le rappel de ce qui est connu depuis bien longtemps (15 ans !), notamment depuis le célébrissime arrêt Krombach (CJCE, 28 mars 2000, Dieter Krombach, C-7/98) et son pendant – souvent ignoré – Maxicar (CJCE, 11 mai 2000, Renault c. Maxicar, C-38/98).
Mais la Cour poursuit et innove. Ainsi, selon elle, « le règlement n°44/2001 repose sur l’idée fondamentale selon laquelle les justiciables sont tenus, en principe, d’utiliser toutes les voies de recours ouvertes par le droit de l’Etat membre d’origine. Sauf circonstances particulières rendant trop difficile ou impossible l’exercice des voies de recours dans l’Etat membre d’origine, les justiciables doivent faire usage dans cet Etat membre de toutes les voies de recours disponibles afin d’empêcher en amont une violation de l’ordre public » (pt. 48 de l’arrêt).
C’est là, le point central de l’arrêt qui confirme totalement la piste esquissée par l’arrêt Diageo Brands il y a moins d’un an (et repris – dans une mesure moins nette – par l’arrêt P. c. Q.). Selon la Cour de Justice, le règlement « Bruxelles I » repose sur un principe général de mise en œuvre préalable des voies de recours dans le pays d’origine pour faire reconnaître ses droits fondamentaux avant tout recours à la clause d’ordre public international dans le pays requis, sauf si cela est « trop difficile ou impossible ». Une exigence que l’on a déjà – sur ce blog – appelée une purge préalable des procédures dans l’Etat d’origine, une sorte d’épuisement des voies de recours dans l’Etat d’origine. Mais, soulignons-le, pour autant que cette démarche procédurale soit possible, donc !
C’est là, mettre en œuvre une véritable généralisation de l’inversion du contentieux, dans la ligne de celle retenue pour l’instant dans quelques règlements spécifiques de l’UE : le règlement « TEE » ou le règlement « IPE ». Or, l’observateur attentif aura beau lire le règlement « Bruxelles I », dans ses articles, dans ses considérants, cette condition, il ne la retrouve pas exprimée, ne serait-ce même qu’implicitement. D’où la nécessité de comprendre où les esprits féconds qui siègent à Luxembourg ont pu trouver un quelconque fondement à ce qui semble bien devenir une exigence supplémentaire et absolue en termes de vérification pesant sur le juge de l’exequatur. Mais aussi, nécessité de s’interroger sur le fait de savoir si l’on ne va pas déboucher sur une véritable perversion dont les certaines manifestations peuvent d’ores et déjà être mises en lumières.
L’inversion :
En affirmant que « le règlement n°44/2001 repose sur l’idée fondamentale selon laquelle les justiciables sont tenus, en principe, d’utiliser toutes les voies de recours ouvertes par le droit de l’Etat membre d’origine » pose la véritable ratio decidendi de l’arrêt. Elle mérite examen au travers de trois observations.
En premier lieu, la Cour parle d’« idée fondamentale ». L’expression est identique dans d’autres langues (« fundamental idea » ; « idea fondamentale »…). Cette référence à une « idée fondamentale » est peu fréquent sous la plume de la Cour qui privilégie plutôt le terme et souvent assez indifféremment d’objectif, de principe… Est-ce là le choix d’une formule à plus faible « contenant » juridique ? On ne peut l’exclure, notamment si l’on retient que cette « idée fondamentale » que met en lumière la Cour n’a jamais été véritablement été relevée avant le prononcé de ses récents arrêts Diageo Brands et P. c. Q. ! On hésitera donc à la qualifier.
En deuxième lieu, la lecture de l’arrêt (mais aussi des conclusions de l’avocat général Kokott) permet de mettre en évidence le fondement de la démarche et de la solution adoptées par la Cour de justice. Sans réelle surprise, il est fait appel à la confiance mutuelle (l’expression de confiance réciproque est aussi utilisée) qui donne lieu à plusieurs développements substantiels dans une sorte de véritable déclaration de politique jurisprudentielle et désormais quasi-législative. C’est ainsi que « la confiance mutuelle exige, notamment, que les décisions judiciaires rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit dans un autre État membre ». Mais la logique de confiance mutuelle est aussi et surtout à l’œuvre dans la justification de cette nouvelle règle d’épuisement des voies de recours dans l’État d’origine.
