Le 27 mars 2017, au cours du forum des magistrats ayant pris place dans l’enceinte du Palais de la Justice à Luxembourg, le vice-président du Conseil d’Etat faisait le constat que la mise en « réseau » des juridictions était devenue un élément « indispensable d’une justice de qualité ». Jean-Marc Sauvé rappelait qu’en conséquence « les juges doivent élargir leur raisonnement au-delà des cadres étatiques », d’une part, en s’appuyant sur une comparaison attentive des jurisprudences nationales, et, d’autre part, en se référant « de manière constante et approfondie non seulement à ce que la Cour de justice – ou la Cour européenne des droits de l’homme – a jugé, mais aussi aux questions qui sont posées à ces cours ».
Cette harangue en faveur d’une « coopération verticale » (id.) jette une lumière crue sur l’arrêt rendu quelques jours auparavant par la Cour administrative d’appel de Douai. En effet, si la décision du 14 mars 2017 n° 16DA01958 relève bien du registre du « dialogue des juges », le choix effectué par la juridiction administrative a de quoi surprendre. Alors que l’affaire qui lui était soumise paraissait soulever pour l’essentiel des questions relevant de l’interprétation du droit de l’Union européenne, c’est vers la procédure d’avis sur des questions de droit nouvelles (art. L. 113-1 Code de justice administrative) et le Conseil d’Etat que le juge douaisien s’est tourné. Alors même que la Cour administrative d’appel reconnaît expressément (notamment dans la présentation qui est faite de la décision de renvoi) qu’était en cause l’application des mesures relatives au transfert entre Etats membres des demandeurs d’asile régi par le règlement « Dublin III » (règlement UE n° 604/2013, du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride), la décision rendue ne prête cependant aucune attention à l’exigence de coopération juridictionnelle avec la Cour de justice de l’Union.
Face aux questions que la juridiction nationale se posait (I), il y avait pourtant des réponses à chercher du côté de Luxembourg (II).
I. Des questions sans réponses ?
Pour tenter de comprendre l’option « interniste » retenue par le renvoi, peut-être faut-il revenir sur les données factuelles de l’affaire ainsi que sur les dispositions visées par la demande d’avis.
Le requérant, M. Lokmane Jamel, est un ressortissant irakien ayant déposé une demande d’asile en Allemagne, avant d’être interpellé le 14 septembre 2016 à Calais par les autorités françaises. Dès le lendemain, la préfecture du Pas-de-Calais a non seulement saisi les autorités allemandes d’une demande de réadmission, mais également adopté l’arrêté visé par le recours pour excès de pouvoir de M. Jamel. Par ce dernier, la préfète ordonnait, sur le fondement des articles L. 742-2 (dont la dernière version résulte de la loi du 7 mars 2016) et L. 742-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) et du règlement Dublin III, d’une part, le transfert du requérant aux autorités allemandes et, d’autre part, son placement en rétention administrative.
On soulignera que cette pratique peut interpeller quant au respect du principe de coopération loyale. En effet, même dans l’hypothèse où la détermination de l’Etat responsable n’est pas fondée sur un « hit » EURODAC (art. 25, §1 du règlement), le placement de l’étranger en rétention implique l’application d’une procédure d’urgence, dans laquelle le délai de réponse de l’Etat requis est seulement de deux semaines à compter de la réception de la demande de prise en charge (art. 28, §3, al. 2). Le placement en rétention pourrait ainsi apparaître comme le moyen de faciliter l’obtention rapide d’une décision implicite d’acceptation imposant à l’Etat requis d’assurer la prise en charge du demandeur de protection.
En s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de justice (CJUE, grde chbre, 7 juin 2016, Mehrdad Ghezelbash c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, Aff. C-63/15 et CJUE, grde chbre, 7 juin 2016, George Karim c. Migrationsverket, Aff. C-155/15), le Tribunal administratif de Lille avait annulé l’arrêté du 15 septembre 2016 au motif que la mesure de placement en rétention était insuffisamment motivée et n’avait pas mis M. Jamel « à même de connaître, à la seule lecture de la décision, et par la même à contester utilement, le critère de détermination retenu pour déterminer l’Allemagne comme étant le pays responsable de sa demande ». C’est donc sur le fondement du droit à un recours juridictionnel effectif consacré par l’article 27 du règlement n° 604/2013 que la décision de la préfète était annulée en première instance.
