Ce texte n’est pas une analyse détaillée des conclusions de l’avocat général Mengozzi dans l’affaire X. et X [1] . Il s’agit d’une contribution au débat centrée sur deux réflexions qui pourraient guider le raisonnement de la Cour. La première est un parallélisme entre les situations purement internes à un État et des situations purement externes à l’Union qui, toutes deux, pourraient entrer dans le champ du droit de l’Union lorsque « la jouissance effective de l’essentiel des droits » des personnes concernées est en cause. Cela se déduit d’une obligation, de fait, de quitter le territoire de l’Union pour les citoyens et résulterait, à l’inverse, d’une nécessité, de fait, d’entrer sur le territoire de l’Union pour les ressortissants d’États tiers. La deuxième réflexion souligne que l’obligation des États n’est pas nécessairement de délivrer un visa, mais de motiver les décisions de refus au regard du risque réel de traitement inhumain et dégradant. Sur ces bases, une voie moyenne entre des positions très opposées est possible.
La question du visa humanitaire sollicité par des demandeurs d’asile syriens aux fins de rejoindre le territoire européen en toute légalité et sécurité a fait son apparition à la suite d’une vive polémique politico-médiatique en Belgique. Le juge compétent en matière d’asile et d’immigration, le Conseil du contentieux des étrangers (C.C.E.), a suspendu en extrême urgence par trois fois une décision de l’administration belge, l’Office des étrangers, refusant d’octroyer un visa humanitaire à validité territoriale limitée pour une famille de Syriens que des bénévoles belges entendaient prendre en charge. Le C.C.E. estimait que ces décisions n’étaient pas suffisamment motivées au regard des droits fondamentaux, en particulier de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants.
Le juge a, finalement, ordonné à l’administration de délivrer ce visa, suscitant le courroux des autorités, ainsi que plusieurs procédures en urgence et en saisies en vue de forcer l’État à exécuter cette obligation sous astreinte[2]. À la suite de ces jugements, une partie du pouvoir politique a fortement remis en cause la légitimité des juridictions dans une vaste campagne médiatique à l’encontre de ce qui était dénoncé comme un « gouvernement des juges », « déconnectés des réalités ». Soucieuse de clore la polémique, l’assemblée générale du C.C.E. a, dans une affaire similaire, adressé diverses questions préjudicielles tant à la Cour constitutionnelle de Belgique qu’à la Cour de justice de l’Union européenne.
De la Cour constitutionnelle le C.C.E. sollicite une clarification de l’étendue de ses compétences. Peut-il suspendre en extrême urgence des décisions de refus de visa, ou ces dernières échappent-elles à son contrôle dans le cadre du contentieux de la suspension en extrême urgence, de sorte qu’il ne pourrait en ordonner l’annulation que selon la procédure ordinaire, bien plus longue ? À la Cour de justice de l’Union européenne le C.C.E. demande une clarification des normes européennes applicables : le droit de l’Union, et en particulier le Code des visas, impose-t-il une obligation de délivrer un visa humanitaire dans certaines hypothèses, afin de prévenir de graves violations des droits fondamentaux ?[3]
Les questions soumises à la Cour de justice portent sur un des grands paradoxes du droit européen, et international, de l’asile : seul celui ou celle qui parvient à quitter son pays, mais aussi à rejoindre le territoire d’un autre État a accès à la possibilité d’une protection internationale. Cela s’explique : la protection internationale est attribuée au fugitif par une autorité nationale. Dit autrement, la protection, qui est un droit, serait conditionnée par le passage des frontières, qui est une faveur. Ce passage des frontières peut se faire régulièrement, moyennant l’autorisation préalable qu’est le visa.