En troisième et dernier lieu, on retrouve donc ce qu’il est convenu d’appeler l’inversion du contentieux et dont les règlements « TEE », « IPE » sont les illustrations les plus parfaites. Sans développer cet aspect, tout se joue devant le juge d’origine au point que le juge de l’état requis n’est plus appelé à intervenir (en ce compris, dans le cadre de ces deux règlements, au titre de l’ordre public). Tout au plus subsiste-t-il une voie de recours extraordinaire subordonnée à la démonstration de l’existence de circonstances extraordinaires ou exceptionnelles. Mais ce dispositif fonctionne, il faut y insister, dans des champs très circonscrits (créances pécuniaires incontestées). Au cas présent, la Cour suit la logique dans un instrument général. Est-ce possible sans encourir un risque de perversion ?
La perversion :
Lors du commentaire de l’arrêt Diaego Brands, dans les deux aspects décisifs qui sont les siens, la prudence avait été recommandée. L’arrêt P. c. Q. avait permis de confirmer certains aspects mais, outre qu’il ne concernait pas le règlement « Bruxelles I » mais le règlement « Bruxelles II bis », la solution en définitive retenue pouvait permettre d’être toujours hésitant si ce n’est incertain. Avec l’arrêt Meroni, les hésitations sont levées et confirment le double renversement dont est l’objet l’exception d’ordre public international. Au point que l’on peut et doit s’interroger sur le fait de savoir si cette exception d’ordre public n’est pas en dernière – lorsqu’est en jeu la procédure d’exequatur – morte sous la plume de la Cour de justice faute d’avoir été éradiquée par les services de la Commission…
La pleine confirmation de ce qui peut apparaître comme une condition nouvelle et supplémentaire en matière de reconnaissance et exécution des décisions laisse dubitatif. Certes, elle va emporter différentes conséquences dont l’une – et non des moindres – est de favoriser dans les faits toujours plus la libre circulation des décisions par un véritable déplacement de la « purge » des violations alléguées de l’ordre public vers l’Etat d’origine, ce que le fait que l’exception d’ordre public devienne européenne pourrait justifier mais ce qui n’est pas sans constituer une charge procédurale lourde, difficilement compatible avec l’idée d’accès à la justice qui irrigue le contentieux civil et commercial européen. Dit autrement, le litigant européen se voit imposer un comportement procédural actif et pour tout dire offensif dont il n’est pas certain qu’il corresponde, en l’état du contentieux transfrontière, à la réalité. Tous les plaideurs ne sont pas des gestionnaires de patrimoine avisés comme dans l’affaire Avotins non plus que des avocats compétents comme dans l’affaire Meroni ! C’est ici devoir formuler une double observation.
La première, consiste à savoir quand et comment l’exception tirée des circonstances particulières jouera (ce fameux exercice des voies de recours « impossible ou excessivement difficile »). L’affaire Lebeck en donne une illustration et, il sera intéressant de vérifier si la Cour va suivre son avocat général sur le fait que cette purge préalable ne peut aller jusqu’à « exiger d’un défendeur qui n’a pas été convoqué en temps utile qu’il livre d’abord bataille, en demandant le relevé de la forclusion, pour obtenir la réouverture d’un délai de recours qui a expiré, et de lui refuser, à défaut, la possibilité d’invoquer l’obstacle de la reconnaissance » (pt. 31 de conclusions).
La seconde, conduit à s’étonner que l’on attende du juge de l’Etat d’origine, en application du règlement « Bruxelles I », quelque chose (apprécier l’ordre public international de l’Etat d’accueil) selon une logique que d’autres instruments européens ont abandonnée. On pense ici à la figure proche tenant à mise en application des lois de police étrangères initialement prévue par la Convention de Rome et délaissée par le règlement « Rome I ». Sauf à conforter l’idée selon laquelle la conception qu’une juridiction peut se faire de l’exception d’ordre public international – outre qu’elle suppose un maniement restrictif – a avant tout à voir avec l’atteinte portée à « une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’Union et donc dans celui de l’État membre requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans ces ordres juridiques ». Et donc glisser d’une logique d’« encadrement » de l’ordre public international à une logique de « mise sous tutelle » par l’Union de cette exception. Avec comme conséquence qu’il est peu probable que puisse perdurer aux côtés de ce qui sera désormais l’ordre public international de l’Union européenne, un ordre public international de l’État membre ! Affaire à suivre…