L’examen de l’appel interjeté par l’administration va toutefois amener le juge à déplacer l’essentiel du débat juridique, à travers les deux temps que sont l’examen de la validité du raisonnement adopté en première instance et l’examen du bien-fondé des griefs soulevés par le recours pour excès de pouvoir.
S’agissant de l’arrêt du Tribunal, si la Cour administrative d’appel reconnait bien l’importance de l’association du demandeur d’asile à la détermination de l’Etat responsable et du droit à un recours juridictionnel effectif dans le « système Dublin III », elle ne va pas se contenter de contester l’appréciation effectuée en première instance du respect des obligations procédurales de l’administration. La juridiction supérieure va en effet insister, à deux reprises et sans que l’on perçoive vraiment l’objectif poursuivi par ces incises (qui ne sont pas nouvelles de sa part et qui ont déjà été qualifiées d’absurdes), sur le caractère national des normes de références : ainsi précise-t-elle en premier lieu que « l’association du demandeur d’asile […] est assurée, en droit interne, conformément aux dispositions de l’article L. 742-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile », et en second lieu que « le recours effectif […] est organisé, en droit interne, par les articles L. 742-4 et L. 742-5 du [même] code » (pt. 6 de l’arrêt). La Cour administrative d’appel poursuivra en conséquence en relevant que, à la lumière de l’article L. 742-3 sur lequel repose en droit interne l’obligation de motivation, l’arrêté préfectoral « comporte les motifs de droit et de fait qui fondent la décision de transfert vers l’Allemagne ». En l’espèce, la préfecture s’appuyait sur l’enregistrement par les autorités germaniques des empreintes de M. Jamel dans le fichier EURODAC. Cet enregistrement prouverait, malgré ses dénégations, que ce dernier avait déposé en Allemagne une demande d’asile. En conséquence, le requérant aurait donc été mis à même de comprendre les motifs de la décision et la hiérarchisation des critères de détermination de l’Etat responsable sur laquelle elle repose, conformément au chapitre III (et non au « paragraphe III », comme il est écrit au pt. 7 de l’arrêt) du règlement « Dublin III ».
Conformément à l’effet dévolutif de l’appel, la juridiction ayant annulé l’arrêt du Tribunal, elle a été conduit à examiner les autres moyens soulevés par le requérant au soutien de son recours pour excès de pouvoir. Elle distingue à cet égard ceux qui sont relatifs à la décision de transfert, et ceux qui tiennent au placement en rétention du requérant.
S’agissant de ce premier point, après un rappel des dispositions pertinentes du droit de l’Union et du droit interne et notamment des délais qui encadrent le processus de détermination de l’Etat responsable, la Cour administrative d’appel relève qu’en l’espèce la préfète a adopté une « décision de transfert avant l’accord de l’Etat requis [qui] n’a toutefois pas été exécutée dans l’attente de l’Etat membre requis, l’intéressé étant placé en rétention dans cette attente » (pt. 13 de l’arrêt).
L’empressement de la préfecture soulevant des questions de validité de l’acte administratif mis en cause, la juridiction a donc décidé de surseoir à statuer et d’adresser sur le fondement de l’article L. 113-1 du CJA trois questions au Conseil d’Etat. Celles-ci portaient : 1° sur la possibilité d’anticiper ainsi sur la décision de l’Etat requis ; 2° sur la nécessité de prononcer l’annulation d’une mesure de transfert anticipé lorsque le juge de l’excès de pouvoir est saisi d’un moyen tiré de la violation de l’article 26 du règlement ou de l’article L. 742-3 du code français relatifs au droit de recours ; 3° sur la nécessité de soulever d’office l’illégalité au regard des dispositions pertinentes du droit de l’Union et du droit interne d’une mesure de transfert anticipé.