Cette occurrence est très rare, chaque État estimant qu’un visa humanitaire, fût-il à validité territoriale limitée, ne relève pas du Code communautaire des visas, qui ne concerne que les visas de court séjour, dits touristiques, sur le territoire de l’Union européenne[4]. Tel visa humanitaire serait un visa en vue d’un long séjour en qualité de réfugié et relèverait de la souveraineté nationale. Dans la mesure où le réfugié ne disposerait pas d’un droit de choisir son pays d’asile, chaque État estime pouvoir refuser, sur la base de l’exercice de sa souveraineté, sans autre motif, toute demande de visa humanitaire.
Ce point de vue des États est, pour l’heure, soutenu par la Commission européenne. Dans ses observations écrites, émises dans l’affaire précitée des demandes de visa introduites auprès de la Belgique par une famille syrienne, la Commission estime que telle demande ne relève pas du Code communautaire des visas, dont le champ d’application matériel se limite aux visas de court séjour. Or, ce que souhaitent en réalité les requérants, c’est résider sur le territoire européen dans le cadre d’un long séjour, en tant que bénéficiaires du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire. La Commission estime aussi que, à supposer même que la prétention des requérants relève du champ d’application du Code communautaire des visas, la délivrance à titre exceptionnel d’un visa à validité territoriale limitée au territoire d’un État, telle que prévue à l’article 25 du Code communautaire des visas, notamment lorsque les États l’estiment nécessaire pour des raisons humanitaire, est une faculté dérogeant au Code et échappant au contrôle communautaire au regard de la Charte des droits fondamentaux, de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Convention de Genève[5]. En outre les étrangers concernés se trouvant en dehors du territoire de l’Union et ne relevant en aucune manière de la juridiction d’une autorité d’un État membre ou de l’Union, ils n’entreraient pas davantage dans le champ d’application territorial du droit de l’Union en général et de la Charte des droits fondamentaux en particulier.
Dans ses conclusions, toutefois, l’avocat général Paolo Mengozzi constate que les requérants ont sollicité un visa à validité territoriale limitée, sur le fondement de l’article 25 du Code des visas. La circonstance qu’ils aient également émis leur intention d’ultérieurement solliciter la prolongation du séjour légal de trois mois que leur confèrerait ce visa, s’il était accordé, en introduisant une demande d’asile, n’aurait pas pour incidence de requalifier leur demande en demande de visa de long séjour, échappant au champ d’application du Code des visas et, partant, du droit de l’Union européenne. L’avocat général estime que « l’intention des requérants au principal de demander le statut de réfugiés une fois entrés sur le territoire belge ne saurait modifier la nature ni l’objet de leurs demandes »[6].
Il en résulte une obligation, pour les États membres, de respecter la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, laquelle s’impose lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union qu’est le Code des visas, indépendamment de tout autre lien territorial. En ce qu’elle prohibe les traitements inhumains et dégradants, la Charte imposerait, à suivre l’avocat général, de délivrer un visa en cas de motifs sérieux et avérés de croire que le refus de visa aurait pour conséquence directe de soumettre le demandeur à pareils traitements. La tension, classique en droit des migrations internationales, entre souveraineté et droits fondamentaux est ici nette. Il reste à la Cour de justice de l’Union européenne de se prononcer.
On notera qu’un lien intéressant peut être fait entre la circulation externe (politique d’immigration et d’asile) et interne (la libre circulation). Chacun sait que la Cour exclut, en principe, du champ d’application de la libre circulation des personnes les situations purement internes à un État membre. Pressée de questions par les juridictions nationales, gênées par les discriminations à rebours réduisant les droits fondamentaux des nationaux sédentaires, la Cour a, dans sa jurisprudence Ruiz Zambrano, admis que les situations purement internes relèvent du champ d’application du droit de l’Union, sur pied de l’article 20 TFUE relatif à la citoyenneté européenne, lorsqu’est en cause « la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par leur statut de citoyen de l’Union ». La Cour a précisé, dans Dereci, que tel est le cas, exceptionnellement, lorsque « le citoyen de l’Union se voit obligé, en fait, de quitter le territoire … de l’Union »[7].
