Les querelles relatives à l’indépendance de la Catalogne ne sont pas indifférentes à l‘espace de liberté, de sécurité et de justice constitué par l’Union européenne. De l’appartenance de la Catalogne au Royaume d’Espagne dépend en effet son appartenance à cette Union européenne et donc son maintien dans cet espace ouvert à la libre circulation et à l’entraide répressive.
Quoi que prétendent les uns ou fantasment les autres, la question n’est pas une question d’opportunité mais, beaucoup plus simplement, de légalité. Légalité du processus entamé par les tenants de l’indépendance, surtout, mais aussi légalité des modalités selon lesquelles l’Union pourrait faire place à une Catalogne indépendante.
Faute de trouver dans le débat médiatique européen le rappel de quelques principes juridiques de bon sens, il n’est pas inutile de faire le point sur une crise inédite.
1. « Catalexit » : l’impossible maintien dans l’Union
Après le Brexit, le Grexit ou le Frexit, la litanie des jeux de mots de plus ou moins bon goût est infinie. A quand le Bayerexit, le Scotexit, le Padanexit ou le Flandrexit ? Pourtant, ces cas de figure n’ont rien à voir avec la volonté d’un Etat membre de quitter l’Union. Bien au contraire, ici, une indépendance éventuelle de la Catalogne s’accompagne de la volonté de demeurer dans l’Union tout en quittant le Royaume d’Espagne, argument décisif au regard de l’opinion publique. Il est donc pour le moins hasardeux de se réclamer d’un précédent étatique pour faire dire au droit de l’Union ce qu’il ne dit pas.
a. Affirmation juridique
C’est l’une des clarifications bienvenues apportées par le traité de Lisbonne que d’avoir réglementé le statut des Etats membres dans l’Union plus précisément que par le passé, qu’il s’agisse de leur entrée, de leur maintien ou de leur départ de l’Union. Portant au paroxysme des doutes parfois partagés dans d’autres Etats membres, la crise liée à la volonté de départ du peuple britannique, exprimée par un référendum organisé dans des voies légales, ne correspond en rien au trouble provoqué par la situation catalane. Elle traduit simplement la position d’un Etat membre au regard de sa situation dans l’Union, ce que les dispositions de l’article 50 TUE prévoient en organisant l’exercice cette faculté de retrait. Celui-ci est expressément lié à un respect des dispositions constitutionnelles de l’Etat concerné (« conformément à ses règles constitutionnelles »), preuve de l’attention du droit primaire de l’Union à cette donnée.
La crise née des prétentions à l’indépendance du gouvernement catalan est d’une autre nature, elle est interne malgré la volonté de l’européaniser. Elle se nourrit de l’espérance que l’indépendance de la Catalogne soit compatible avec le « scénario de la permanence » appelé des vœux de ces gouvernants, faisant le pari du « pragmatisme de l’Union » ou, au pire, celui de procédés alternatifs. Ce point de vue de la Generalitat valorise l’intérêt des autres Etats membres pour une présence de la Catalogne au sein de l’Union mais il néglige sans doute par trop des données objectives comme en témoigne l’article 14 de sa Ley de Transitoriedad juridica.
La doctrine de l’Union semble formée quant à la possibilité d’une composante d’un Etat membre de s’en détacher tout en continuant à bénéficier de son appartenance. Elle est faite à la fois d’éléments du droit positif et de considérations de nature politique. Au premier rang, émarge le fait que l’Union est composée d’Etats membres, lesquels sont les maîtres des traités qu’ils ont adoptés et où ils manifestent expressément le respect par l’Union de leurs fonctions essentielles et « notamment celles qui ont pour objet d’assurer l’intégrité territoriale » selon l’article 4 §2 TUE. Il est donc difficile d’y voir un encouragement à un processus sécessionniste quelconque dans l’un de ces membres, d’autant que l’Union se tient prudemment à l’écart de la question. Le même paragraphe invite l’union à respecter l’identité nationale des Etats « inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale ».