S’agissant ensuite de la légalité du placement en rétention administrative dans le cadre d’une mesure anticipée de transfert, la juridiction rappelle qu’en vertu des dispositions de l’article 28 du règlement « Dublin III », le placement ne peut intervenir qu’au terme d’un examen circonstancié et individuel du risque de fuite de la personne concernée, qu’il doit être aussi bref que possible et ne peut dépasser un délai raisonnable, et qu’il a des conséquences sur la temporalité du processus de détermination de l’Etat responsable. En effet, selon le §3 de l’article précité, lorsqu’une personne est mise en rétention suite à l’introduction d’une demande de protection, la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge doit intervenir dans un délai d’un mois, tandis que l’Etat requis est tenu de répondre dans un délai de quinze jours. A défaut, ce dernier sera considéré avoir tacitement accepté la requête et sera obligé de prendre en charge le demandeur. Il y a lieu de relever que, du point de vue du droit interne et en vertu de l’alinéa 1er l’article L. 742-2 du CEDESA, dans le cadre de la procédure de détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande d’asile, l’autorité administrative peut seulement assigner à résidence le demandeur. Le placement en rétention n’est formellement ouvert que dans la perspective imminente du transfert par l’article L. 551‑1 dudit code. Pour autant les préfectures ont pris l’habitude de prononcer des mesures de placement en se fondant directement sur l’article 28 du règlement européen et en invoquant le risque de fuite des personnes concernées.
Au regard de cette pratique, les circonstances de l’affaire ont alors conduit la Cour administrative d’appel à considérer que le recours de M. Jamal soulevait des questions de droit nouvelles, présentant des difficultés sérieuses et susceptibles de se produire dans de nombreux litiges. Dès lors, elle a, en substance, adressé au Conseil d’Etat les questions suivantes : 1° l’autorité préfectorale peut-elle se fonder, notamment avant d’avoir requis l’Etat supposé responsable de l’examen de la demande de protection, sur les dispositions du droit de l’Union pour procéder au placement en rétention, alors que l’article L. 742-2 CEDESA ne prévoit qu’une possible assignation à résidence ? ; 2° l’illégalité d’une décision anticipée de transfert entraîne-t-elle l’illégalité de la mesure de rétention, ou s’agit-il de deux mesures distinctes et donc détachables ?
II. Des réponses sans questions !!!
A ce stade, il convient de s’arrêter sur la pertinence, non pas tant des questions soulevées par la juridiction douaisienne, que sur celle de l’utilisation de la procédure de l’article L. 113-1 CJA.
Certes, le délai de trois mois qui encadre, en principe, l’examen par la juridiction suprême de la demande d’avis pouvait paraître attrayant dans la mesure où M. Jamal n’est a priori plus en situation de rétention : l’arrêté du 15 septembre 2016 ayant été annulé en première instance, l’application de la procédure préjudicielle d’urgence régie par les articles 23 bis du Statut de la Cour de justice et 107 de son règlement de procédure aura pu paraître trop incertaine aux juges du fond (bien que la rétention ne soit qu’une des hypothèses possibles de son application – voir en ce sens le §33 des Recommandations à l’attention des juridictions nationales, relatives à l’introduction de procédures préjudicielles). Ainsi face au risque d’un allongement excessif de la procédure, ils auront sûrement préféré s’adresser au Conseil d’Etat.
A moins qu’il ne s’agisse là que d’un réflexe – trop bien répandu – des juridictions administratives françaises de s’en remettre systématiquement à leur juridiction suprême (voir pour une illustration de cette tendance dans le champ de la directive « retour » : M. Gautier, « Heurts et bonheurs du dialogue des juges. A propos de la mise en œuvre juridictionnelle de la directive retour », in Mélanges en l’honneur du doyen François Hervouët, Paris, LDGJ, 2015, p. 341) ? Réflexe d’autant plus regrettable, qu’il n’est pas certain que l’appel de Jean-Marc Sauvé à une pleine coopération pousse le juge du Palais Royal à se départir de l’idée selon laquelle les délais prévus par l’article L. 113-1 ne sont pas de nature à permettre, préalablement à l’adoption de son avis, l’adresse d’une question préjudicielle à la Cour de justice.