Parallèlement, la Cour pourrait intégrer dans le champ du droit de l’Union une situation qui pourrait être qualifiée de purement externe à l’Union, si et seulement si, pour paraphraser la jurisprudence Ruiz Zambrano, un ressortissant d’État tiers « se voit obligé, en fait, d’entrer sur le territoire de l’Union » pour bénéficier de « la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés » par le statut de personne humaine selon le droit international des droits de l’homme . Cette interprétation, peu classique, aurait le mérite de structurer de façon cohérente la libre circulation dans l’Union et la politique migratoire. Elle offre aussi une réponse au paradoxe du droit de sortie de son pays, tel que consacré notamment par l’article 12, § 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, sans obligation correspondante pour un autre pays d’autoriser l’accès à son territoire.
Pareille interprétation n’implique ni une suppression des frontières ni une obligation de délivrance de visa. Il s’agirait, plutôt, d’une obligation de motiver une décision de refus de visa au regard de « l’essentiel des droits ». Force est de rappeler, comme l’a fait l’avocat général dans ses conclusions, qu’à défaut de visa, le passage des frontières devra se faire irrégulièrement avec les risques de mort que nul n’ignore et au profit de réseaux criminels de passeurs que chacun condamnera. Les statistiques de l’organisation internationale des migrations (OIM) montrent que, sur les trois dernières années, en moyenne dix migrants meurent chaque jour en Méditerranée. En 2016, ce sont 5000 personnes qui sont mortes dans la Méditerranée contre 3771 en 2015.
En révélant ces chiffres, fin décembre 2016, le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) a appelé l’Union européenne à organiser des voies légales de migrations pour les réfugiés, comme l’avait déjà demandé le professeur François Crépeau, rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme des migrants [8]. De même, au sein des Nations unies, la déclaration de New York du 13 septembre 2016 met en place un « pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières » et un deuxième « pacte mondial pour les réfugiés » qui, tous deux, situent clairement les migrations dans le champ des droits de l’homme et appellent les États à coopérer pour organiser notamment « la facilitation de migrations et de la mobilité́ des personnes dans des conditions sûres, ordonnées et régulières, notamment par la mise en œuvre de politiques migratoires planifiées et bien gérées, y compris par la création et le développement de voies de migration sûres et régulières »[9].
Au sein des institutions de l’Union, un silence courtois répond à ces propositions. Au sein des États membres, c’est, comme en Belgique, un refus net et assumé qui y répond, au besoin en s’opposant aux tentatives d’ouverture de certaines juridictions. Un jour peut-être ceci étonnera le juriste de demain, comme peut étonner aujourd’hui le chemin tortueux que pris la condamnation du seul trafic des esclaves à la fin du XIXe siècle avant la condamnation de l’esclavage lui-même, au XXe siècle. Il fallut plus de soixante ans, non pour se rendre compte que le trafic trouvait sa cause dans l’esclavage, mais pour accepter de reconnaître les responsabilités de chacun [10]. La construction d’une politique d’asile et d’immigration commune à plusieurs États, au sein d’une Union, en véritable coopération avec les États d’origine, sera, elle aussi, un processus nécessairement long.
Pour le juge belge, les conclusions de l’Avocat général offrent déjà une confirmation de sa légitimité. En ordonnant aux autorités belges de motiver une décision de refus de visa humanitaire eu égard aux droits fondamentaux, le juge n’a pas adopté une position insensée comme il en a été accusé. Il a agi dans le cadre du contrôle de légalité, sans outrepasser ses compétences à des fins politiciennes. À l’inverse, sa décision a permis de soulever une controverse juridique d’importance.
La décision que la Cour de justice de l’union européenne doit prendre n’est pas aisée. Du point de vue politique, certains diront que l’ensemble du système commun imploserait s’il fallait répondre de façon motivée aux demandes de visa introduites par des candidats à l’asile. D’autres répondront que l’état actuel du système est proche de l’implosion en manière telle que, à l’inverse, en ne développant pas des voies légales d’accès au territoire européen pour les demandeurs d’asile, l’impossibilité de contrôler l’immigration irrégulière, la traite et le trafic emporteront l’ensemble du système, autant que les migrants, vers le naufrage.