En dehors de l’hypothèse qui verrait l’Etat membre organiser lui-même son démembrement, dans le respect de ses règles constitutionnelles, comme ce fut le cas du territoire du Groenland sans que la qualité étatique y soit attachée, ou bien être l’objet d’un processus de décolonisation conduisant l’ancienne colonie à quitter l’orbite communautaire, comme à propos des territoires de l’Empire français, il n’existe donc pas de point d’appui à la thèse des indépendantistes catalans. Ce que confirme la pratique politique.
A la suite de son prédécesseur en 2004, Manuel Barroso a ainsi eu l’occasion de répondre (JOCE 6 novembre 2013, C 320 E p. 185) à une série de questions écrites concernant l’hypothétique situation de l’Ecosse, en 2013, dans les opérations référendaires que l’on sait. Il l’a fait en des termes dépourvus de toute ambiguïté. Ces questions ne sont pas neutres pour l’exécutif communautaire ni au vu de la composition passée de l’Union ni à la suite de son élargissement, qu’il s’agisse de constater l’éclatement d’un Etat membre ou de voir apparaître un nouvel Etat. Aussi, la Commission a fixé sa position en confirmant explicitement ce que l’on appelle la « doctrine Prodi », à savoir que l’Union est fondée sur des traités ne s’appliquant qu’aux seuls États membres qui les ont approuvés et ratifiés. Dès lors, si une partie du territoire d’un État membre cessait de faire partie de cet État parce qu’il devait devenir un nouvel État indépendant, les traités ne s’appliqueraient plus à ce territoire.
Autrement dit, un nouvel État indépendant deviendrait, du fait de son indépendance, un pays tiers par rapport à l’UE et les traités ne s’appliqueraient plus sur son territoire. Ce qui, à l’inverse d’excès de langage qualifiant cette situation d’expulsion ou de mise à l’écart, consiste simplement à tirer les conséquences d’un état du droit : la nouvelle entité n’ayant ni signé ni ratifié les traités constitutifs ne saurait y être partie.
b. Confirmation politique
L’attitude générale des institutions de l’Union comme des Etats membres converge à l’évidence en ce sens, renvoyant aux institutions espagnoles et à sa Constitution le règlement des difficultés.
La Commission Juncker a ainsi réaffirmé, le 2 octobre 2017, « le point de vue juridique adopté par la présente Commission et par celles qui l’ont précédée. Si un référendum était organisé d’une façon qui serait conforme à la Constitution espagnole, cela signifierait que le territoire qui partirait se retrouverait en dehors de l’Union européenne ». De la même façon, le débat tenu au Parlement européen, sans être suivi d’un vote quelconque, témoigne-t-il bien de la réticence européenne à accréditer un soutien quelconque aux arguments indépendantistes. Manifestement, les propos introductifs du premier vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, considérant que la crise catalane relève avant tout d’une question intérieure appartenant à « ceux qui sont concernés », à savoir les « 46 millions d’Européens que sont les citoyens espagnols », ont été partagés par les présidents de groupe seuls autorisés à intervenir. Quant aux Etats membres, à commencer par le voisin français de la Catalogne, ils renvoient également par solidarité aux autorités nationales le soin de régler la question.
Cette rigueur s’explique aisément. Les membres de l’Union n’ont évidemment pas entendu ouvrir la boite de Pandore de leur intégrité en raison de leur appartenance à l’Union, au prétexte que l’herbe européenne paraîtrait à certaines de leurs composantes plus verte que celle de l’Etat nation. Maîtrisant l’entrée comme la sortie de l’Union par le jeu de l’unanimité et celui de leur solidarité mutuelle face à toute menace, les Etats n’entendent donc pas faire de l’intégration européenne le levier de leur éclatement ou de leur disparition progressive.
C’est la raison pour laquelle, des péripéties bavaroises à celles de l’Ecosse, la question de l’indépendance à partir d’un Etat membre actuel de l’Union est soigneusement verrouillée. Récemment, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a ainsi rappelé pour l’exclure qu’un Land, en l’espèce la Bavière, puisse invoquer un éventuel droit à sécession dans la mesure où les Länder ne sont pas « maîtres de la Loi fondamentale ». Ils existent par la Constitution et n’en disposent donc pas.