Quoi qu’il en soit des mobiles du choix de la Cour administrative d’appel, il semble, d’une part, que les interrogations soulevées ne présentaient pas vraiment de difficultés sérieuses au sens du CJA, et que, d’autre part, elles relevaient pour l’essentiel – et en toute orthodoxie – de la compétence préjudicielle de la Cour de justice. La juridiction d’appel aurait ainsi pu faire l’économie d’un renvoi au Conseil d’Etat, tandis qu’il aurait mieux valu, en cas d’incertitude, qu’elle utilise la procédure de l’article 267 TFUE. Sans être tout à fait exhaustive, la démonstration peut en être faite sur les points juridiques essentiels soulevés par l’affaire.
Même en faisant abstraction de ce que la juridiction de renvoi vise dans les questions posées au Conseil d’Etat aussi bien des articles du CEDESA que des dispositions du droit de l’Union, il apparaît en premier lieu difficile de considérer comme incertaine la réponse à la question de savoir si le préfet pouvait adopter une décision de transfert de manière anticipée avant toute réponse explicite ou tacite de l’Etat requis.
Tout d’abord, en vertu de la chronologie établie par l’article 26, §1 du règlement « Dublin III », c’est « lorsque l’État membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge d’un demandeur ou d’une autre personne visée à l’article 18, paragraphe 1, point c) ou d), [que] l’État membre requérant notifie à la personne concernée la décision de le transférer vers l’État membre responsable et, le cas échéant, la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale ». Le terme de notification pourrait certes impliquer que ce n’est pas la décision, mais uniquement la communication (qui, en tant que mesure de publicité, va déclencher les délais de recours), qui doit intervenir après l’acceptation explicite ou tacite de l’Etat requis. Toutefois, le paragraphe suivant de l’article 26, relatif aux implications du droit à un recours effectif, lève selon nous toute ambiguïté puisqu’il se réfère à « la décision visée au paragraphe 1 ». La notification, au sens du premier paragraphe, semble donc indissociable de l’acte qui fait grief à la personne concernée par la mesure de transfert.
Sur le plan du droit interne, on trouvera un argument concordant dans l’article L. 742-1 CEDESA, en vertu duquel « lorsque l’autorité administrative estime que l’examen d’une demande d’asile relève de la compétence d’un autre Etat qu’elle entend requérir, l’étranger bénéficie du droit de se maintenir sur le territoire français jusqu’à la fin de la procédure de détermination de l’Etat responsable de l’examen de sa demande ».
En conséquence, on doit considérer qu’est vicié l’arrêté par lequel le préfet ordonne le transfert d’un individu avant qu’intervienne la décision de l’Etat requis. Son illégalité pourrait être appréhendée de manière très générale comme une erreur de droit, en raison de la violation des dispositions qui définissent la chronologie du processus conduisant au transfert (ce qui pourrait justifier les interrogations soulevées sur les possibilités de sauvegarde de l’acte ou de neutralisation des vices qui l’affectent). Il semble cependant plus pertinent de considérer qu’il s’agit d’une illégalité externe, puisqu’elle résulte de la violation de règles procédurales, voire même d’une hypothèse d’incompétence ratione temporis.
Dans le premier cas, il faudrait alors faire application de la jurisprudence Danthony (CE, Ass., 23 décembre 2011, Danthony, req. n° 335033) relative au vice de procédure constitué par la violation d’une obligation de consultation préalable. Ceci conduirait en principe le juge à devoir vérifier si l’anticipation est susceptible d’avoir eu une influence sur le fond de l’acte. A moins que l’on doive considérer que l’illicéité a pour conséquence d’affecter la compétence même de l’auteur de l’acte. Auquel cas, on entrerait dans le champ de l’exception aménagée par le Conseil d’Etat, notamment pour les situations où un avis conforme est imposé par les règles procédurales applicables.
On retomberait alors dans le champ de la seconde hypothèse mettant en cause la compétence de l’auteur de la décision anticipée de transfert. Cette approche en termes de compétence nous paraît de toute façon plus pertinente, dès lors que le processus de transfert est constitué par une chaîne d’actes administratifs ayant des effets transnationaux et déclenchant en raison du droit de l’Union des effets juridiques dans les différents Etats membres concernés.