Du point de vue juridique, il est tentant de respecter la répartition des compétences et d’estimer que la question, ne relevant pas strictement du champ du droit européen de l’asile, doit être tranchée par les juridictions nationales, au besoin sous le contrôle de la Cour de Strasbourg. Ce silence relèverait d’une hypocrisie coupable. Dès l’instant où l’Union a prétention à mettre en œuvre un contrôle commun de ses frontières extérieures et une politique commune d’asile, la marge de manœuvre des États offre encore une grande liberté de décision mais ne peut les dispenser de motiver toute décision. Un refus de visa humanitaire, même à validité territoriale limitée, emporte nécessairement des conséquences, en droit comme en fait, sur cette politique commune. L’obligation de le motiver peut constituer un point d’équilibre entre le respect des souverainetés et la protection des droits fondamentaux.
** Jean-Yves Carlier est professeur aux universités de Louvain et de Liège, avocat. Luc Leboeuf est chargé de cours invité à l’université d’Anvers, collaborateur scientifique à l’université de Louvain et à l’institut Max Planck d’anthropologie sociale, avocat. Tous deux sont membres de l’Équipe droits européens et migrations (EDEM) de l’UCL (EDEM)
Ce texte, remanié, est extrait de la chronique annuelle de jurisprudence en droit européen des migrations à paraître au Journal de droit européen, mars 2017.
[1] Voyez, sur le blog , le texte de Violeta MORENO-LAX et celui de Margarite ZOETEWEIJ-TURHAN et Sarah PROGIN-THEUERKAUF sur l’European Law Blog
[2] C.C.E., 7 octobre 2016, n° 175.973 ; 14 octobre 2016, n° 176.363 ; 20 octobre 2016, n° 176.577 ; Civ. Bruxelles (réf.), 7 novembre 2016, nos 16/219 et 16/221/6 ; Bruxelles (réf.), 7 décembre 2016, n° 2016/KR/119 ; Bruxelles (réf.), 14 décembre 2016, n° 2016/QR/109. (Commentaire ici)
[3] C.C.E., 8 décembre 2016, n°179.108 donnant lieu à l’affaire C-638/16 PPU, X et X. Sur cet arrêt, voy. L. Leboeuf, « Visa humanitaire et recours en suspension d’extrême urgence. Le Conseil du contentieux des étrangers interroge la Cour constitutionnelle et la Cour de justice de l’Union européenne », Newsletter EDEM, décembre 2016.
[4] Règlement 810/2009 du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas.
[5] Observations du 4 janvier 2017 sur C-638/16 PPU, X et X.
[7] C.J.U.E., 8 mars 2011, Ruiz Zambrano, aff. C-34/09, EU:C:2011:124 ; 15 novembre 2011, Dereci, aff. C-256/11, EU:C:2011:734.
[8] I. ATAK et Fr. CRÉPEAU, « Managing Migrations at the External Borders of the European Union: Meeting the Human Rights Challenges », E.J.H.R./J.E.D.H., 2015, p. 601 ; Report of the Special Rapporteur on the human rights of migrants, François Crépeau, Regional study: management of the external borders of the European Union and its impact on the human rights of migrants, 2013. OHCHR
[9] Doc. A/71/L.1 et Annexe II, paragraphe 8. Sur l’ensemble, voy. E. Guild et St. Grant, « Migration Governance in the UN: What is the Global Compact and What Does it Mean? », Queen Mary University of London, Legal Studies Research Paper, n° 252/2017.
[10] En 1890, la Déclaration de Bruxelles affirme l’intention de mettre fin au « trafic des esclaves ». En 1926 est signée la Convention « relative à l’esclavage ». En 1956 est signée la Convention supplémentaire « relative à l’abolition de l’esclavage ».