D’autant que les fondements d‘une telle invocation demeurent des plus fragiles au regard du droit international positif, les situations relatives à l’autodétermination des peuples colonisés n’ayant guère de points communs avec celle de la Catalogne, malgré les affirmations de la Loi 19/2017 du 6 septembre organisant le référendum d’autodétermination.
c. Justification technique
Qui plus est, le droit de l’Union ne peut faire place à la revendication catalane de son maintien dans le cadre européen, au simple moyen d’une déclaration unilatérale d’indépendance. Pour les raisons exposées plus haut mais aussi et surtout pour une autre beaucoup plus élémentaire : l’Union ne connaît que des Etats, ce que ne sera pas la Catalogne par la seule force de sa volonté unilatérale, quoi qu’en pensent ses gouvernants.
Une déclaration unilatérale d’indépendance n’entraine pas en effet, ipso facto, création d’un Etat souverain, susceptible à ce titre de posséder les attributs exigés d’un Etat membre de l’Union. Il lui faut pour cela être reconnu par ses pairs, exigence renvoyant dans le cas de la Catalogne à l’hostilité vraisemblable d’une bonne part des membres de l’Union, à commencer par celui qu’elle entend quitter, le Royaume d’Espagne. La scène internationale fourmille ainsi de déclarations demeurées lettres mortes.
Sans même évoquer la valeur ajoutée de l’appartenance de la Catalogne actuelle aux autres politiques de l’Union, les mêmes arguments produisent évidemment les mêmes effets pour ce qui concerne sa place dans l’espace de liberté. Ils contrarient bien sûr les aspirations de ses gouvernants à négocier un éventuel statut dérogatoire du type de celui des pays associés à Schengen. On en comprend tout l’enjeu tant du point de vue de l’entraide répressive d’un territoire récemment frappé dans les conditions que l’on sait par le terrorisme que du point de vue de la libre circulation. Celle des marchandises sur l’une des principales voies de passage européennes mais aussi et surtout celle des personnes et de ses citoyens dans un espace qui court le risque de leur être fermé à l’avenir.
Là encore, rien n’est possible sans l’assentiment de l’unanimité des partenaires étatiques au sein de l’Union. A cet égard, le véritable droit de veto détenu par l’Espagne et la solidarité qu’il entraînera de la part d’autres Etats membre, peu désireux d’un effet de contagion, ne laissent augurer aucune espèce de concession. Reste alors à imaginer, après sa sortie, le retour hypothétique d’un Etat reconnu par la communauté internationale.
2. « Catalexit » : l’impossible retour dans l’Union
Devenu un Etat tiers à l’Union, une Catalogne indépendante devrait solliciter son « admission » dans l’Union selon le terme de l’article 49 TUE, là où l’on préfère généralement employer le mot « adhésion ». Envisageant une « adhésion ad hoc » ou « ordinaire », les dirigeants de la Catalogne courent un risque évident de se confronter à la réalité du droit de l’Union européenne. Leur action s’est en effet soustraite au respect des exigences posées par les traités pour admettre un nouvel Etat membre.
a. Respect des valeurs de l’Union
En vertu de l’article 49 du traité sur l’Union européenne, tout « État » européen qui respecte les principes énoncés à l’article 2 du traité sur l’Union européenne peut demander à devenir membre de l’Union.
Remplir l’ensemble de ces conditions, déjà, n’est pas aussi évident qu’il y paraît, outre les difficultés à voir émerger un « Etat » catalan sur la scène internationale. Que cela plaise ou non, c’est bien au regard du droit espagnol et de sa Constitution, adoptée librement par les habitants de Catalogne en 1978, que toute évaluation doit se faire, notamment lorsque ce texte déclare que l’Espagne est indivisible. Là encore, une simple déclaration unilatérale d’indépendance ne saurait suffire à établir ne serait-ce que la recevabilité de la demande catalane, sans revenir sur les propos précédents.
« Le tsunami de démocratie » (Le Monde du 7.09.2017) promis par le président de la Communauté autonome pour répondre au « tsunami des plaintes » est loin d’avoir eu un effet convaincant, bien au contraire. Il est même susceptible de constituer un obstacle non négligeable à un éventuel retour de la Catalogne par la grande porte. Il convient en effet que l’Etat candidat respecte les « valeurs » énumérées à l’article 2 TUE et, là, le bât blesse doublement.