Si l’on admet que l’anticipation constitue bien un cas d’incompétence de l’autorité préfectorale, et plus précisément d’incompétence ratione temporis, la réponse à la troisième question soulevée par la Cour administrative d’appel s’impose alors d’elle-même. En effet, il ressort d’une jurisprudence constante du Conseil d’Etat que l’incompétence de l’autorité administrative est un vice d’ordre public. Or, selon la Cour de justice de l’Union européenne (voir, CJUE, 12 février 2008, Willy Kempter, Aff. C-2/06, pt. 45 ; et CJUE, 17 mars 2016, Abdelhafid Bensada Benallal c. État belge, Aff. C‑161/15), les principes d’effectivité et d’équivalence qui encadrent l’autonomie procédurale des Etats membres permettent et même imposent aux juridictions nationales de soulever d’office les moyens équivalents fondés sur le droit de l’Union. L’incompétence étant en droit communautaire elle-aussi un moyen d’ordre public (CJCE, 13 juillet 2000, Salzgitter c. Commission, Aff. C‑210/98 P, pt. 56), le juge administratif doit selon nous relever d’office l’incompétence ratione temporis du préfet établie par les dispositions du règlement « Dublin III » dans tous les cas d’espèce similaires à l’affaire pendante.
On s’arrêtera, en second lieu, sur la pertinence de la quatrième question soulevée par la décision de renvoi. Elle porte sur de la possibilité pour le préfet de tirer de l’article 28 du règlement « Dublin III » le pouvoir d’ordonner le placement en rétention d’un individu en cas de « risque non négligeable de fuite », alors que les dispositions du droit interne ne font pas application de cette disposition. Pour rappel, elles se contentent, d’une part, de permettre l’assignation à résidence dans le cadre d’une procédure « Dublin » (Art. L. 742-2 CEDESA) et, d’autre part, d’autoriser la rétention pendant 48h lorsqu’il existe un risque que la personne se soustraie à son obligation de quitter le territoire (articles L. 551-1 et L. 511-1, II, 3° CEDESA). Dans la mesure où le droit de l’Union semble autoriser sous condition la rétention des « dublinés », on pourrait cependant penser que la pratique des préfets n’est pas contestable sur le plan du droit européen. A la condition que le juge administratif admette qu’une norme européenne puisse constituer une base légale adéquate, la mesure de rétention prononcée en l’espèce serait valide…
Cependant, la jurisprudence de la Cour de justice contredit ce raisonnement. En effet, dans un arrêt préjudiciel rendu le 15 mars dernier (et dont l’imminence aurait été révélée par la simple consultation des outils à la disposition des juridictions des Etats membres), la juridiction européenne a affirmé que l’article 28 du règlement « Dublin III » n’est pas directement applicable par les administrations nationales (CJUE, 15 mars 2017, Al Chodor, Aff. C‑528/15). Conformément à la ligne jurisprudentielle développée vis-à-vis de la rétention des migrants dans le cadre de la directive « retour » (voir notamment, CJUE, 15 février 2016, J.N., Aff. C-601/15 PPU, pt. 64 – M. Garcia, « Le placement en rétention des demandeurs d’asile, précisions utiles de la Cour de justice dans l’arrêt J.N. »), elle a adopté une interprétation stricte des conditions dans lesquelles un placement en rétention peut être justifié par le risque de fuite. Elle considère plus précisément que seule la loi, au sens formel du terme, peut porter atteinte à la liberté d’aller et venir des demandeurs. Elle construit son raisonnement à partir d’une lecture combinée de l’article 28 et de l’article 2, n) du règlement, en rappelant que – conformément aux exigences de l’article 5 CEDH et 6 CDFUE qui proscrivent toute détention arbitraire (voir arrêt Al Chodor préc., pt. 38) – ce dernier impose que les raisons de craindre la fuite soient « fondées sur des critères objectifs définis par la loi ». En absence de définition par les normes françaises de tels critères objectifs, la pratique des préfets de se revendiquer de l’article 28 du règlement doit donc être considérée comme inconventionnelle.
Malgré la clarté de cette décision préjudicielle, nous ne saurions dire qui, du juge, du préfet, ou du législateur français, sera le premier à en tirer les conséquences nécessaires, tant la voix de la Cour de justice peine parfois à atteindre les théâtres nationaux… Espérons que le Conseil d’Etat soit beau joueur, et souffle fidèlement son texte aux juges de Douai.