En premier lieu, le caractère illégal de la consultation organisée le 1er octobre 2017 et celui de son déroulement paraissent difficiles à contester en l’état du dossier. Les conditions du vote de la loi catalane par le parlement régional, sa contrariété avec l’ordre juridique espagnol et sa suspension légitime par le Tribunal constitutionnel espagnol constituent des obstacles infranchissables du point de vue du droit de l’Union. Ce que le président du Parlement européen a résumé de façon abrupte en indiquant que toute action contre la Constitution d’un Etat membre allait à l’encontre de l’ordre juridique de l’Union car respecter la primauté du droit et les limites qu’il impose à ceux qui gouvernent n’est pas un choix mais une obligation.
A cela s’ajoute le fait que nombre des arguments évoqués par les tenants de l’indépendance sont également susceptibles de poser les mêmes problèmes au regard des conditions fixées par les traités lorsqu’ils sont ouvertement exprimés dans des discours bavarois, flamands, écossais ou à la Ligue du Nord. L’Union est, en effet, fondée sur la « solidarité » de ses membres qu’elle promeut, en vertu de l’article 3 TUE. Avoir notamment pour motivation d’entrée dans l’Union le souci de ne plus partager cette solidarité avec les composantes de l’Etat que l’on entend quitter suscitera en effet la réflexion à la Commission en charge d’examiner la demande d’admission comme chez les Etats membres l’appréciant … En tout état de cause, elle éclaire ce discours des régions européennes nanties de manière peu engageante.
b. Hostilité d’une Union d’Etats
La recevabilité de la candidature catalane à l’Union passe par une réintégration de son action dans un cadre légal, celui de l’Etat espagnol, à la condition que les compromis nécessaires le permettent. Ce qu’indique la Commission en déclarant qu’il « s’agit d’une question interne à l’Espagne qui doit être réglée dans le respect de l’ordre constitutionnel de ce pays ».
Sans compter qu’à supposer cette demande d’admission recevable techniquement, il faut en passer par les fourches caudines des Etats membres et, en particulier de celui que l’on quitte. En vertu des traités, le Conseil doit accepter cette demande à l’unanimité et elle doit recevoir l’approbation de la majorité du Parlement européen… Là encore le verrou étatique apparaît impossible à faire sauter et la naïveté de l’espérance d’une reconnaissance « tacite ou implicite » exprimée par le Consell Assesor per la Transicio Nacional de la Generalitat de Catalunya surprend.
D’où le sentiment partagé d’une impasse dans laquelle la démarche catalane s’est engouffrée, sans beaucoup de réflexion préalable. C’est un fait, que l’on peut regretter, mais le pari de l’appui sur l’intégration européenne pour se délivrer de l’Etat est un pari perdu d’avance, en l’état de son développement. Admettre, même sur un plan strictement politique, le discours des indépendantistes catalans constituerait un précédent très difficile à imaginer dans une Union européenne taraudée par le doute et l’égoïsme de ses membres. De l’opposition entre grands et petits Etats à celle des riches et des pauvres ou du Nord et du Sud, ou de l’Ouest et de l’Est et des anciens et des nouveaux, tout concourt à refuser d’importer la donnée indépendantiste dans le débat européen, les Etats membres refusant de se contempler dans le miroir que leur tend la crise catalane.
Indifférente quand elle n’est pas hostile à l’autonomie locale, la construction européenne a accepté sans débat que les Etats membres conservent la maîtrise exclusive du cadre de cette construction. Le principe d’autonomie institutionnelle et procédurale a ainsi confié les clés du processus d’intégration à un Etat central parfaitement conscient des risques qu’il présentait pour son unité. Il a donc taillé un modèle communautaire à l’image de cette préoccupation, verrouillant toute possibilité d’émancipation qui ne serait pas négociée et acceptée par l’Etat membre.
Dans un climat plus apaisé, il serait permis d’en débattre. Par exemple pour regretter son impact sur la démocratie locale ou la lecture du principe de subsidiarité qui en découle. Ou alors réfléchir à l’avenir d’une Europe accentuant sa diversité et son éclatement face aux défis de la mondialisation et au besoin d’un bien commun. Car c’est là une question essentielle : au XXI° siècle, le nationalisme des nantis est-il encore un avenir ?